Partie 1 - L'enfance en belgique et les premieres annees d'Occupation en France


Les origines familiales et l'enfance en Belgique

 

Isaac Borne, est-ce que vous pouvez nous parler de vos parents et de leur origine ?

 

Oui, bien sûr. Mon père est origine de la ville de Lukow en Pologne, ma mère de Siedlce en Pologne. Ils sont venus en Belgique vers l'an 1920 où ils ont commencé, mon père à donner des cours d'hébreu parce qu'il avait fait la yeshivah. Et là, j'ai le grand plaisir d'avoir été à la yeshivah de Lublin où il a fait ses études pendant la Marche des Vivants.

 

Et savez-vous pourquoi ils ont quitté la Pologne ?

 

Oui. Mon père à ce moment-là, il avait l'âge du service militaire et il y avait un grand antisémitisme dans... il y avait beaucoup d'antisémitisme dans l'armée polonaise. Et il y a beaucoup de Juifs, au moment de faire le service, sont partis. La version qu'on m'a donnée.


  Et donc ils s'installent où en Belgique ?

 

A Anvers. Donc je vous dis là il a donné des leçons d'hébreu pour d'abord exister et puis après, il est devenu cliver de diamant.

Qu'est-ce que c'est cliver de diamant ?

 

Cliver de diamant, c'est, à l'état brut, le diamant, il faut le couper pour donner une face lisse. Vous ne connaissez pas ?

 

Il travaillait pour une entreprise..., pour un diamantaire ?

 

Non, non, non, tout seul. C'est un métier très particulier. Maintenant, on ne fait plus, je crois, parce qu'on fait carrément scier les diamants.


Et donc, j'imagine que vous avez eu une éducation très religieuse ?

 

Non. On vivait à la maison quand même casher parce que tant que ma mère était vivante jusqu'en l'an 39, on avait la vaisselle de Pâque, on allait à la synagogue le shabbat. On faisait une vie juive. Et puis moi, je faisais partie du Betar. Vous connaissez ? C'est une organisation quand même... où on faisait quand même les offices aussi, pas strictement religieux. Mais moi j'ai des photos, quand on était dans les camps, on mettait des tefillin.

A l'intérieur des camps ?

 

Oui. Donc, il y avait toujours quand même une connotation religieuse et très juive. Mon père faisait partie du Parti révisionniste belge. J'avais reçu, nous avons reçu à la maison vers 1935, 36 ou 37, je ne me rappelle plus, vous savez Jabotinski. Vous connaissez ? Jabotinski, c'est un des premiers, après Herzl, qui a prôné, qui a fait l'Europe pour prévenir les Juifs de la montée du nazisme et du danger de rester en Europe. Evidemment, à cette époque-là, personne non plus n'a écouté.

 

Et vous êtes né en 1923 ?

 

C'est ça.

 

Et vous avez trois frères ?

 

Oui. Donc, un qui avait dix-sept mois de plus que moi, qui est d'octobre 22. Le deuxième, moi, je suis du 10 avril.

 

Votre frère aîné s'appelle comment ?

 

Léon, Yehuda. Moi donc, c'est Isaac. Après, il y avait Joseph qui est né le 2 mai 24. Vous voyez, ça marche, hein ?

 

Et un dernier frère, non, qui s'appelle ?

 

Ah oui, le dernier-né, qui est né en 30, Albert.

 

Et quelle est votre langue maternelle ?

 

A la maison, on parlait beaucoup le yiddish mais, comme j'ai dis tout à l'heure, on parlait flamand. Parce qu'en Belgique, on ne parle pas français. Un petit peu à l'école, mais très peu parce que le flamand, c'était plutôt du flamingant que du wallon. Mais on parlait yiddish. Mon père était né hébraïsant et même à l'époque, il nous astreignait de parler hébreu à la maison. Parce qu'il y avait un projet de partir en Israël déjà. Mon père était un des premiers promoteurs avec d'autres diamantaires de l'installation des usines de diamant à Natanya. Et je me rappelle à la maison avoir vu des plans, là aussi, je ne peux pas vous en dire plus.

 

Et vos parents avaient obtenu la nationalité belge ?

 

Non, non, apatride. Non, en Belgique, on ne donnait pas la nationalité. A dix-huit ans, on pouvait opter. Mais donc, c'était apatride.

 

Et vous alliez, vous, dans une école laïque ?

