Pierre Laval et les enfants juifs

1942 : plus de six mille enfants juifs sont déportés à Auschwitz.
A l’origine de cette décision, Pierre Laval. Vichy veut se débarrasser d’« orphelins » inutiles et gênants dont les parents ont, déjà, pris le chemin des camps de la mort.

Parmi toutes les péripéties de l’Holocauste, il en est peu qui soient plus horrifiantes, et moins bien comprises aujourd’hui, que le meurtre par les nazis de plus d’un million d’enfants juifs. A travers toute l’Europe, et pas seulement dans l’immense charnier qu’était devenu l’est du continent, les autorités allemandes firent la chasse aux victimes les plus innocentes qui se puissent concevoir, et dont plusieurs centaines de milliers devaient faire le terrible voyage vers les usines de mort du territoire polonais. Mais même en cette circonstance, dans ce qui, sans aucun doute, constitue le crime le plus révoltant de l’hitlérisme, il s’est trouvé partout des complices pour lui prêter main forte.

Ainsi en France. Non qu’il y ait eu volonté délibérée du gouvernement français de livrer les enfants à leur bourreau. Ni, comme on le prétend souvent, soumission à contrecœur à des pressions allemandes devenues irrésistibles. C’est d’autre chose qu’il s’agit : un nombre important de Français s’étant trouvés confrontés à des problèmes complexes ont choisi, comme il arrive souvent, la voie de la facilité. Ce faisant, ils ne se sont pas laissé fléchir par la plus effroyable des souffrances humaines qu’ils aient contribué à infliger : l’angoisse d’un enfant. Plus que toute autre chose, la politique de Vichy à l’égard des enfants juifs montre comment des responsables ont pu dresser un mur entre eux et la réalité, se retrancher dans la routine, se bercer d’illusions quant à leur propre rectitude, ignorant souvent, aujourd’hui encore, de quel crime monstrueux ils se sont rendus complices.

L’été et l’automne 1942 vont voir la déportation à Auschwitz de plus de 42 500 Juifs de France, dont une poignée seulement survivront aux chambres à gaz* qui les attendent en Pologne. Parmi ces victimes, un peu plus de 1 000 enfants de moins de six ans, 2 557 âgés de six à douze ans, et 2 464 âgés de treize à dix-sept ans. Plus de 6 000 enfants pour la seule année 19421. Comment a-t-on pu en arriver là ?

Il n’avait pas été fait mention des enfants par les nazis, même entre eux. C’est ainsi que dans sa note du 15 juin 1942, le responsable SS* des affaires juives en France, Theodor Dannecker, les exclut provisoirement de la déportation de manière explicite : « La condition essentielle est que les Juifs des deux sexes soient âgés de seize à quarante ans. 10 % de Juifs inaptes au travail pourront être compris dans ces convois. » A la surprise des Allemands, ce sont les Français qui les premiers proposent que les enfants juifs soient inclus dans les trains de la déportation. Le 6 juillet, Dannecker adresse à Berlin une note qui donne le frisson : « Le président Laval a proposé, lors de la déportation des familles juives de la zone non occupée, d’y comprendre également les enfants âgés de moins de seize ans. La question des enfants juifs restant en zone occupée ne l’intéresse pas. » Berlin va-t-il accepter ? Le 20 juillet, Eichmann téléphone sa réponse : les enfants peuvent être déportés, de même que les personnes âgées.

Pour les enfants juifs, le martyre avait commencé plusieurs semaines avant. Au cours des rafles organisées contre les Juifs en juillet 1942, ils avaient été arrêtés avec leurs parents, pour être finalement conduits dans l’énorme camp sous administration française de Drancy, dans la banlieue nord-est de Paris. Au bout de quelques jours seulement, certains parents avaient été embarqués dans les trains de déportés. Quelque 4 000 enfants âgés de deux à douze ans ont été internés à Drancy à la suite de la rafle du Vel d’Hiv’ des 16 et 17 juillet 1942 ; ils sont arrivés seuls, sans leurs parents. D’autres devaient suivre, à mesure que se poursuivait l’arrestation des Juifs dans toute la France. En août, Drancy et les autres camps, situés dans le Loiret, voient arriver une bonne partie des enfants de la zone non occupée dont les parents ont déjà été transférés au Nord pour être déportés.

