La mort de YouTube ?
Par Jules Bonniot
« YouTube va mal », « La fin de ma chaîne YouTube », « Ma chaîne risque de fermer », « La fin de YouTube en Europe »… Il y a deux mois, YouTube connaissait une vague de vidéos alarmistes et alarmantes quant à l’avenir de la grande plateforme : Mastu, TheKAIRI78, Julien Chièze, Frigiel… Même Squeezie et Cyprien y sont allés de leur tweet. La source de leurs préoccupations ? Le fameux Article 13 de la Directive européenne sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique, qui est actuellement en cours de discussion et de finalisation entre les différentes institutions de l’UE. Mais pour quelles raisons cet article cristallise-t-il autant les inquiétudes et les peurs des Youtubeurs, et plus largement des internautes ?
Qu’est-ce que l’Article 13 ?
La Directive européenne sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique a été initialement présentée par la Commission Européenne en 2016. Celle-ci vise à rénover la notion de droit d’auteur à l’heure de la prédominance du numérique et d’internet, car le cadre légal en cette matière datait d’une époque où le Web n’en était qu’à un état très sommaire.
Le sujet a été remis sur la table en Septembre dernier, car le Parlement Européen avait alors voté et accepté une version du texte, ouvrant donc la voie aux négociations finales du trilogue (Parlement Européen, Commission Européenne et Conseil de l’UE) qui devraient aboutir à un texte définitif pour cette directive.
L’Article 13 est intitulé « Utilisation de contenus protégés par des prestataires de services de la société de l’information qui stockent et donnent accès à un grand nombre d’œuvres et d’autres objets protégés chargés par leurs utilisateurs ». Concrètement, quelles sont les implications de cet article ? Essayons d’en décrypter le contenu (version de la commission Européenne publiée en 2016) :
« Les prestataires de services de la société de l’information qui stockent un grand nombre d’œuvres ou d’autres objets protégés chargés par leurs utilisateurs et qui donnent accès à ces œuvres et autres objets [comprendre les hébergeurs ou « fournisseurs d’hébergement » de contenus de type Youtube, Dailymotion, et consorts] prennent, en coopération avec les titulaires de droits, des mesures destinées à assurer le bon fonctionnement des accords conclus avec les titulaires de droits en ce qui concerne l’utilisation de leurs œuvres ou autres objets protégés ou destinées à empêcher la mise à disposition, par leurs services, d’œuvres ou d’autres objets protégés identifiés par les titulaires de droits en coopération avec les prestataires de services. Ces mesures, telles que le recours à des techniques efficaces de reconnaissance des contenus, doivent être appropriées et proportionnées. »
Pour résumer, cet article rappelle qu’il faut veiller à ce que les personnes qui utilisent du contenu protégé par le droit d’auteur en tant qu’élément de leur propre contenu sur internet (par exemple une musique d’un certain artiste en fond sonore de notre vidéo) en aient bien obtenu l’autorisation, c’est-à-dire ont bien payé une licence pour cette utilisation. Mais la grande nouveauté est la réponse à la question suivante qu’apporte le texte : « qui doit veiller à cela ? ». Selon ce texte, ce sont les plateformes qui sont maintenant responsables de veiller à ce que les contenus qu’ils hébergent ne violent par aucun moyen le droit d’auteur.
Précédemment, de par leur statut d’hébergeurs de contenus (ou de « fournisseurs d’hébergement ») et non d’éditeurs, les plateformes n’étaient pas tenues responsables du contenu qu’elles rendaient disponible, mais c’était bien aux éditeurs (Chaines Youtube) que revenaient cette responsabilité. Il était possible de réaliser un filtrage a posteriori, soit lorsque la vidéo en question était signalée par les utilisateurs comme enfreignant le droit d’auteur, ou bien lorsque celle-ci était directement bloquée par ContentID – le système de filtrage automatique de YouTube, qui est cependant assez peu contraignant et n’agit qu’après publication de la vidéo.