 

On a fait deux écoles. Une école qui s'appelle Tahkemoni, je ne sais pas si vous connaissez ça, c'est une école juive hébreu. On apprenait l'hébreu, la Thora, et ensuite on a fait l'école laïque.


 

La maladie et la mort de la mère en 1939

 

Mais quand même, à l'âge de treize ans, vu la maladie de ma mère et la situation, j'ai quitté l'école.

 

Pour travailler ?

 

Non, mais je ne travaillais pas, mais... j'avais pas la capacité, ni la possibilité à ce moment-là. Je ne sais pas. J'ai pas continué. Je sais que..., je sais que j'ai arrêté à treize ou quatorze ans l'école.

 

Donc 1936 - 1937 ?

 

Oui.

 

Et vous faisiez quoi ?

 

On faisait le vélo.

 

Et vous vous occupiez de votre maman ?

 

Oui, beaucoup.

 

Elle souffrait de quelle maladie ?

 

Ma mère était atteinte d'une maladie, à l'époque, très rare aussi. Elle a commencé par un doigt qui tremblait, et au bout d'un an, elle était complètement paralysée. Elle est restée paralysée pendant quatre ans, entièrement couchée sur un divan. Elle implorait la mort. Et elle est morte donc en 39. Mais donc, elle avait des enfants en bas âge. Parce que le petit, il avait entre sept, huit ans, nous on avait treize ans, quinze ans, seize ans. Pénible pour une femme d'avoir des enfants. A ce moment-là, on avait une cousine que j'ai rencontrée dernièrement à Anvers, qui s'occupait de nous et de ma mère. Mon père a passé un calvaire. Un calvaire parce que, à l'époque, les soins étaient très limités. Il y avait des docteurs, des guérisseurs, on a fait de tout. Puis, on donnait de la belladone. Elle hurlait la nuit. Vous savez, c'est une femme, quand elle a besoin de faire des besoins, il fallait la mettre sur un pot. Elle était lourde. Et nous, les enfants, la nuit, on le faisait. Il fallait aider beaucoup. Elle était immobilisée. Alors, on faisait ce qu'on pouvait jusqu'au jour, je l'ai toujours raconté avec beaucoup d'émotion. Le jour de sa mort, elle m'a demandé quelque chose, elle ne pouvait plus parler. Et je suis parti parce qu'on a des copains à voir. Quand je suis revenu, elle était morte. J'en ai pleuré des années. Mais après, quand on réfléchit, on dit : on est des enfants. Et quand on est des enfants, on n'est pas responsable de beaucoup de choses. Mais on endosse.

 

Elle avait quel âge ?

 

Elle devait avoir à ce moment-là quarante ans.

 

Et donc, vous restez, à ce moment-là, seul avec votre père ?

 

Oui. Et mes frères et cette cousine.

 

Elle continuait à s'occuper de vous ?

 

Oui.

 

Est-ce que durant votre enfance, vous avez souffert d'antisémitisme ?

 

Oui, en Belgique, c'était notoire. Il y avait..., comme il y avait le Betar, on nous apprenait la self-défense à ce moment-là déjà.

 

On vous apprenait...? Pardon, j'ai pas compris.

 

On nous apprenait de se défendre. Une jeune fille juive ne pouvait pas marcher dans le parc parce qu'elle se faisait agresser. Il y avait des inscriptions, en 39, il y avait beaucoup d'inscriptions antisémites sur les magasins, des étoiles de David.

 

Et votre père n'était pas inquiet de voir la situation se dégrader ?

Si, oui, parce que, comme je vous disais tout à l'heure, on avait un projet de partir en Israël. Et quand la guerre a éclaté, il est parti à Paris, et nous on a...

Le refuge dans le sud de la France en mai 1940

 

d'abord, il est parti à Paris pour les affaires. Et nous, on est partis en tant que réfugiés, le 10 mai 1940, et nous sommes allés jusqu'à la ville de Carbonne, qui se trouve à côté de Toulouse. Et après, on a pris contact avec notre père qui est venu nous rejoindre. Et de là, nous avons fait un parcours, de Carbonne à Toulouse, de Toulouse à Montauban, de Montauban à Nîmes. C'est là que j'ai connu mon épouse, aussi un 10 avril 42, et comme j'avais besoin de repasser un pantalon, je suis allé avec une plaque de chocolat. Et voilà. Ca fait qu'on est mariés soixante ans.

 

Quand vous arrivez à Carbonne, vous arrivez juste avec vos frères ?

