Karol Pila

Après de longs mois passés seul dans le ghetto de Bedzin, en Pologne, Karol Pila, qui a perdu toute sa famille, arrive à Auschwitz-Birkenau en janvier 1944. Il est âgé de 12 ans.

Propos recueillis par François Guillaume Lorrain
Le Point - Publié le 02/07/2012
 

L'enfant d'Auschwitz


"Ma mère était désolée : je ne peux plus rien pour vous. J'ai été catastrophé d'entendre cette phrase. Nous avions été raflés et emmenés dans le stade de notre ville, à Benjin, en Pologne. J'avais 11 ans. Nous étions tous là, mes deux frères, mes deux sœurs, à l'exception de mon père, qui avait déjà été raflé à son travail. J'étais catastrophé et en même temps, j'ai ressenti toute la noblesse qu'il y avait dans cette phrase. Peu après, elle nous demandait de partir, coûte que coûte, de nous enfuir, dès qu'on pourrait. Le stade était très bien gardé. Mais un soldat a tourné la tête pour allumer une cigarette et j'en ai profité. J'ai tiré le bras de ma sœur aînée et on s'est sauvé.

Pour survivre, j'ai vendu des bonbons, porté des seaux d'eau, ciré des chaussures. On ne pouvait pas retourner dans notre maison, les Allemands la surveillaient et nous tiraient dessus. Ma sœur avait moins conscience du danger que moi et elle est tombée dans une autre rafle. J'étais tout seul, responsable de moi, avec ma solitude d'enfant, l'antisémitisme des Polonais et des nazis. Je n'avais plus qu'une chose en tête : honorer la parole de ma mère. Me sauver. Survivre. Je suis resté plusieurs jours à vivre dans un tonneau que j'avais trouvé dans un jardin. Je me suis coiffé de ce tonneau. Tant que les rafles ont duré, je ne me déplaçais que la nuit. Je volais. J'ai fait de la prison. Je suis allé voir des Polonais qui devaient de l'argent à mon père. Je leur ai demandé qu'ils me donnent un bout de pain, mais ils m'ont chassé : fous le camp, sinon, on lâche le chien et on te dénonce. Je devais porter l'étoile jaune, mais je ne supportais pas, alors, je la cachais. J'en voulais au monde entier. Tout cela, simplement parce que j'étais juif. Une bande de voyous polonais me traquaient, ils voulaient me prendre mon argent. J'ai préféré me rendre aux Allemands, qui m'ont mis dans le ghetto. C'était au milieu de l'année 43.

J'ai réussi à amadouer le commandant du ghetto. Normalement, les enfants ne pouvaient pas y rester, ils étaient évacués les premiers, mais l'officier m'a pris en affection et j'ai obtenu un poste de cireur de bottes. J'étais une sorte de lad. La force de vivre était innée en moi, à chaque fois, je voulais déjouer les Allemands, je mettais le maximum de chances de mon côté, pour partir le plus tard possible du ghetto. Quand l'officier a été muté, il a voulu m'emmener avec lui, mais je ne voulais pas confier ma vie à un SS. En ne le suivant pas, je me doutais bien que je serais déporté. Il me l'a d'ailleurs dit : là où tu vas, tu sais, on n'en revient pas. Je l'ai enregistré, mais j'ai choisi de partir avec tout le monde. Je suis parti dans les derniers. J'ai choisi par instinct, je n'avais pas le temps de réfléchir. J'étais constamment à l'affût, sur le qui-vive, mais j'avais l'impression d'avoir été entraîné à cela. Le ghetto a été mon apprentissage pour survivre à Auschwitz.

"Je ne voulais pas être juif. Non parce que j'avais honte, mais pour ne pas être tué."
J'ai vu tout de suite les camions au bout, avec les SS qui sélectionnaient les enfants et les vieillards. Dans le ghetto, j'avais appris certaines choses sur Auschwitz. Par exemple, que les enfants et les vieillards ne rendaient pas service. A l'entrée du camp, j'avais aussi vu l'inscription " Arbeit macht frei ". Le travail rend libre. Je voulais travailler pour être libre. Les 200, 300 mètres qui me séparaient du train du bout de la rampe ont été les plus douloureux de ma vie. Est-ce que j'allais réussir à passer avec les adultes ? J'avais 12 ans et j'étais tout petit. Mais là, je voulais être grand, grand, grand. Je levais les yeux au ciel, mais rien là-haut ne me venait en aide, Dieu n'était pas présent. Pourquoi on me laisse comme ça ? Je pensais à la noble phrase de ma mère, qui m'avait dit, à Bedzin, avant de me demander de me sauver : "Je ne peux plus rien pour vous." Je hurlais pour me motiver à vivre, car, au bout, je savais qu'il y avait la mort.