Dès le début, ces enfants ont eu à subir des souffrances indicibles. Rien n’a été prévu pour eux. Georges Wellers a décrit quelques-unes des conséquences. « Les enfants se trouvaient par 100 dans les chambrées. On leur mettait des seaux hygiéniques sur le palier, puisque nombre d’entre eux ne pouvaient descendre le long et incommode escalier pour aller aux cabinets. Les petits, incapables d’aller tout seuls, attendaient avec désespoir l’aide d’une femme volontaire ou d’un autre enfant. C’était l’époque de la soupe aux choux à Drancy. Cette soupe n’était pas mauvaise, mais nullement adaptée aux estomacs enfantins. Très rapidement, tous les enfants souffrirent d’une terrible diarrhée. Ils salissaient leurs vêtements, ils salissaient les matelas sur lesquels ils passaient jour et nuit. Faute de savon, on rinçait le linge sale à l’eau froide et l’enfant, presque nu, attendait que son linge fût séché. Quelques heures après un nouvel accident, tout était à recommencer. [...] Chaque nuit, de l’autre côté du camp, on entendait sans interruption les pleurs des enfants désespérés et, de temps en temps, les appels et les cris aigus des enfants qui ne se possédaient plus. »

Les détenus qui s’occupaient d’eux étaient bouleversés de les voir si amaigris et couverts de crasse et de plaies. On installa des douches, mais les responsables du camp ne fournirent que quatre serviettes de toilette par groupe de 1 000 enfants. La plupart, après des jours ou des semaines passés dans divers camps, étaient en haillons ; beaucoup avaient perdu leurs chaussures. Pour leur redonner courage, des volontaires leur disaient qu’ils retrouveraient bientôt leurs parents...

Rapidement, les enfants vont être regroupés et ajoutés aux convois quittant Drancy plusieurs fois par semaine « pour une destination inconnue ». Durant le mois de juillet, les trains de déportés comprennent de nombreux adolescents ; en août et septembre sont emmenés également des enfants plus jeunes - y compris même des nouveau-nés. Finalement, les convois à destination d’Auschwitz emportent des centaines d’enfants, lesquels constituent souvent le gros des déportés. Le voyage s’effectue dans des wagons de marchandises plombés, transportant chacun entre 40 et 60 enfants, plus une poignée d’adultes. La participation allemande à l’arrestation des enfants semble avoir été nulle et certains indices permettent même d’affirmer que les nazis désapprouvaient l’affaire. Ce sont les Français qui ont pris l’initiative de rafler les enfants et de les expédier à Drancy, et c’est le chef de la police française en zone occupée, Jean Leguay, qui les a affectés aux divers convois en partance pour Auschwitz ; les Allemands ont établi le calendrier, mais c’est la police française, en accord avec les SS, qui décide de la composition des convois.

Une décision bureaucratique
Qu’est-ce qui peut expliquer l’attitude de Vichy ? De la police, qui a demandé si instamment la déportation des enfants avant même que les Allemands en aient fait le projet ? Peut-être y a-t-il une explication dans le fait que l’inclusion des enfants aidait Vichy à remplir les quotas de déportation imposés par les Allemands, en retardant l’expulsion des Juifs nés en France par la livraison de milliers d’enfants de Juifs étrangers dont beaucoup, cependant, étaient eux-mêmes français. Berlin avait décidé en juin 1942 que 100 000 Juifs devaient être déportés de France dans un premier temps, dont la moitié en provenance de la zone non occupée. Le 3 juillet, le cabinet français donne son accord de principe pour la déportation des Juifs apatrides, mais ceux-ci ne suffisent guère à eux seuls pour remplir les quotas. De fortes pressions dans ce sens sont exercées sur Laval, et l’offre qu’il fait à Dannecker d’inclure les enfants - formulée selon toute vraisemblance dans la soirée du 4 juillet - n’a peut-être pour but que d’accroître le nombre total des « déportables ».

Joseph Billig, pour sa part, voit dans cette décision une illustration de la bureaucratie vichyssoise3 : « Le terrifiant esprit d’inertie au sommet des organismes responsables de toutes sortes ; les autorités se dérobant du côté français devant la perspective d’un sauvetage parce qu’il promettait de déranger la routine administrative. Laval a soutenu cette tendance. »

En définitive, nous dit cette thèse, il était tout simplement plus facile de se débarrasser des enfants que de prendre les dispositions nécessaires à leur entretien en France.

Les deux interprétations sont plausibles, mais les preuves nous manquent pour trancher cette question. L’explication la plus satisfaisante est que les enfants posaient d’énormes problèmes pratiques que Vichy n’avait tout simplement pas le courage d’affronter. En cet été 1942, la police participait depuis un certain temps déjà à l’application de plus en plus dégradante des mesures prises contre les enfants : port de l’étoile jaune dans la zone nord, limitation des déplacements, exclusion des lieux publics jardins publics, piscines, musées, etc. En déportant les parents seulement, on risquait de créer des difficultés encore plus grandes. Que faire des enfants ? Pour les fonctionnaires concernés, déporter les enfants en même temps que leurs parents paraissait sans doute la solution la plus simple. Darquier de Pellepoix, qui au début s’était montré favorable au placement des enfants dans des foyers, se prononçait maintenant pour la déportation.