 

Oui. Non, avec un frère. Les deux autres étaient partis avec mon père.

 

Alors..., ils sont..., vos deux..., lesquels deux frères restent avec votre père ?


Léon et Albert.

 

Et ils sont à Paris ?

 

Oui. Après, ils sont descendus à Toulouse.

 

Et Joseph et vous, vous êtes à Carbonne ?

 

Oui.

 

Et vous êtes hébergés où ?

 

Chez des particuliers.

 

Qui savent que vous êtes juifs ?

 

Oui, je crois. A cette époque, oui, ils savaient. D'ailleurs nous, notre éducation nous a appris toujours de dire qu'on l'était. Alors à ce moment-là, il n'y avait aucune raison de ne pas le dire non plus.

 

Et donc vous restez combien de temps à Carbonne ?

 

Ecoutez, ma mémoire est un peu défaillante là-dessus. Un mois, deux mois, ça fait donc en 40, mois de mai 40, peut-être jusqu'en juin-juillet.

 

Et vous ne travaillez pas ?

 

Non. Au début, on n'a jamais pu travailler. Parce que mon père subvenait à nos besoins.

 

Et qu'est-ce qui vous fait quitter Carbonne ?

 

Parce qu'on était réfugiés, on ne pouvait pas rester chez les gens. Et puis, mon père nous a récupérés. Alors, on est venus à Nîmes, on a loué un appartement. C'est d'ailleurs la première fois que j'ai été arrêté par la police française dans une maison de la rue de Lombard. Par un policier français, qui m'a emmené au commissariat. Que j'expliquais...parce qu'on n'avait pas de papiers, on avait des faux papiers. Qui nous disait, il voulait rien savoir, nous, on a fait trois mois de prison, mon frère et moi, tous les deux toujours.

L'internement au camp de Rivesaltes et l'évasion de 1942

 

A quel moment vous vous faites arrêter par ce policier français ?

 

En 42. Alors, nous sommes allés au camp de Rivesaltes. Avec des gendarmes. Et de là, il y avait mon petit frère justement, mon père lui a donné une lettre adressée au Maréchal Pétain. Je ne sais pas s'il a remis en mains propres, il a remis en mains propres, mais de toute façon ça n'a rien fait, mais on s'est évadé de ce camp.

 

Vous êtes restés combien de temps à Rivesaltes ?

 

Aussi deux mois, trois mois.

 

Et vous vous rappelez de Rivesaltes ?

 

Oh oui. Rivesaltes, c'est un camp qui était construit sur la plage. C'était un camp construit pour les réfugiés espagnols, pour les républicains espagnols. Il y avait des millions de puces. Ca démangeait. Il n'y avait rien à manger. Il y avait des soupes, de l'eau, on a même vu manger du rat. Alors de là on s'est évadés, sans billet, sans argent, on a pris le train.

 

Et comment vous vous êtes évadés ?

 

On est sortis par les barbelés. C'était gardé par des gardes mobiles français, c'était pas... Il y avait une possibilité de partir.

 

Vous étiez dans des baraques où il y avait que des Juifs ?

 

C'étaient des Espagnols et des Juifs.

 

Mélangés ?

 

Oui. Des Juifs étrangers à l'époque on appelait. La première rafle en France était faite sur les Juifs étrangers. Et comme nous, on était apatrides, on nous a mis là. Il y avait le camp de Rivesaltes, Argelès, Gurs. C'est là que mon frère était d'ailleurs, de là il était déporté à Maïdanek.

 

Lequel ?

 

Léon. Qu'on a reçu une fois une carte postale. Et depuis, plus rien. Je peux enchaîner ? Parce que comment j'ai su qu'il était pendu ? En 1945, il y a des convois qui sont venus de Maïdanek sur Auschwitz. Et j'ai rencontré un garçon qui s'appelait Kaminsky. Et j'ai dit, alors mon frère, il avait une particularité, il avait un oeil bleu et un oeil marron. C'est quand même une particularité qu'on ne trouve pas souvent. Et il a su comme ça parce qu'on a trouvé sur lui soi-disant des dollars ou quelque chose comme ça, il a été pendu. Et nous, donc on est partis de..., retournés sur Nîmes, et nous sommes repartis sur Grenoble.

La vie à Nîmes et à Grenoble

 

A Nîmes, vous avez retrouvé votre père ?

 

Oui.

 

Et à ce moment-là, Léon était déjà arrêté ?

 

Oui.

