Eva Clarke, Mark Olsky et Hana Berger Moran, en mai 2010.


Déportation : nés dans les camps de la mort

Par Blaise Gauquelin, publié par l’Express le 15/02/2014

Printemps 1945: dans le chaos de l'évacuation des déportés par les nazis, quelques bébés juifs voient le jour... Hana, Eva et Mark ont survécu à Mauthausen et grandi, soixante-cinq ans durant, en ignorant tout de leur destin commun. Voici leur impensable histoire d'amour et de ténèbres. 
 

Trois bébés de hasard. Trois vies juchées sur des montagnes de corps, des tonnes de cendres tièdes. A l'âge adulte, chacun d'eux s'est longtemps imaginé unique au monde, seul survivant chanceux d'une terrible aventure. Quoi de plus normal?

Leur histoire suscite l'incrédulité : ils seraient nés juifs, au cœur même de l'enfer concentrationnaire nazi, et auraient survécu. Or, on ne revient pas de la Shoah, surtout quand on est un "improductif". Les preuves matérielles sont là, pourtant, exposées en Autriche, dans le nouveau musée du camp de Mauthausen: trois noms dans des registres de déportation, trois actes de naissance rédigés en allemand. Et le ministère autrichien de l'Intérieur, qui a tout validé...
"Sur plusieurs millions de femmes raflées, précise le chercheur allemand Pascal Cziborra, seules quelques-unes ont pu survivre en étant enceintes." Ainsi est née la très anglaise Eva Clarke, au style classique et raffiné, d'origine tchèque. Hana Berger Moran, aussi, californienne décontractée dont la maman était slovaque. Et Mark Olsky (1), enfin, son compatriote des Grands Lacs, né de parents polonais.
Déportées tard, leurs mères sont arrivées à terme dans le désordre de la capitulation nazie. Travailleuses forcées qui portaient l'étoile jaune et originaires d'Europe centrale, chacune d'elles avait été sélectionnée à Auschwitz pour sa vigueur. "Ma mère m'a tout raconté des dizaines de fois, explique Hana. Lorsqu'elle assiste au premier appel, elle est nue. Josef Mengele, le médecin nazi tristement célèbre, sélectionne les déportées. Il lui demande si elle est enceinte. Elle dit non. Il sourit, puis continue son chemin."

