De Bernard Lazare, ce grand-oncle mort prématurément à l’âge de 38 ans, trois ans avant la réhabilitation du capitaine Dreyfus, je ne savais pas grand-chose : sa nièce, Madeleine Bernard qui m’a élevée, était peu diserte. Mais j’avais été frappée, enfant, par une phrase lapidaire qu’elle avait prononcée : « Le premier défenseur de Dreyfus, ce n’est pas Zola, c’est mon oncle Bernard-Lazare »
1981 donc ; très en colère, je décide de me battre pour défendre la mémoire de Lazare. … Et j’ai eu la chance – au cours d’une croisade que je vous épargne - de rencontrer Me Jean-Denis Bredin, aujourd’hui disparu, hélas, et Philippe Oriol, chercheur, et directeur scientifique du Musée Zola-Dreyfus, à Médan.
N’empêche, Bernard Lazare - cette haute conscience, ce nîmois pétri de culture classique et de romanité – à lire ses contes je pense toujours que le pont du Gard, les Arènes, la Maison carrée ne l’ont jamais quitté – je l’ai cherché à Nîmes, sur ses traces, espérant qu’il y avait encore des familles qui pouvaient posséder des archives. L’appel lancé sur une radio libre n’a rien donné. Mais je l’ai sans doute mieux compris. Lui qu’on trouve toujours du côté des plus démunis ou des plus humiliés : En 1895 il suit les grèves de Carmaux pour l’Écho de Paris, prenant résolument et violemment parti pour les grévistes et contre le patron. En 1902, alors qu’il est déjà malade, il écrit en défense des Arméniens déjà persécutés dans la revue Pro Armenia où il attaque férocement le congrès sioniste de Bâle qui vient de rendre hommage au sultan Abdülhamid II, en ces termes :
« Les représentants […] du plus vieux des peuples persécutés, ceux dont on ne peut écrire l'histoire qu'avec du sang, envoient leur salut au pire des assassins. […] et dans cette assemblée, il ne se trouve personne pour dire […] : Vous n'avez pas le droit de déshonorer votre peuple. »
Pourquoi Lazare avait-il disparu des mémoires y compris des historiens pourquoi, n’était-il pas plus présent, à Nîmes, sa ville natale qui aurait dû s’en montrer si fière ?
Le temps fait l’oubli, mais pas seulement.
La personnalité de Lazare déplaisait forcément.
Et aussi, il est mort trop tôt, et deux guerres mondiales sont passées par là. Au cours de la seconde guerre mondiale, sa statue du Jardin de la Fontaine fut démontée et les pierres conservées dans une cave du Musée de Nîmes. Donc pas trace de Lazare, aux côtés d’Antoine Bigot et de Jean Reboul.
Par ailleurs, Lazare a vite perdu le goût de la gloriole : quand il « monte » à Paris, comme on dit en 1886, c’est le cœur gonflé d’y faire une carrière littéraire. Il commence parallèlement une carrière de journaliste et de critique littéraire sans pitié. (Le Journal, L’Écho de Paris, Les entretiens politiques et littéraires) Il cloua au pilori le Zola naturaliste, sans doute parce qu’il ne s’était pas encore totalement dégagé des mœurs bourgeoises de sa jeunesse. « Je suis naturellement un agresseur » reconnaissait-il.
Et il faut reconnaitre avec le Pr Jean-Marie Delmaire qu’il n’était « orthodoxe en rien » ; « « J'ai toujours eu l'horreur du maître, tout ce qui m'était ordonné m'était odieux. J'ai été le modèle des indisciplinés, non le mauvais gars qui guette les coups à faire, mais le rebelle qui ne veut pas obéir » disait-il encore.
Rien d’étonnant à ce qu’il devienne entre en anarchie, loin des idées de sa très bourgeoise famille : son père, Jonas, est un prospère commerçant de prêt à porter, qui certes respectait les principaux rites juifs, et fréquentait les notables, à commencer par le comte de Bernis et les cercles littéraires.
Donc Lazare – qui de son prénom a fait un patronyme et de son patronyme un prénom - profondément dévoué aux idées de justice et de vérité, devient une figure anarchiste beaucoup plus importante qu’on ne l’a dit. ; s’il réfute l’idée d’« action directe » il n’en soutient pas moins les anarchistes dans leur combat, et leur apporta son appui dans leur prison comme dans les journaux anarchistes auxquels il collabore sans renoncer à son esprit critique. Et partout où il passa il a mis ses idées en avant. Mais, ce qui va orienter sa vie, et probablement aussi peser sur sa mort, ce sera l’affaire Dreyfus. A partir de cette bombe, conquérir le monde des Lettres n’a plus de sens. Certes, dans un tout premier temps, il a hésité, en bon anarchiste, estimant que les Dreyfus, ayant de l’argent, n’ont pas besoin de lui. Mais rapidement il voit au-delà et son analyse première change, quand se déchainent les passions antisémites… Dans une lettre de 1899, à M Ludovic Trarieux, président de la Ligue des droits de l’Homme, -, cité par Philippe Oriol dans sa biographie de Lazare aux Ed Stock, confie : « ’dès ces sombres jours de novembre 1894, où la meute des Judet des Drumont se rua sur lui, Dreyfus m’est apparu comme le symbole du juif persécuté ».
Dès lors, il n’eut plus qu’un combat : dénoncer l’erreur judiciaire. Et il publie deux plaquettes sous le titre « Une erreur judiciaire, l’affaire Dreyfus ». C’est dans l’une d’elle publiée en 1896 qu’on peut lire ces lignes :
« Quant à moi, j’accuse le général mercier (ancien ministre de la guerre, d’avoir manqué à tous ses devoirs, je l’accuse d’avoir égaré l’opinion publique, je l’accuse d’avoir fait mener dans la presse une campagne de calomnies inexplicables contre le capitaine Dreyfus, je l’accuse d’avoir menti, j’accuse les collègues du général Mercier, de ne pas avoir empêché cette iniquité, je les accuse d’avoir aidé le ministre de la guerre à entraver la défense, je les accuse de n’avoir rien fait pour sauver un homme qu’ils savaient innocent » où l’on reconnaît comme un écho du « J’accuse… » de Zola : ce qui ne peut étonner personne ; le combat fut collectif comme l’indique ce fameux « syndicat », qui regroupait, en effet les défenseurs de Dreyfus.
Désormais, les joutes littéraires étaient loin. Pourtant Lazare avait encore beaucoup de projets. Mais malade depuis des longs mois, souffrant affreusement, Lazare sera opéré d’un cancer digestif par son frère, le chirurgien Armand Bernard. Bien trop tard. Le on ne pouvait rien faire d’autre que refermer la plaie.
Lazare meurt à Paris, le 1er septembre 1903, laissant à d’autres la gloire d’avoir « fait » l’affaire Dreyfus, et laissant une place vide au jardin de la Fontaine.
Aujourd’hui ses œuvres et sa pensée ses combats renaissent et peut-être sa statue reviendrait-elle au jardin de la Fontaine ?
N.B. : Philippe Oriol est en train de préparer une édition complète de tous les écrits de B. L. ... Je ne sais pas encore à quelle date ça pourra paraître
Carole SANDREL,
Journaliste et Ecrivaine,
Fondatrice de la Société des amis de Bernard Lazare
Petite-nièce de Bernard LAZARE
14 juin 2023