 

Donc, vous retrouvez votre père et Albert ?

 

Oui. Et Joseph.

 

Mais Joseph était pas avec vous à Rivesaltes ?

 

Oui, c'est ça.

 

Oui, c'est ça.

 

C'est....

 

Oui. Donc, vous retrouvez votre père à Nîmes ?

 

Oui. De là, nous sommes partis sur Grenoble. Il fallait partir parce qu'on avait un inconvénient. On était des adultes, des garçons. Se promener dans la ville, avec mon père, des hommes, tout ça c'était pas... c'était trop visible. Et nous sommes partis à Grenoble, où là, on a loué un appartement.

L'arrestation et l'internement au camp de Drancy en décembre 1943

 

Et c'est là que nous avons été arrêtés par la Gestapo. Là aussi, il était dit que les Allemands, que c'est pas nous qu'on venait chercher mais une famille qui habitait précédemment. Bref, on avait des faux papiers, quand la police est rentrée dans l'appartement à dix heures du soir, elle nous a fait baisser les pantalons. Alors on a passé à la Gestapo tout de suite avec leur comportement habituel. La seule chose qui les intéressait, des interrogatoires musclés, c'était de savoir...des Juifs. Ils voulaient des Juifs. Ils voulaient absolument que les gens dénoncent les autres. Et de là, on a subi aussi ce qu'on appelle la baignoire à ce moment-là. C'est une planche, on l'a fait basculer dans l'eau. Un interrogatoire très très dur.

 

Vous étiez tous les quatre ensemble ?

 

Pas ensemble, non. Ils interrogeaient chacun séparément. Et puis de là, nous sommes partis au camp de Drancy.

 

Mais qu'est-ce qu'ils espéraient avoir comme informations sur vous ?

 

Sur n'importe qui, sur n'importe quoi. Ils voulaient des noms d'autres Juifs. Et c'est de là que nous sommes partis sur Drancy.

 

On est à quelle époque ? Vous vous rappelez du moment où vous êtes arrêtés à Grenoble ou... ?

 

A Grenoble, si. C'était décembre, décembre 43, c'est ça. On était arrêtés, on était donc par la Gestapo, on nous a arrêtés donc le 25 décembre 1943.

 

Le jour de Noël ?

 

Oui, oui. Et de là, nous sommes partis à Drancy où, comme habitude, ils ont dit, on est restés quelques temps là-bas, je ne me rappelle pas, huit jours, quinze jours, trois semaines, je n'en ai pas la mémoire.

 

Et vous vous rappelez de Drancy ?

 

Oui. Des grandes salles où tout le monde couchait par terre sur des pailles, sur de la paille, sur des... Et surtout on nous recommandait avant de partir de bien mettre les noms, les adresses sur les bagages pour les retrouver à destination.

 

Et vous étiez toujours ensemble, votre père et vos frères ?


Oui. Jusque dans le train qui nous a amenés à Auschwitz.

 

Alors à Drancy, vous apprenez que vous allez être déportés ?

 

Non, on allait travailler dans des camps de travail. On allait dans des camps de travail, et c'est là qu'ils nous ont dit : « Mettez bien vos noms et adresses ». On a bien vu ce que cela voulait dire quand on est arrivés.


Partie 2 - La Déportation

La déportation et l'arrivée à Auschwitz en janvier 1944

 

Donc, on vous emmène en car à la gare de... c'était à la gare de Bobigny ou c'était encore le Bourget ?

 

Je pense que c'était Drancy, on est partis avec des autobus, non je ne me rappelle pas. Peut-être le Bourget.

 

Et vous vous rappelez du trajet en train ?

 

Oui, on est entassés aussi. On est restés quelques temps, on nous a mis un morceau de pain pour partir. Pas grand-chose. Je ne me rappelle pas exactement. Mais, on a voyagé, je ne sais pas combien, trois, quatre, cinq jours, vous savez, on n'avait pas de montre. Il faisait nuit, il y avait la promiscuité. C'était un voyage très très très pénible.

 

Personne n'a essayé de s'évader ?

 

Ils ont dit au départ : « Si quelqu'un s'évade, on va fusiller le wagon ». Alors, même si quelqu'un, nous on n'a pas essayé, je vous dis honnêtement, même si quelqu'un avait essayé, on l'aurait pas laissé. L'organisation allemande était très bien faite.

 

Et votre père avait recours à la prière ?

 

Pardon ?

 

Votre père, il priait ?

