Le cinéma: « une affaire de jeune fille » ?

Par Cindy N’Diaye

En novembre dernier, je découvrais le premier épisode du podcast Une Autre Histoire de Louie Media consacré aux débuts de l’invention des Frères Lumières : le cinématographe. D’abord utilisé pour capturer et reproduire le réel (“des parties de cartes et des voyages”), il est progressivement devenu un outil pour les fictions suite à l’impulsion d’une jeune femme du nom d’Alice Guy. Alors âgée de 22 ans et secrétaire de Léon Gaumont, celle qui devint la première réalisatrice de fictions de l’Histoire, avait d’autres ambitions pour le cinématographe. Pour les réaliser, elle avait dû demander l’autorisation à son patron, qu’elle racontera plus tard de la façon suivante :

“J’ai proposé à Monsieur Gaumont de faire quelques scènes de cinéma. Il m’a dit “oui, c’est une affaire de jeune fille, en effet, vous pouvez essayer, mais à une condition: que votre courrier n’en souffre pas.”

(source : l’épisode 1/6 Comment Alice Guy est devenue la première réalisatrice de l’histoire du podcast Une Autre Histoire)

Si au fil du XX et XXème siècle, l’invention a réussi à se hisser au rang de septième art, la place des femmes, elle, n’est toujours pas évidente. On observe, certes, une évolution favorable des effectifs féminins au sein des productions cinématographiques (voir à ce propos notre dernier article publié la semaine passée), mais de nombreuses professionnelles prennent de plus en plus la parole pour souligner les problèmes existants dans l’industrie… Inégalités salariales et problème de représentations sont les deux grands sujets de notre article.

Fun fact : Hugh Grant gagnait moins que Julia Roberts sur le tournage de Coup de Foudre à Notting Hill (1999) et fait donc figure d’exception dans une industrie où les hommes sont généralement mieux payés, comme l’a montré l’affaire “Sony Leaks”. Comment expliquer, après la fuite de fichiers, qu’un intéressement aux bénéfices n’ait pas été le même pour les 4 acteurs du film American Bluff ? Et que les hommes, Bradley Cooper (deux nominations aux Oscars) et Christian Bale (deux nominations, un Oscar) aient perçu 9% des bénéfices générés par le film, tandis qu’Amy Adams (cinq nominations) et Jennifer Lawrence (trois nominations, un Oscar) n’aient perçu que 7% ? 

Ces différences dépassent les performances individuelles et les récompenses que méritent tout artiste pour sa contribution. Il s’agit de tendances globales qui participent à l’invisibilisation des femmes. La question posée par Keira Knightley lors de son interview avec le magazine Violet: “Où sont les histoires écrites par les femmes ? Où sont les réalisatrices, les scénaristes-femmes ?(source) nous semble toujours d’actualité. A l’écran, comme dans la vie, lorsqu’elles elles sont rendues visibles, elles doivent composer avec quelques stéréotypes. 

On vous en dit plus dans notre enquête : 

1. Problèmes de représentativité et de représentations… Quelles pourraient être les causes ?

L’écart entre les sexes ou “gender gap” renvoie au fait que les femmes soient moins (bien) représentées à l’écran. Elles se retrouvent le plus souvent dans des rôles de second plan, structurés par les clichés associés au genre féminin. Derrière la caméra, elles ont aussi moins de chance d’occuper des postes à haut niveau de responsabilité. Essayons de comprendre pourquoi.

Les personnages féminins si bavards que ça ? 

Les femmes sont moins représentées à l’écran, comme l’a démontré Stacy Smith, chercheuse en sciences sociales qui a dédié sa carrière à l’étude de la place de la femme dans le cinéma. Dans un discours donné lors de la conférence TEDWomen, en octobre 2016, elle nous présente des chiffres sur le temps de présence et de parole de personnages de près de 800 films sortis entre 2007 et 2015. Son équipe et elle ont procédé à la catégorisation des personnages en fonction de leur genre, de leur appartenance ethnique, de leur orientation sexuelle et d’une situation de handicap, pour arriver à la conclusion suivante: sur 35 205 personnages prenant la parole, moins d’1/3 des rôles étaient occupés par des filles ou des femmes. La même équipe a comparé ces résultats avec ceux d’un échantillonnage de films réalisés entre 1946 et 1955, pour finalement observer que la tendance était restée stable en plus d’un demi-siècle.

