Réflexions sur le média en temps de confinement

(Par Lucie Hua, élève de la promotion 2019 de la Chaire)

0,10 micron. C’est la taille d’un virion Covid-19 qui, tout petit, bouleverse pourtant aujourd’hui toute la France et rebat les cartes de l’industrie des médias et du digital.

La fulgurance avec laquelle la pandémie a modifié l’industrie créative dans son fonctionnement (chronologie des médias, arrêt de distribution, réorganisation du travail de la production…), et dans son rapport avec le consommateur (besoin accru d’informations et de divertissement, hausse du streaming) interroge actuellement de façon quasi-épistémologique le média en France:

Comment fonctionne-t-il? Quel est son rôle dans notre quotidien et nos imaginaires? Et, réciproquement, qu’attendons-nous des médias?

Si je suis loin de prétendre pouvoir répondre à ces vastes questions, je vous propose, à l’aune de ces deux confinements, quelques pistes de réflexion sur la création médiatique et son avenir. Un premier article se penchera sur le rôle du média dans notre rapport aux autres, tandis que le deuxième questionnera la résilience des médias créatifs en temps de pandémie.

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La Covid a rappelé le rôle central que le média joue dans notre socialisation

Une réflexion sur la nature du média: le média medium

Le média est à la fois un miroir qui réfléchit la société et une fenêtre sur le monde qui rend possible les apprentissages.

En tant que medium, le média n’a pas vocation à abolir les barrières sociales, mais plutôt à mettre en relation les identités et les différences. Conjuguant unité et diversité, le média se révèle à son public à la fois dans son ambivalence (la multitude des contenus les amène souvent à se contredire entre eux), et dans son ambiguïté (les contenus sont eux-mêmes contradictoires). Ainsi, les contenus, dont il permet l’accès, sont évolutifs. Ils se constituent doublement: “en fonction des besoins individuels qui émergent” et de “modèles, qui incitent à une certaine praxis” (Morin, 1962). Contenus, contenants et consommateurs se modifient mutuellement par leurs interactions.

Le média est donc une extension sociale des individus et des groupes, utilisé pour se réunir et débattre. Le confinement a mis en exergue ce caractère: replié sur soi physiquement, nous avons plus que jamais besoin de l’Autre. Le média devient par nature un espace de rendez-vous. Si cela peut sembler évident sur les réseaux sociaux, les médias traditionnels de masse (TV et radio) ne sont pas en reste et personnes esseulées, familles se réunissent encore de façon transgénérationnelle devant le JT de 20h ou l’émission du vendredi soir. Le caractère social du média est également visible sur les plateformes de distribution de contenus (podcasts, SVoD), alors même que la tendance générale est à l’hypersegmentation (les contenus sont proposés de façon personnalisée).

Netflix en est un exemple révélateur. En effet, depuis l’épisode du premier confinement, le catalogue s’est étoffé, et la façon de le consommer s’est trouvée modifiée. L’utilisateur ne consomme plus uniquement les séries de divertissement, seul derrière son écran, mais peut en plus regarder avec ses proches, lors de Netflix Parties, un film de Lynch, Truffaut ou Kieślowski. Ce tournant met en lumière ce qui était observable pour la télévision dans les années 2000: le grand public attend de la diversité dans ses programmes (pas seulement des séries de divertissement, mais aussi des documentaires ou des films d’auteur), car ces contenus sont à la fois socle de discussions et moyens d’en apprendre plus sur le monde.

Ainsi, le média nous donne à voir l’Autre. Mais plus qu’une fenêtre d’observation, il nous permet également d’interagir avec les autres, et, réciproquement, nous nous laissons façonner par autrui. À cet égard, la question de la formation de nos goûts par les médias est intéressante.

Le “portefeuille de goûts » d’un individu peut être expliqué par son origine culturelle et sociale (Bourdieu), mais également être le fruit d’une sédimentation dictée par les rencontres, les changements d’environnements sociaux. On peut penser son étoffement dans une perspective plus utilitariste: un individu formalise son goût pour les jeux-vidéos et les bandes dessinées quand il est jeune, développe sa culture musicale en classique puis en rock punk anglais pour plaire aux êtres aimés pendant son adolescence, se familiarise avec le cinéma d’auteur pour pouvoir tenir une conversation en milieu professionnel…

Par ailleurs, il est important de souligner le rôle éducatif des médias, qui sont des compléments robustes dans la construction culturelle et dans l’apprentissage d’un esprit critique (y compris et malgré les dérives constatées avec les fake news). Une illustration de cet aspect pendant le premier confinement a été la mobilisation de France TV, qui a proposé un magazine quotidien éducatif à destination des plus jeunes. En tout cas, la période de confinement, qui a été un bouleversement profond de nos interactions avec l’environnement social, laissera probablement une trace dans notre sédimentation culturelle.

Le média a donc cette double capacité à forger les groupes sociaux tout en permettant les échanges entre eux. En bref, le média est bien un moyen de sociabilisation.

De plus, alors que l’espace public se confond avec l’espace numérique dans un contexte de confinement (ce qui n’est pas un phénomène nouveau, mais qui s’accentue), ce besoin de sociabilisation est accompagné d’un besoin de représentation.

Être représenté dans les médias créatifs

On attend du média qu’il porte notre parole, à tous. Qu’il représente l’imaginaire de la société, mais aussi sa réalité.

Agnès Jaoui l’a d’ailleurs bien exprimé lors de son discours à l’occasion de la troisième édition des Assises pour l’égalité, la parité et la diversité dans le cinéma et l’audiovisuel du collectif 50/50. À ce titre, la prise en compte de la diversité dans les contenus dépasse la simple quantification du nombre d’acteurs par ethnie (Esteves et Lefait, 2014), genre ou encore handicap mais bien le traitement qualitatif des rapports sociaux intersectionnels que les individus vont construire et entretenir entre eux.

Ainsi, si la pandémie a mis en pause de nouvelles productions, il nous permet néanmoins de faire le bilan sur la représentation de ces identités dans le paysage médiatique actuel. Aujourd’hui, on peut dire qu’elle est loin d’être parfaite dans les équipes de production/distribution ou dans les contenus (le peut-elle?), mais on peut noter la structuration d’une volonté politique globale (création en 2015 d’un poste de haut fonctionnaire en charge de la diversité au sein du Ministère de la Culture, rapports du CSA sur la diversité à la télévision) et éditoriale (dans les séries audiovisuelles, par exemple) de la diversité. On peut aussi saluer la multiplication d’initiatives privées qui ont proposé de plus en plus de contenus “progressistes” sur la déconstruction du genre et de l’identité raciale dans les secteurs audios (podcasts de Binge Audio, Louie Média, Nouvelles écoutes…) permettant l’analyse des normes véhiculées par les médias et dans nos quotidiens.

Enfin, les politiques de diversité ne sauraient être dignes de ses ambitions si elles ne situent pas, au cœur de sa réflexion et de son action, les publics dont elle prétend valoriser les expériences de vie. La perception même de ce qui est raciste dans une émission ou un film – dès lors que le contenu ne tombe pas dans le champ du droit pénal en ce qu’il relèverait de « l’incitation à la haine raciale » – est sujet à débat. Favoriser le dialogue entre ceux qui sont derrière et devant le contenu est un enjeu qui est devenu d’autant plus fondamental en ces temps incertains.

C’est le pari de la websérie Il est temps produite par Arte, dont cet épisode de Tracks ouvre la perspective :