 

Je ne pense pas. Je ne me rappelle pas. Vous savez, c'était quand même un voyage abrutissant. Mais on était encore quand même en bonne santé.

 

Votre frère Albert, il avait..., il était tout jeune, il avait...

 

Treize ans. Il est né en 30, il avait treize ans.

 

Et vous vous rappelez de l'arrivée à Auschwitz ?

 

Oui, ça s'oublie pas. L'arrivée à Auschwitz, c'est arrivé la nuit. Il y avait des rangées des SS et des gens de la Sonderkommando, des chiens, et les hurlements : « Raus, raus, raus ». Tout le monde, il fallait vite sortir. Il y avait déjà de la neige. Et c'est là que mon frère Joseph et moi, on était sélectionnés. Mais avant ça, on était sur la fameuse rampe. Il y avait de la boue. Mon père, il avait des petites chaussures. Et nous, on avait des grosses chaussures. Il a gardé un pied sur moi et un sur mon frère. Et depuis, c'était la séparation. Eux sont allés directement sur Birkenau. Et nous, nous sommes allés, on était jeunes, dans un camp de travail qui s'appelle la Bunawerk, qui se trouve à trois kilomètres, ça s'appelle Auschwitz III.

 

Vous avez été directement là-bas ou vous avez été en quarantaine d'abord ?

 

Non, on a été directement là-bas par camion. Je vais raconter quand même une anecdote parce que la sortie, la sortie du train, je crois qu'on n'en parle jamais assez. On séparait les femmes et les enfants. A un moment donné, une mère qui protestait. Vous savez, je m'efforce quand je raconte, de raconter vrai. Qu'un SS lui prenait son bébé et l'a jeté par terre. Parce que à la descente du train, c'était une ruée, c'était une pagaille monstre. Les gens étaient avec leurs bagages. Alors, les gens, on leur disait : « Les bagages, ne vous en faites pas. On va vous les livrer ». Vous connaissez la suite.

 

Quand vous avez été arrêté, vous aviez vingt ans.

L'arrivée à Monowitz

 

Vers Monowitz.

 

Et qu'est-ce qui s'est passé à votre arrivée à Monowitz ?

 

A Monowitz, on a commencé par nous déshabiller. On a passé toute une nuit tout nus. On avait soi-disant une douche, on a été épouillés comme on appelle. On nous a désinfectés avec un produit. Et après, on nous a marqués. Moi, j'ai le numéro 172637.

 

Vous savez le dire en allemand ?

 

Hundertzweiunsiebzigsechsundert....siebenunddreissig. Il y avait intérêt parce qu'on ne vous appelait plus par le nom. A l'époque, on n'appelait plus de nom, on appelait un numéro. Et il y avait, comme je vous ai dit tout à l'heure, intérêt de comprendre. Malheureusement, beaucoup de gens, des Hongrois, des Français, des Tchèques, des Roumains, ils ne parlaient pas d'allemand. Des Italiens. Alors, c'était comme ça, il fallait..., il fallait savoir.

 

Ceux qui ne parlaient pas allemand étaient beaucoup plus vulnérables ?

 

Oui, tout de suite, oui. Parce qu'immédiatement, quelqu'un qui n'obéissait pas à ce que disait un Allemand, c'était puni. L'allemand..., de toute façon, ça faisait partie de l'organisation. C'était pas tellement intéressant pour eux de savoir si on comprenait ou pas. L'essentiel, c'est qu'ils pouvaient punir, infliger l'humiliation. Leur but, c'était ça.

 

Est-ce qu'à votre arrivée vous avez été rasés ?

 

Oui, bien entendu. Après la douche, rasés, numérotés. Vous voulez le filmer ça aussi ?

 

Vous pouvez monter un tout petit peu votre bras ? Monter, plus haut... Merci. Vous n'avez jamais voulu le faire enlever ?

 

Non, non, parce que de toute façon, ça ferait une cicatrice. Et puis, je ne voyais pas l'intérêt de l'enlever.

 

A quel moment vous avez compris ce qui était arrivé aux autres personnes de votre convoi ?