"Je dissimulais mon ventre sous un épais manteau"
Ayant échappé aux chambres à gaz, les trois futures mères sont envoyées dans le camp de femmes de Freiberg. Ouvert en août 1944 seulement et proche de Dresde, ce camp spécialisé dans la production d'armes n'est pas un mouroir : les nazis ont trop besoin de munitions. Dans les derniers mois de la guerre, au moins treize jeunes femmes enceintes ont intégré ses baraquements. Anka est l'une d'elles ; son bébé, Eva, est l'un des cinq dont la naissance est documentée et dont la trace n'a pas été perdue. "Je dissimulais mon ventre sous un épais manteau, confiait-elle à L'Express quelques mois avant son décès, en juillet 2013, à l'âge de 96 ans. Tant que l'on pouvait travailler, on n'attirait pas l'attention."
En septembre 1944, Anka, d'origine tchèque, est mariée et enceinte de huit semaines quand elle est envoyée à Freiberg. Les alliés avancent et, dans les camps du Reich, les kapos, des gardiens ukrainiens ou polonais collaborateurs des nazis, sentent le vent tourner. En épargnant quelques vies, ils comptent sur la reconnaissance de "protégées", après la guerre, et ferment souvent les yeux.
"Nos mères ont eu beaucoup de chance, lâche Mark. La mienne a été employée comme traductrice, car elle parlait couramment l'allemand. Les kapos avaient besoin d'elle. Ont-ils fait semblant de ne pas voir son état ? Je l'ignore. Ils lui donnaient un peu de nourriture supplémentaire. Surtout, les trois sœurs de ma mère étaient déportées avec elle. Mises dans le secret, elles ont veillé sur sa grossesse et donnaient des bouts de pain en cachette."
A Freiberg, où sont réunies plus d'un millier de travailleuses, les mois passent. Les femmes enceintes ignorent l'existence les unes des autres. A la fin de l'hiver, deux naissances ont lieu de nuit, dans la crasse des lits superposés en pin. Les enfants sont mort-nés. Puis la mère de Hana accouche à son tour, le 12 avril 1945, un jeudi en fin d'après-midi. "Par chance, personne ne travaillait à ce moment-là, explique Hana. Les codétenues étaient furieuses. Elles pensaient que nous serions toutes gazées, lorsque les gardes me verraient."
Il n'en est rien. Le kapo, en découvrant ce jour-là l'impensable, hausse les épaules, tourne les talons. La guerre touche à sa fin. Il n'y a plus de gaz à Auschwitz. Et les chaînes de production, à Freiberg, sont arrêtées depuis quelques jours. Le nourrisson, chétif, a de grands yeux bleus. Une tête bien ronde. Et sa maman a du lait.
Le surlendemain, les nazis décident d'évacuer le camp : les troupes alliées approchent. La suite, Hana l'a souvent entendu raconter par sa mère : "On nous a mises toutes les deux dans un wagon à charbon, à ciel ouvert. Il a roulé dix-sept jours, pour collecter des prisonnières un peu partout. Personne ne connaissait la destination finale, ni ce qu'on voulait faire de nous."
Déchirant leurs haillons, des prisonnières ont cousu pour le bébé, la veille du départ, une robe en coton et un petit chapeau - rarissimes traces d'humanité, désormais conservées précieusement. Dans ce train de la mort, plus de 2 000 femmes auraient été entassées, mais le chiffre exact reste un mystère : les archives ont partiellement disparu. Le but des nazis était de déporter les travailleuses forcées vers l'un des tout derniers camps en activité, à Mauthausen, loin des lignes de front, afin de les tuer, sans doute, en effaçant les traces de leurs crimes de guerre.
Sans fin, le convoi roule, quitte l'Allemagne, traverse la Tchécoslovaquie avant de se diriger vers l'Autriche annexée. Il n'y a ni eau ni nourriture, sauf quand des paysans organisent le ravitaillement, lors des haltes en rase campagne, et prêtent une attention apitoyée aux nouveau-nés, pour lesquels ils collectent aussi des vêtements. Une épidémie de typhus achève les plus fragiles.
Au moins sept femmes enceintes sont à bord du convoi. L'une d'elles accouche d'un bébé, Janko, qui survivra mais dont la trace est perdue. Puis vient au monde Mark Olsky. "C'était entre le 18 et le 21 avril, on ne sait pas quand exactement, dit-il. Un garde a autorisé une femme médecin, prisonnière elle aussi, à venir couper le cordon. Nous sommes arrivés à Mauthausen le 29 et ma mère a déclaré que je suis né le 20 avril, car c'était l'anniversaire d’Hitler. Elle pensait que cela pourrait attendrir les SS."