Je ne voulais pas être juif. Non parce que j'avais honte, mais pour ne pas être tué. J'ai voulu prendre un fil, pour attacher mon prépuce, pour montrer que je n'étais pas juif. Mais je n'y suis pas arrivé. Il ne me restait que les paroles, il fallait que j'arrive à les convaincre en paroles de me laisser travailler. Je n'étais pas grand, mais je voulais désarmer les Allemands, faire en sorte qu'ils aient un cœur, qu'ils aient pitié. Mais on m'a jeté sur un camion. Je ne l'ai pas admis. Je ne voulais pas l'admettre, je ne voulais pas me transformer en cendres. J'avais de la force en moi, de la puissance, j'ai sauté du camion, j'ai bousculé tout le monde et je suis allé voir l'officier. "Je veux travailler, je lui ai dit, mettez-moi avec les adultes." Je parlais le yiddish, que j'essayais de germaniser, pour bien parler leur langue. Mais il m'a remis sur le camion. Avec plus de rage encore, j'ai ressauté du camion. J'ai eu plus de mal, car il y avait plus de monde. Je suis allé le revoir et je lui ai répété que je voulais travailler. Alors il m'a jeté dans l'ambulance, dans laquelle se trouvait du gaz, tout était fermé, j'ai défoncé la vitre avec mon crâne et j'ai sauté. Quand l'officier m'a vu en sang, il m'a dit : "Allez, c'est bon, va avec les adultes."

J'avais passé l'épreuve. J'avais le droit de vivre à Auschwitz. A partir de ce moment-là, je me suis dit : je veux sortir de là, je ne veux pas laisser ma vie à Auschwitz. Mais on m'a déshabillé, on m'a épouillé et on m'a tatoué comme une bête. Chaque piqûre m'a fait pleurer. On me diminuait, je ne pouvais pas l'accepter. Mais je me disais : lutte, lutte, pour être digne, pour tes parents, pour ta famille, qui ne peut plus lutter.

J'ose le dire, j'étais le plus jeune enfant à Auschwitz. En résistant ainsi à mon arrivée, j'avais obtenu le respect des Allemands. Je suis devenu coursier. J'ai eu droit au port de cheveux. On m'a confectionné un habit bleu marine, sur mesure, qui, paraît-il, m'allait très bien. J'avais une petite allure qu'ils aimaient bien, je n'avais pas le type juif, je leur rappelais peut-être leur enfant. Aux déportés aussi, je renvoyais une bonne image. Ma tâche était de les faire marcher matin et soir au pas cadencé. "Links, zwei, drei, vier, links..." Je réglais l'entrée et la sortie du camp. Ils me jetaient des regards d'amour.

Pour les SS, j'étais un jouet vivant. Je ne comprends pas d'où leur venait ce sadisme. Un SS me mettait une boîte de conserve sur la tête, il s'amusait à tirer. Il m'a dit un jour : "Tu veux que je tire plus bas ?" Je lui ai répondu : "Si ça vous amuse de tirer sur un enfant désarmé, ne vous gênez pas, personne ne me pleurera, mais le remords ne vous quittera jamais." Il a rangé son arme et je l'ai vu s'éloigner en pleurant. Je ne sais pas comment j'ai fait.

Il y avait aussi deux SS qui me soulevaient par les oreilles. Chacun me prenait par une oreille, je hurlais de douleur, ils jouissaient de me voir souffrir. Après, ils m'ont jeté dans le grand réservoir d'eau qui était la piscine d'Auschwitz : c'était une piscine pour le folklore, pas pour la baignade. Je ne savais pas nager et ils le savaient. Ils m'ont balancé le plus loin possible dans l'eau, je suis revenu, épuisé, jusqu'au bord. Ils l'ont fait trois fois. Au moment où j'allais m'évanouir, ils ont été appelés ailleurs et ils m'ont abandonné. Il y avait aussi l'officier de cuisine qui me plongeait la tête dans un gros bac d'eau. Puis il me lâchait, et quand je me relevais, j'allais me fracasser la tête contre les robinets. Ils m'ont fait aussi participer à des combats de boxe avec d'autres déportés : évidemment, contre des plus grands que moi, ils étaient tous plus grands.

