Le Roi Liche
"Salutations, mon vieil ami," dis-je alors qu'il ouvrait la lourde porte. Elle craquait bruyamment. Il ne s'était jamais préoccupé des réparations. Il me regarda de l'ombre, des yeux de feu dans un visage squelettique, des vêtements sombres se fondant dans l'obscurité environnante comme s'il n'y avait aucune différence entre les deux.
"Crossley, mon ami. Entre,” murmura-t-il. Ce chuchotement sec était sa voix depuis des décennies, mais je me souvenais assez bien de son rire copieux d'antan. La porte grinça plus encore, comme si elle me suçait en s'ouvrant. Je mis les pieds sur le seuil, laissant derrière la lumière du soleil.
Sa demeure n'était en réalité qu'une grande salle de pierre. Je la connaissais bien. Je l'avais aidé à la bâtir, creusant & transportant les pierres de son petit terrain, les empilant avec autant de soin que nous pouvions, remplissant les crevasses de mousse. Le foyer de pierre était exactement comme nous l'avions fait des décennies auparavant, avec le même chaudron de fer bouillonnant sur un feu crépitant. Ses deux fauteuils avaient été fabriqués avant. L'un était toujours le sien, l'autre, au moins quand j'étais là, était toujours le mien. Il fit signe de nous asseoir. Je remarquai qu'il portait des gants de laine sombres.
Je pris alors conscience du froid. Il semblait émaner des pierres elles-mêmes, comme si, pourrais-je en supprimer une pour regarder au travers, je me retrouvais à regarder sous l'aisselle glacée de Lucifer lui-même. Pourtant, je savais que ce n'était pas le cas, j'avais moi-même posé ces pierres, mes pieds solidement plantés sur un sol poussiéreux & mon dos cuisant au soleil pendant que je travaillais.
Je passai les chaises pour aller directement près du feu. Sous les flammes & le bois qui les nourrissait, était un lit de braises si chaudes & lumineuses qu'elles blessèrent mes yeux dans la pièce sombre. Je me tins aussi près que possible, cuisant moi-même pendant que nous parlions.
“J'ai le sentiment que tu as déjà choisi ton chemin,” dis-je. Il était difficile de sortir ces mots. Nous savions tous les deux de quoi je parlais. Nos chemins avaient fini par se séparer. Nés dans les jours de l'autre, élevés dans le même village, partageant la plupart des mêmes talents & intérêts, un édit de la nature allait faire de nous des ennemis mortels ou des amis pour la vie. J'ai toujours été reconnaissant que nous soyons devenus les meilleurs amis du monde. Je ne l'aurais pas voulu comme ennemi. Pas une seule fois il avait lâché sa pleine puissance.
“Je n'ai jamais compris ta réticence,” dit-il. “C'est du savoir. Le savoir n'est ni bon ni mauvais. C'est un fait. C'est vrai. & la vérité est la vérité, avec ou sans nous.”
Je hochai la tête. Il avait raison, bien sûr. Nous avions commencé le voyage ensemble, enthousiastes, dangereusement zélés, de jeunes apprentis très brillants chez l'apothicaire local, à approfondir la connaissance des herbes & médicaments. Nous avons bien appris, absorbant tout ce que la dame pouvait nous enseigner. Puis nous nous sommes séparés. Oh, nous avons tous deux gardé intérêt pour la préservation de la vie.
Mais j'ai pris une direction, apprenant à guérir, pratiquant les arts les plus merveilleux avec la plus terrible discipline jusqu'à ce que, finalement, je puisse effacer l'ecchymose d'un membre comme une mère éliminerait la saleté du visage de son enfant. Il ne se préoccupait pas des entorses & des contusions ; il voulait vaincre la mort.
Ce chemin, comme disent les anciens, est des plus dangereux pour nos âmes.
“Il est des choses que les hommes mortels ne sont pas sensés maîtriser, mon vieil ami," dis-je doucement. Je me tins un peu plus droit, & le mouvement fit frotter mon pantalon de laine contre mes cuisses. Il était raide & chaud. Baissant la tête, je vis qu'il commençait à fumer, mais mon visage resta aussi froid qu'un moineau dans une tempête de glace.
“Il y a toujours un prix à payer,” murmura-t-il en riant. “Pourtant, je suis là !”