Par ailleurs, et sans rentrer outre mesure dans les détails, cette directive permet une mise en place beaucoup plus large et systématique d’accords de licence entre YouTube et les ayants droits (société de gestion collective, majors comme Warner, Universal ou autres, ou même directement les auteurs eux-mêmes) pour l’utilisation – et donc la rémunération – sur la plateforme de leurs contenus.
Ainsi, si l’on veut résumer rapidement la situation, cet article a pour but d’appliquer plus justement aux plateformes et plus largement aux fournisseurs de contenus sur internet la législation du droit d’auteur qui régit déjà les médias plus traditionnels, tels que la télévision, le cinéma, la presse, etc…
Cela représente en effet un réel changement pour YouTube qui est notamment maintenant tenu responsable du contenu qui est publié sur sa plateforme, et qui va devoir donc fournir un effort conséquent de filtrage et de tri pour veiller à ce qu’aucune vidéo litigieuse ne soit disponible.
Pourquoi l’Article 13 ne fait-il pas consensus ?
Il y a néanmoins quelques zones d’ombres et de points contestables dans ce texte et dans ses conséquences, découlant notamment du dernier point que nous avons évoqué : puisque rendues responsables du contenu publié sur leur plateforme, et devant le risque de sanctions financières lourdes, les plateformes telles que YouTube pourraient pratiquer un filtrage par précaution et avant même tout examen approfondi de la situation, et ce pour un nombre très important de vidéos en France et en Europe. Est-ce une atteinte à la liberté d’expression ? La question se pose. Plus encore lorsque la dernière version votée par le Parlement semble se diriger vers un principe de « take down stay down », empêchant toute remise en ligne après blocage d’un contenu pour atteinte aux droits d’auteurs, même illégitime.
Les nuances et la complexité du droit d’auteur risquent également d’être mis à mal par ce fonctionnement de blocage automatisé et systématisé (via une IA pour Youtube qu’est ContentID et dont nous avons parlé tout à l’heure, mais qui devra être cette fois-ci appliquée a priori de la publication de la vidéo) : certaines œuvres pourraient être alors « censurées » alors même qu’elle bénéficient, en France et dans d’autres pays, d’exceptions légales propres au droit d’auteur : exception de caricature, pédagogique, d’actualité, de parodie, de critique, de citation…
Nous pouvons y voir là un risque certain d’appauvrissement de l’offre culturelle sur de telles plateformes, et a fortiori de l’uniformisation des contenus proposés. La question est de savoir si cela est dû au changement trop important et jugé illégitime que souhaite imposer l’UE aux plateformes telles que YouTube, ou bien aux réactions que nous anticipons de la part de celles-ci qui préfèreraient un blocage élargi plutôt que des investissements conséquents dans un système de filtrage plus fin et nuancé ? Un tel système de filtrage est-il même possible ?
#saveyourinternet ou le lobby YouTube
YouTube semble avoir choisi sa réponse aux questions posées ci-dessus, et n’hésite pas à la faire connaître au monde entier. Pour eux, l’article 13 représente la mort d’Internet tel que nous l’avons connu : il faut alors « #saveyourinternet ».
Vous aurez peut-être reconnu le slogan de la grande campagne qu’a lancé YouTube contre l’article 13. Celle-ci s’est traduite par des efforts de lobbying extrêmement intensifs, mobilisant de nombreuses ressources tel que nous allons le voir, mais tombant parfois dans la désinformation et dans le sensationnalisme.
Ainsi, autour de novembre dernier, c’est une levée de bouclier sans concession qui nous est donnée à voir de manière omniprésente dans les différents médias, et qui perdure à travers les mois. Susan Wojcicki, la PDG de YouTube, publie une tribune dans le Financial Times où elle appelle à l’abandon de l’article 13 faute de quoi « les résidents de l’UE risquent de se voir couper l’accès à certaines vidéos ».
YouTube diffuse également sur sa plateforme, mais également sur d’autres réseaux sociaux comme Facebook ou Instagram, une publicité laissant entendre que son service pourrait disparaître si l’article 13 venait à être adopté (« Imaginez que vous ne puissiez plus voir les vidéos que vous aimez »).