Éternité
Je n'avais pas le droit à la moindre faiblesse. Il fallait se lever à 4 heures du matin, attendre des heures dans le froid. Je hurlais de froid, de faim, de solitude. Le temps était interminable. Auschwitz a été pour moi l'éternité. Aujourd'hui, je me demande ce qui me rattachait à la vie. Peut-être cette fumée qui sortait par les cheminées. L'odeur de chair brûlée me rappelait sans cesse ce qui m'attendait. Non, je ne passerai pas par-là, je me répétais. Je pensais à l'après, je voulais avoir une belle vie, une très belle vie, après Auschwitz, ce n'est pas possible d'avoir une vie médiocre.

J'étais un enfant par l'âge, mais je ne pouvais pas être enfant, je ne pouvais plus l'être. Je ne me considérais pas comme un enfant, je voulais devenir adulte, personne ne me prenait au sérieux, je voulais avoir mon mot à dire, j'aurais tellement voulu agir, être armé, avoir une armée. Je ne comprenais pas pourquoi le monde laissait faire de tels actes. N'avoir personne qui vous écoute, il n'y a pas pire souffrance. Mais je m'étais blindé. La douleur endurcit. La douleur vieillit. Parfois, je me croyais plus adulte et je prenais les adultes pour des enfants. J'aidais les déportés. J'avais plaisir à les aider. Quand ils étaient punis et qu'on les mettait à 50 centimètres des barbelés, je les reculais. On me demandait de les gifler pour qu'ils tombent contre les barbelés, mais je faisais semblant. Si je les giflais, ils pouvaient tomber et ils mouraient. Eux aussi, ils m'aidaient. Ils me soutenaient avec leurs regards. Quand ils me voyaient, ils perdaient leurs yeux égarés. J'étais un exemple pour eux. Si j'y arrivais avec mes 12 ans, alors eux aussi pouvaient y arriver. C'était pareil, plus tard, lors des marches de la mort. Je disais parfois : "Si je peux marcher, marchez !" C'était facile à dire, bien sûr. Certains n'en pouvaient plus, ils ne pouvaient plus bouger et les Allemands venaient les achever.

Un jour, à Auschwitz, j'ai réussi à avoir un petit kilo de sucre. C'était énorme, là-bas. Il ne m'a pas porté chance, ce sucre. D'habitude, je ne ¬stockais rien, le frigidaire, c'était mon ventre, mais que faire avec ce kilo de sucre ? J'en ai mangé un tout petit peu, mais un jour, il y a eu des fouilles et un SS a trouvé le paquet sous mon châlit. "Qu'est-ce qu'il y a dans le sucre ?", m'a-t-il demandé. Je n'en savais rien. J'ai reçu vingt-cinq coups de bâton. Il a arrêté quand le bâton s'est cassé. Puis il a déchiré le paquet : il y avait une montre. Je ne l'avais même pas vue. J'ai mis plusieurs jours à m'en remettre. Mais ma force, c'était de cacher mes faiblesses, mes douleurs, mes plaies.

La sélection se faisait au quotidien. On n'avait pas le droit d'être malade. Mais un matin, j'avais 40 de fièvre. Si je me présentais à la sélection, je n'échappais pas à la chambre à gaz. Je suis parti me cacher dans les latrines, je me suis enfoui sous les excréments, pour qu'on ne me trouve pas. Puis je suis revenu au bloc pour la journée. J'ai eu aussi des poux. Les poux, c'était la mort assurée, car je fréquentais des SS. Il y avait un endroit à l'extérieur de la baraque où l'on pouvait se faire épouiller. J'ai réussi à persuader un kapo et un SS de venir me chercher le soir pour m'y emmener avec l'infirmier Désiré Hafner. Quelques adultes m'ont aidé à survivre : Hafner, qui avait un médicament contre le typhus. Simon Gutman, qui était à la cuisine, et qui m'a donné à manger. Les frères Klinger...

Le transfert à Mauthausen a été comme un soulagement. J'étais resté un an à Auschwitz. Je recommençais à bouger. Je sentais mon corps vibrer. A Mauthausen aussi, j'ai travaillé. C'était mon obsession, les convaincre que je pouvais rendre service. "Je suis petit, mais je veux travailler." J'étais garçon de peine, je lavais les baraques, je balayais.

Mascotte
Puis j'ai été au camp de Melk, qui a été libéré par les Américains. Ils proposaient aux déportés de se venger, de tuer des SS. On m'en a amené un, mais je ne suis pas revanchard, je ne pouvais pas tuer. Je parle pour que cette violence ne se reproduise pas. A Melk, un sergent américain, le sergent Masur, m'a pris sous son aile. J'avais toujours un ange qui me suivait, un homme prêt à m'aider, mais je provoquais ma chance, je la devançais par mes paroles. C'était ma seule défense. Masur m'a offert du chocolat, je n'en avais jamais vu. Je ne croyais pas à son aide. J'étais tellement méfiant. Mais il voulait m'adopter.