Sur les bords du Danube, Mauthausen est un village, d'abord, dans les vallons sereins de l'opulente Autriche. "C'était réellement magnifique, se souvenait Anka. J'étais à demi morte, une femme squelette, enceinte, couverte de poux, et j'admirais les lieux. Mais quand le train s'est arrêté et que j'ai lu le nom de la gare, j'ai été saisie d'effroi. Pour les prisonniers, Mauthausen était synonyme de l'enfer. Je ne sais pas si c'est à cause du choc, mais c'est à ce moment précis que j'ai eu mes premières contractions. Il y avait un fermier, réquisitionné pour aider au transfert à pied, sur 6 kilomètres, des prisonnières jusqu'au camp. Il m'a donné du lait. Je n'en bois jamais, mais ce verre-là fut un élixir pour moi, il m'a ressuscitée."
Eva Clarke est née dans la charrette de ce paysan, à 20h30 précisément. A l'intérieur du camp, un prisonnier médecin est autorisé à venir taper dans le dos du nouveau-né, dont aucun son ne s'échappe depuis de longues minutes. On enroule l'enfant dans du papier journal et Anka ne s'en séparera plus, jusqu'à la fuite de ses gardiens nazis, quelques jours plus tard, autour du 5 mai.
Finalement, aucune des femmes ne fut tuée sur place. A Mauthausen, aussi, le gaz avait disparu... "Quand les Américains m'ont pesée, dit Anka, je faisais 35 kilos." Les nourrissons sont choyés par les soldats alliés ; médecins et infirmières improvisent une mini-pouponnière. Hana ne pèse que 1,6 kilo et mesure 49 centimètres. Entre le 30 avril et le 19 mai 1945, à Mauthausen, quatre autres bébés viennent au monde. Deux sont morts. Une petite Jana survit, mais les historiens perdront sa trace. La dernière naissance, elle, n'est pas documentée.
La guerre enfin finie, les trois femmes apprendront la mort de leurs maris, dans les camps ou lors des marches de la mort ; elles referont leur vie et suivront leur nouvel époux dans les aventures de l'immigration. Quant à leurs enfants, nés dans un monde entre la vie et la mort, ils se décrivent comme des rescapés, à l'image de leurs mères. Mark est arrivé aux Etats-Unis en 1958, après avoir vécu en Israël ; il habite à Madison, au nord-ouest de Chicago.
Eva, après une carrière dans l'éducation à Cambridge, s'est occupée de sa mère, partie au Royaume-Uni dès 1948. Hana, pour sa part, se passionne pour les biotechnologies et vit près de San Francisco, sur la côte ouest des Etats-Unis. Pas pressée de prendre sa retraite, la sexagénaire travaille dans un secteur de pointe, alors que son certificat de naissance appartient déjà à l'Histoire. "Née à Freiberg, prisonnière en transit" : le petit bout de papier jauni, rédigé en allemand, est exposé à Mauthausen. "Il a été rempli après notre arrivée dans le camp", précise Hana, qui a fui la Tchécoslovaquie communiste en 1968 et trouvé refuge en Israël, avant d'émigrer outre-Atlantique en 1977.
"Nos trois parcours sont étrangement semblables, note-t-elle. Emigration en pays anglophones, réussite sociale, mariage, enfants, vie heureuse et bien remplie : c'est troublant. Nos mères se sont remariées et étaient en âge de procréer, mais aucun de nous n'a de frères et sœurs."
"J'ai découvert l'existence de Hana en 2009 seulement, en feuilletant la lettre de l'Association des vétérans américains de la IXe division, l'unité qui libéra Mauthausen, explique Eva Clarke. Ma mère ignorait que d'autres enfants avaient survécu." Au même moment ou presque, Mark Olsky, médecin urgentiste à la retraite, trouve la trace d'Eva et de Hana sur Internet. "Elles sont devenues comme mes sœurs, dit-il. On s'appelle régulièrement."
Tous trois se sont rencontrés pour la première fois en mai 2010, quand le gouvernement autrichien les a invités à revenir à Mauthausen, en compagnie d'Anka. Eva, Mark et Hana se sont alors étreints longuement, pour vérifier que tout était bien vrai. Ils sont uniques. Ils sont vivants, et ils portent le même destin : demain sans doute, il ne restera plus qu'eux. Nés dans les camps, ils seront les derniers survivants de la Shoah.
(1) Hana, Eva et Mark ne portent plus leur nom de naissance. Ils ont changé de patronyme en se mariant ou lorsqu'ils ont immigré.

Trois vies :
Août 1944 Arrivée de la mère de Hana au camp annexe de Freiberg, près de Flossenbürg.
12 avril 1945 Naissance de Hana.
14 avril 1945 Début de l'évacuation en train de Freiberg vers Mauthausen.
20 avril 1945 Mark naît à bord du train.
29 avril 1945 Le convoi arrive à Mauthausen. Naissance d'Eva.
5 mai 1945 Les Américains libèrent Mauthausen.
1948 Anka et sa fille Eva émigrent au Royaume-Uni.
1958 Mark s'installe aux Etats-Unis après un passage par Israël.
1968 Hana fuit la Tchécoslovaquie communiste et gagne Israël.
1977 Hana émigre aux Etats-Unis.
2003 La mère de Mark meurt des suites d'une opération chirurgicale.
2006 La mère de Hana meurt à Bratislava (Slovaquie).
2010 Première rencontre à Mauthausen de Mark, Eva, Hana et Anka