 

Eh bien, je vais vous le dire. Quand nous sommes arrivés à la Bunawerk qui est à trois kilomètres d'Auschwitz, mais les cendres volaient jusque là. Quand il y avait du vent, les cheminées qui brûlaient, ça sentait mauvais partout. Et les anciens, les anciens qui étaient dans le camp nous disaient à ce moment-là : « Tu vois, ça c'est tes parents qui s'en vont au ciel. Ils brûlent ». C'est pour ça, quand je vous disais que je ne voulais plus être juif, parce qu'on peut penser à un moment donné qu'on peut avoir une solidarité avec les Juifs qui étaient à Auschwitz. Mais celui-là qui avait une place, ça faisait, d'abord je raconterai la suite, c'est un privilège, ça fait un litre de soupe de plus. D'ailleurs au point de vue soupe, le premier jour qu'on a distribué la soupe, mon frère et moi, on a mangé. Les gens ne mangeaient pas parce qu'elle n'était pas bonne. Nous, on a compris qu'il faut manger.

 

Mais quand vous avez appris ce qui arrivait aux autres, vous l'avez cru ?

 

Il n'y avait pas d'autres moyens. On était censé de croire parce qu'on a vu un peu ce qui se passait quand même.

 

Comme ce bébé.

 

Hein ?

 

Comme ce bébé, à l'arrivée.

 

Oui, oui, oui, bien sûr. C'était un mode de vie dans un camp de concentration d'ailleurs. Moi, j'ai eu un meilleur accueil chez certains non-Juifs que chez des Juifs.

 

Un meilleur accueil où ?

 

Dans le camp. J'avais notamment dans le chef du block, qui s'appelle Willy Fleicher. Il nous a pris mon frère et moi en sympathie. Pourquoi ? Est-ce parce qu'il était homosexuel comme beaucoup ? Parce que là aussi je peux vous raconter une anecdote. Il y a un jeune garçon qui avait treize ou quatorze ans à ce moment-là qui est venu dans le camp avec son père. Et comme le fils, il s'est laissé embobiner, pratiquer de l'homosexualité avec le chef de block, il a fait gazer son père. Il a fait éloigner son père, il l'a fait liquider. Pour qu'il ne perde pas les privilèges. Parce qu'en tant que Pipel qu'il s'appelait, du chef de block, il était habillé, il ne travaillait pas, il avait des avantages.

 

Vous l'avez connu ce jeune homme ?

 

Non. Non, j'ai pas connu personnellement, mais je sais que ça s'est fait.

 

Et votre chef de block, il était comme ça ?

 

Il était homosexuel, mais avec nous..., d'emblée, il nous a nommés balayeurs de block. Avant, il faut dire aussi : quand nous sommes arrivés juste au départ, on demandait « quel est votre métier ? ». Quelqu'un a eu la bonne idée de nous souffler de dire peintre en bâtiment. Ca fait que les travaux qu'on faisait étaient souvent à l'intérieur. Et ils ne pouvaient pas s'effectuer sous la pluie. Donc, quand il faisait mauvais temps, on avait le privilège d'être à l'intérieur.

Le travail au camp de Buna

 

Donc, vous avez travaillé à l'intérieur du camp de Monowitz, ou des bâtiments de la Buna ?

 

Dans les bâtiments de la Buna. On sortait tout les jours, tous les jours au travail. Non, il faut revenir sur le départ parce que, quand on sortait du block, l'hiver quand il faisait froid, il fallait se laver avec la neige. Il y avait aussi un kapo allemand communiste. C'est lui qui nous a donné beaucoup d'indications : comment il faut vivre dans un KZ. D'abord, l'hygiène. Qu'il fallait coûte que coûte être propre. D'avoir des mains propres, ne pas avoir des poux. De ne jamais regarder un SS dans les yeux. Ça, ça c'était quelque chose lèse-majesté. Il fallait toujours... Et quand on passait devant eux, il fallait faire au garde-à-vous, se mettre au garde-à-vous, enlever le bonnet. Donc ce kapo, Willy qu'on appelait, nous a donné un peu le mode de vie dans un camp. Et je crois que ça c'est une des raisons aussi pourquoi j'ai survécu avec mon frère, parce que lui aussi s'est beaucoup organisé. On rentrait de la peinture. Lui, il rentrait de la peinture de la Buna et on en vendait aux SS. Et par là, pendant quinze jours ou trois semaines, on venait chercher de la soupe. Ca permettait tout ça de vivre. On a eu de la chance aussi. J'ai connu dans le camp avec moi, était Nakache, le nageur, champion d'Europe. Il nous a fait embaucher dans la cuisine comme KesselMaler. Vous savez ce que c'est ?

 

Maler, c'est peintre.