Je suis devenu la mascotte du régiment, ils m'ont fait un petit uniforme américain, ils m'ont appris un peu d'anglais. Puis le sergent Masur m'a emmené jusqu'au Havre, c'est comme cela que je suis arrivé en France. Pour prendre un bateau en direction de l'Amérique. Mais au Havre, ils ne l'ont pas laissé partir avec moi. Il y avait les quotas, des papiers à remplir aux Etats-Unis. Il m'a promis de m'envoyer ces papiers. Je les attends toujours. C'était une énorme déception. J'avais trouvé un sauveur et ce sauveur avait disparu. L' Armée du Salut du Havre m'a conduit à Paris, à l'OSE (Oeuvre de secours aux enfants, NDLR), une institution juive où l'on m'a pris en main. Mme Mazour, directrice de l'OSE, m'a expliqué qu'on allait me placer dans un home d'enfants juifs. Je me suis mis à hurler : "Vous rassemblez les enfants pour les tuer, comme les nazis !" J'avais peur de tout. Je n'avais plus confiance en l'homme. Dans ce foyer, je me suis senti enfermé. J'ai tout cassé. Je mettais les autres en danger. Finalement, un ingénieur Supélec, qui ne pouvait pas avoir d'enfant, M. Baringoltz, a voulu m'adopter. Mais avec sa femme, qui ne voulait pas vraiment de moi, ils ne souhaitaient me prendre que le jeudi et pour les vacances. J'ai dit : "On me prend ou on ne me prend pas."

Quand je suis arrivé chez eux, leur chien, Bobby, m'a tout de suite fait la fête. Mme Baringoltz n'aimait pas les enfants, mais si le chien voulait de moi, alors elle voulait bien de moi, car elle aimait beaucoup son chien.

A 14 ans, j'ai donc appris le français. Mais je m'ennuyais terriblement. Cette fois, j'étais avec des plus petits que moi. Je ne parlais pas d'Auschwitz, sinon à l'assistante de l'OSE, Mme Claude Lévy, que je voyais parfois. J'ai tout occulté. Je ne voulais pas rater la sortie. Je ne voulais pas que la vie de camp continue. Mais pendant quinze ans, j'ai eu de terribles cauchemars. J'ai rencontré récemment M. Marcel Szuc qui avait été avec moi au home d'enfants : il se souvenait de mes cauchemars qui réveillaient tout le monde. Ce que je raconte, c'est le peu dont je me souviens.

Je n'ai pas parlé pendant près de cinquante ans. Au début, on ne m'écoutait pas. On ne voulait pas m'entendre. Quand mon fils a eu une vingtaine d'années, il a fait une dépression. Il est allé voir un psy, qui lui a expliqué que ses problèmes venaient de mon silence, de son impossibilité à connaître ses racines. Il en a parlé à sa mère, qui est venu plaider sa cause : "J'aime beaucoup notre fils, lui ai-je répondu, mais lui parler de mon passé m'est impossible." Quelques mois plus tard, alors que nous étions dans le Sud, une voisine, au bord de la piscine, a désigné mon tatouage en me demandant ce dont il s'agissait. Si elle l'ignorait, je n'allais certainement pas le lui dire. Mais un homme avait entendu notre conversation. Il était assis derrière nous et il est venu vers moi. Il avait traduit, en allemand, plus de mille témoignages de déportés pour Serge Klarsfeld mais jamais celui d'un enfant. Nous nous sommes éloignés et il a commencé à me poser quelques questions auxquelles j'ai répondu. Je n'en ai pas parlé à ma femme. Mais, de retour à Paris, j'ai dit à mon épouse : "Je ne peux pas parler directement de mon enfance à notre fils, toutefois, je peux te parler à toi, alors si tu le veux bien, prends des notes et donne-les-lui", ce que nous avons fait le 14 août 1995 pendant dix heures, sans interruption.

En sortant des camps, je me suis posé la question : pourquoi, pour qui ai-je lutté ? Pour vivre ? Mais je suis seul au monde ! J'en voulais au monde entier. Maintenant, je sais : ma vie d'adulte me comble. Je suis marié depuis cinquante et un ans. Nous avons eu un fils, marié et père de trois petites filles. Être grand-père est pour moi un ¬immense cadeau de la vie, lorsque j'y réfléchis, je crois rêver éveillé ! La boucle est bouclée. La famille Pila vivra, la descendance est assurée.