Politiquement aussi, ces enfants sont encombrants. Les protestations internationales parviennent presque immédiatement à Pétain et à Laval, et continuent à s’exprimer par toutes sortes de voies. Le gouvernement canadien manifeste son inquiétude pour les enfants arrêtés, proposant d’en accueillir 250 ; Rafael Trujillo, le dictateur de la République dominicaine, offre d’en héberger 3 500. Même Mme Laval est l’objet de démarches, par l’intermédiaire de la femme de l’ambassadeur de France en Espagne, qui elle-même a fait l’objet d’une demande de la part d’une organisation de secours américaine. En France, le martyre infligé aux enfants a contribué à renforcer l’opposition à l’antisémitisme de Vichy, laquelle se manifeste pour la première fois publiquement. Malgré la démission manifeste du Vatican, toutes sortes de groupes chrétiens ont attaqué Vichy sur ce point, de même que les communistes et bien d’autres organisations de résistance.

Des enfants encombrants
Se posant en grand protecteur de la famille, le régime de Vichy était particulièrement vulnérable à l’accusation selon laquelle il arrachait les enfants à leurs parents. D’ailleurs, la seule mention d’une telle idée valait immanquablement à son auteur une enquête menaçante des agents de la police spéciale antijuive. Sans doute Laval a-t-il calculé que la déportation des enfants avec leurs parents épargnerait à son gouvernement les attaques angoissées et allégerait en partie la pression qui s’exerçait de l’extérieur. Chose incroyable, il semble avoir cru que déporter les enfants à Auschwitz améliorerait son image de marque. Voici en tout cas le communiqué publié par l’Agence télégraphique juive le 14 septembre 1942 :
« Selon la radio de Paris, M. Laval a annoncé vendredi dernier, lors d’une conférence de presse, que le gouvernement de Vichy est disposé à faire une concession en ce qui concerne la déportation des enfants juifs. Ceux-ci, au lieu d’être séparés de leurs parents, seront dorénavant déportés en même temps qu’eux. Il a toutefois ajouté : « Personne ni rien ne pourra nous dissuader de mener à bien la politique qui consiste à purger la France des éléments indésirables, sans nationalité. » »

Derrière la déclaration se cache le cynisme habituel de Laval : en effet, le chef du gouvernement français avait entendu rapporter de plusieurs sources au cours de l’été le sort horrible qui attendait les Juifs s’ils survivaient au voyage à destination de la Pologne. A cela s’ajoute une certaine dose de crédulité, d’illusion administrée à soi-même. Laval, comme beaucoup d’autres, était devenu la victime de sa propre dissimulation : s’il pensait que la décision qu’il avait prise de déporter les enfants apparaîtrait comme une « concession », c’était parce qu’il s’était coupé de la réalité, obnubilant non seulement son sens moral, mais aussi sa perception de la façon dont réagiraient les autres. Une fois admise l’idée que la conséquence logique de sa politique était la déportation des jeunes enfants, il ne pouvait plus voir d’autre solution, ne voulait plus entendre ni critiques ni doléances. Têtu, insensible, brutal, Laval ne croyait qu’en lui-même.

Les autres lui ont emboîté le pas et c’est précisément en cela que réside la différence fondamentale entre l’antisémitisme nazi et celui de Vichy. La haine que les Allemands vouaient aux Juifs reposait sur une théorie raciste, selon laquelle les enfants représentaient pour l’Ordre nouveau une menace au moins aussi sérieuse que leurs parents. La plupart des responsables de Vichy, pour leur part, ne croyaient pas à une guerre totale contre les Juifs. Ce n’est ni le fanatisme ni la haine qui ont lancé l’appareil de l’État français contre les enfants juifs, c’est tout bêtement l’indifférence. S’étant accoutumés à considérer les Juifs comme des parias, s’étant peu à peu accommodés du discours prônant leur exclusion, les hommes de Vichy ont fini par traiter les personnes comme de simples objets. Deux ans de Révolution nationale avaient endormi bien des consciences. Certaines, d’ailleurs, à l’heure qu’il est, dorment encore.

Sans doute ce jugement paraîtra-t-il à certains moins sévère que la thèse selon laquelle Vichy aurait pris la résolution sanguinaire de détruire des vies humaines. Bien au contraire, cependant, il montre à quelles extrémités peut conduire l’insensibilité, et à quel point une telle insouciance était nécessaire pour l’accomplissement du meurtre. Car, ensemble, les deux conceptions de la persécution - celle de Vichy et celle des nazis - ont perpétré un crime d’une étonnante cruauté, chacune alimentant l’autre et chacune sans l’autre étant entravée. Résultat : entre 1942 et 1944, près de 2 000 enfants de moins de six ans, et 6 000 de moins de treize ans ont été déportés de France à Auschwitz. Pour autant qu’on puisse le savoir, aucun n’a survécu.

Michael R. Marrus « Les collections de l’Histoire »
Traduit de l’anglais par J. Bacalu.