J'allai m'asseoir dans l'autre chaise.
La laine chaude me brûlait les fesses comme je les serrais contre les coussins de crin.
“Donc tu admets, tu ne cherche pas seulement la connaissance, mais aussi la pratique.”
“Pas la connaissance, pas la pratique. La perfection,” murmura-t-il.
“Regarde-moi !” Lui implorai-je. “Regarde cette salle. Regarde-toi. Tu ne préserve pas la vie, tu la pervertis ! À quand remonte la dernière fois que tu as marché dans l'herbe ? Te rappelles-tu quand nous courions nus au soleil ? Te rappelles-tu quand nous descendions la rue principale du village, agitant les bras pour dire bonjour aux femmes des gros bourgeois & entendant les filles hurler ? Te rappelles-tu nos campements sur la crête, piégeant des lapins & les rôtissant à petit feu sous les étoiles ? & la fois où nous nous sommes perdus pendant trois jours ; quand nous avons finalement retrouvé notre chemin vers la maison & dit : ‘On est de retour!’ ta maman nous regarda sous son fichu rouge & dit : 'Hein ? Quoi ? Vous étiez partis ? Mais alors, qui a surveillé les chèvres ?’” Je pouvais entendre son rire sec, comme des feuilles poussées par un vent d'automne. Même son rire était un murmure. J'étais dans son cœur. Je savais que je l'étais. Je l'avais connu littéralement toute sa vie, & il n'y avait pas une once de mal en lui. Il était juste … ambitieux. & peut-être un peu trop fier.
“Nous n'avons pas toujours été ainsi, n'est-ce pas,” dis-je, nous indiquant tous deux de mes mains. "Nous avons été des garçons plein d'esprit & d'enthousiasme. Il n'y avait rien hors de notre portée tant nous étions audacieux.”
Ses yeux vides brillèrent à la lumière du feu. “Pour l'un de nous, c'est encore vrai.”
“Un de nous ?” Répondis-je hautainement. “Je n'ai jamais été un lâche. Rappelles-toi comme nous serions en concurrence si l'un d'entre nous apportait un défi que l'autre refuserait ?” Il remua dans son fauteuil. Je m'assis un peu plus droit, me rappelant. “Je t'ai défié de chevaucher le taureau de Mrs. Holland. Tu m'as défié d'embrasser la femme du Maire en chemin vers l'église … & elle m'embrassa en retour. Je t'ai défié de t'enterrer dans le tas de fumier, puis de marcher jusqu'à la maison par la rue principale, & les dix années suivantes, tous les gens du village t'ont appelé Sti-(*)”
“NE LE DIS PAS !” Siffla-t-il fort en se remettant debout. Le feu devint vert & haut avec sa rage, & le chaudron de fer craqua & sauta. Les murs de pierre secouèrent, & même avec le feu ardent, la salle devint plus sombre & glaciale. “NE DIS JAMAIS CE NOM ! PAS A MOI. PAS SUR MOI. PAS EN MA PRÉSENCE. NI DERRIÈRE MON DOS, JAMAIS !”
Le changement était terrifiant. Je commençais à soupçonner qu'il ne restait rien de notre vieille amitié d'enfance en lui.
“Okay, okay, je suis désolé,” dis-je aussi gentiment que possible. Le froid glacial se retira, & le feu retomba dans ses charbons ardents. “Je ne voulais pas t'offenser, mon ami. Seulement te rappeler le bon vieux temps, voilà tout. Nous étions des enfants. A présent, nous sommes vieux. Nous avons eu tout le temps d'effacer les blessures.”
“Tu les a effacé. J'ai grandi au-delà. Mais je ne les ai jamais oublié.” Il s'affala dans son fauteuil, bougeant ses doigts osseux tranquillement. Il n'avait pas d'yeux assombris, ni ride sur front, mais son crâne couronné semblait néanmoins façonner une grimace.
À cela, je savais que sa décision était prise.
“Je ne peux donc pas te faire changer d'avis ?”
“Tu devrais y aller, maintenant. Préviens-les si tu veux. Ça ne fera aucune différence.”
Je m'arrêtai un moment à la porte.
“Ce soir ?”
Il ne répondit rien. Il n'avait pas à le faire.
(*) Ndt : "Stinky" = "Le puant"