 

Kessel, Kesselmaler, un Kessel, c'est des... comment dire, comment on peut appeler ça, des marmites. Il fallait repeindre. Alors quand une était terminée, il en avait toujours d'autres. Pendant quelque temps, ça a duré. Ca fait qu'il y a pas mal de circonstances qui ont fait que... Mais la vie dans un camp de concentration, c'était l'humiliation permanente. Mais nous, on s'en est bien sortis.

 

Nakache, il a survécu ?

 

Oui. Alors curieusement, il n'était pas loin, il était à Sète. Il est mort il y a deux ou trois ans. Il y avait aussi un boxeur, Joung Perez, qu'ils ont fait boxer jusqu'à la mort. C'était l'organisation pour mourir. Rien n'était fait, rien n'était fait pour vivre. Alors comme je dis, on me dit : « raconter la déportation », je dis raconter trois cent soixante cinq jours, ou cinq cents jours, c'est difficile. Les places d'appel, les pendaisons pendant la journée dite de repos. Un dimanche sur deux, on avait ce qu'on appelle une après-midi libre. Pendant ce temps-là, on avait droit à des pendaisons et tous les détenus, en rangs serrés, passaient devant et il fallait saluer en passant. Après, ils nous laissaient. Donc, on pouvait aller se laver, vaquer à quelques occupations. Mais rien n'était fait pour vivre.

 

A la Buna, vous étiez en contact avec des civils ?

 

Non.

 

Il n'y avait que des...

 

Le seul contact que j'ai eu avec un civil qui mangeait de la soupe à côté de moi : quand on lui a demandé, il a versé par terre.

 

C'était un Polonais ?

 

Oui. Non, un Français.

 

Des STO ?

 

Oui. Mais vous savez, on allait au travail. Le matin quand le... des fois, la nuit, on vous réveillait pour compter. On vous comptait, on vous recomptait. On restait quatre heures sur la place d'appel sous un froid, sous la pluie. Après, on nous laissait rentrer, ça n'empêche pas qu'il fallait se réveiller quand même à quatre heures du matin pour aller travailler. Il fallait être vraiment costaud. Et comme nous, on était un peu épargnés par les gros travaux, puisqu'on était dans ce kommando de peinture, ça fait qu'on était moins épuisés. Parce que les autres, qui étaient tout de suite... à tirer les câbles ou les wagonnets, trois mois, trois mois, ils y arrivaient pas. Alors, il y avait tout le temps des sélections dans les blocks.

 

C'est qu'il y avait des SS qui venaient ?

 

Des ?

 

SS qui venaient ?

 

Oui, et tout le monde, tout le monde tout nus, il fallait sortir. Même qu'une fois, j'étais tellement amaigri que le chef de block, le fameux chef de block, ne m'a pas fait passer. Parce que, même aujourd'hui je suis gros, j'ai des petites fesses.

 

Et vous deviez toujours avoir peur que votre frère soit...

 

Mon frère, il y avait encore un autre problème. Mon frère avait des... comment on appelle ça ? Il tombait. De l'épilepsie. Avant. Alors tous les matins, quand il se levait, il avait l'appréhension qu'il ait une crise. Parce que ça lui arrivait toujours..., souvent le matin. Il fallait pas qu'il soit réveillé brutalement. Alors, on essayait de... parce qu'il fallait faire le lit, il fallait qu'il soit comme ça..., la couverture. Donc, il y avait une grande appréhension. Mais pendant tout le temps de la déportation, il n'a pas fait de crise. Il les a refait après.

 

C'est incroyable.

 

Non. Donc, il y a un tas de choses qui en font que c'est difficile.

Une journée au camp de Buna

 