Stacy Smith nous apprend aussi que le genre cinématographique a peu d’influence sur ce manque de représentation. Que ce soit pour un film d’action ou une comédie romantique, le Center for the Study of Women in Television a montré que les femmes avaient en moyenne 30% de dialogues. Une autre étude, celle du média Polygraph (source), a révélé que seulement 9 films sur 300 donnaient la parole en majorité à des femmes. Et pour poursuivre dans les genres de film ancrés dans nos cultures, certaines productions de Disney telles que Pocahontas ou la Petite Sirène faisaient parler les personnages masculins à 70% (source). Et malgré cela, le public continue de penser que les rôles tenus par des femmes sont les plus bavards (source)…

Or, le temps de présence et de parole à l’écran est l’un des critères qui joue dans la négociation d’un contrat. C’est l’un des premiers facteurs expliquant les inégalités salariales. A expérience similaire, “l’homme a simplement plus de travail, car plus de tournage, car il est (encore) le héros” (source). Si l’on prend la base des jours de tournage, et le cadre d’un film d’action, une femme qui se sera vu proposer moins de scènes pourra observer une différence de 1,8 millions de dollars entre son cachet et celui de son homologue masculin.

Des rôles à leur mesure ?

Vous souvenez-vous avoir vu beaucoup de productions dans lesquelles le rôle principal était tenu par une femme ? Probablement pas, puisque vous trouverez davantage une femme au second plan. D’après l’équipe de Stacy Smith, sur près de 100 films sortis en 2015, seulement 32 impliquaient des rôles principaux féminins, dirigeant ou co-dirigeant l’action

Les personnages féminins ont moins de chance d’influencer une intrigue, tout comme d’occuper des postes à responsabilité. Les femmes sont sous-représentées dans certaines catégories de professions, bien que cela évolue. Les métiers de médecins et d’ingénieurs mettent peu en avant des comédiennes, que l’on retrouve facilement à jouer des maîtresses d’école ou des serveuses.  En ce sens, l’article The High Cost of Hollywood’s Gender Bias du AAUW Outlook magazine nous relaie les chiffres tirés d’une étude menée sur des films grand public sortis entre 2010 et 2013 (source) : 

Et à ceux qui se demanderaient s’il y avait une raison économique à cela, Stacy Smith rappelle dans son discours TEDWomen que des analyses économiques ont nié le lien entre le succès économique d’un film (aux Etats-Unis) et le sexe du personnage principal – ce sont les coûts de production ou de distribution qui jouent sur la rentabilité d’un film.

Le public ne se pose probablement pas la question du sexe du personnage principal lorsqu’il va au cinéma… En revanche, le public a bien des attentes particulières vis-à-vis des rôles féminins, tenant aux stéréotypes de genre et favorables à la création d’un cadre hypersexualisé. En voici la liste :

26% c’est le pourcentage de femmes effectuant des scènes de nu, contre le taux beaucoup plus faible de 9% pour les hommes (source).

Or, les représentations à l’écran ne sont pas anodines et pourraient avoir des effets dévastateurs sur la perception de soi, comme le rappelle Stacy Smith dans son discours au TEDWomen :

“L’exposition à la minceur et l’objectivation peuvent mener à l’insatisfaction corporelle, l’internalisation de l’idéal de minceur et l’auto-objectivation chez certaines spectatrices… Entre ce que nous voyons à l’écran et ce que nous voyons dans le monde, il n’y a pas de correspondance.” 

L’expérience ne profite pas toujours à la négociation du cachet d’une actrice. L’écart de salaire entre un homme et une femme tend à se creuser après un certain âge. En effet, passé 50 ans, une femme peut gagner jusqu’à 4 millions de dollars de moins qu’un acteur de même génération, alors que l’écart entre les sexes est en moyenne d’1 million de dollars entre 18 et 50 ans. En cause ? Les stéréotypes une fois de plus… L’idée que le visage d’un homme âgé “est censé véhiculer une certaine idée de maturité et de caractère, tandis que le visage d’une femme est plus apprécié lorsqu’il est jeune” (source).