Parce que quand on raconte une journée, il faut la multiplier par cinq cents. Donc, c'est toujours à peu près le même scénario. Quand on allait au travail, on sortait, en musique : la fameuse Marche de Radetzsky. Et ma fille me disait, quand j'entendais ça, je pleurais, elle me dit : « Papa, pourquoi tu pleures ? ». Toujours cette fameuse marche militaire. Et en partant, en sortant du camp, il fallait encore prendre des briques, parce que à chaque sortie de camp, on était serrés, en rangs serrés par cinq. Il fallait saluer les SS en passant et prendre trois ou quatre briques et plus s'il y a... Il fallait en prendre le plus possible pour les jeter plus loin. Après, on commence la journée de travail. La journée de travail, il fallait aussi apprendre comment faire. Parce qu'on avait un travail à faire. Il fallait savoir que dans un camp de concentration, on n'était pas payés au rendement, il fallait surtout travailler quand on vous regardait. Et celui-là qui pensait, parce qu'il avait fait un travail, que quand on le regardait, il pouvait s'arrêter, déjà il était mal parti. Après une journée, d'avoir à midi un litre d'eau, des rutabagas avec de l'eau. Donc, le matin, la nourriture c'est un morceau de pain avec un tout petit peu de margarine. La nourriture était très très restreinte. D'ailleurs, la conversation dans les camps, c'était la nourriture. Et à propos de nourriture, il fallait pas laisser même un morceau de pain traîner. Il fallait avoir le courage, quand on avait son morceau de pain, de le manger, il y en a qui le gardaient pour préserver, de le manger plus tard. Pour savourer plus longtemps. Ca non plus, il ne fallait pas le faire parce que dès qu'on posait un pain, il y avait quelqu'un qui le volait. C'est comme les gens qui mangeaient la soupe avec une cuillère fabriquée, ils grattaient ce qui est... Il n'y avait rien à gratter. Comme la nourriture qui était distribuée aussi par le chef de block, là aussi, c'est à raconter. Quand il distribuait la nourriture, le chef de block, il avait une grosse marmite comme ça avec une louche. Quand il voulait, il allait au fond, pour donner une nourriture plus épaisse. Quand il voulait pas, il vous donnait...

 

L'eau qui était au-dessus.

 

L'eau qui était au-dessus. Et c'est lui qui était le maître absolu. Comme je vous dis, avec ce chef de block, on avait... ça allait, si vous voulez. On a dû lui convenir. C'est pareil, dans la vie aussi il faut plaire. Quand même, on avait un comportement... là aussi, il y a quand même quelque chose. Dans un camp de concentration, il était important d'être, là vous allez le comprendre, « [a mensh] ». Pas parce qu'on était, qu'il fallait se laisser abaisser à la bestialité. Mais c'est pas facile. Il y en a qui pouvaient, d'autres ne pouvaient pas. Ils devenaient voleurs, ils devenaient n'importe quoi, ils devenaient fous, ils se jetaient sous les barbelés. Je pense que il y a l'âge aussi qu'on avait qui nous... Et moi, j'ai quelque chose, une particularité. Je suis un optimiste.

 

Ca a dû jouer un grand rôle ?

 

Oui. Mon frère beaucoup moins que moi. Je suis un optimiste. Je disais toujours... d'ailleurs un jour, j'étais dans un chantier, je chantonnais. Il y a un SS qui m'a lancé, envoyé du pain, comme ça. Et une fois, en..., fin 44, quand le kommando de peinture était dissout, on nous a mis dans un transport, kommando de transport de fer. Transporter du fer, c'est pas une petite affaire. Alors, le chef, le kapo, c'était un vert, c'est-à-dire, un criminel allemand. Il m'a sorti moi comme Vorarbeiter. Alors, j'ai pu ménager mon frère dans le travail. Et moi en même temps. Il s'agit de soulever des rails, à plusieurs, mais c'est..., c'est terrible. On peut pas faire ça combien de temps.

 

Surtout en hiver ?

 

Oui, mais l'hiver ou l'été c'est la même chose. Et de là, doucement doucement, on s'achemine vers 1900..., fin 43. Le 27 janvier. Je pense que la journée, ce qui s'est passé dans la journée, ça vous suffit comme...

 

Attendez. J'ai des questions à vous poser.

La maladie et la religion au camp

 

Allez-y.

 

Est-ce que vous êtes tombé malade ?

 

Une fois. J'ai encore la cicatrice. J'avais un anthrax. Et c'est là qu'on a connu aussi un médecin français qui m'a dit : « Ne restez pas à l'hôpital, dans le [Schönblock ?]. Deux jours et tu retournes travailler ». Parce que ceux qui pensaient pouvoir tirer au flanc, ils partaient tout de suite dans la chambre à gaz. Il y avait pas de..., d'abord, il y avait pas de médicaments. Là, quand on m'a ouvert cet anthrax, c'était sans anesthésie. Un pansement, et on est retourné travailler. Un élément important dans toute cette déportation, c'est le climat. Le froid. Quand on restait sur la place d'appel... pendant quatre heures, les gens tombaient par terre. A moins dix, moins quinze, sur la place d'appel, les gens ils tombaient, raides morts. Et on venait ramasser. Et comme je vous dis, après la journée de travail... Allez-y.

 

Vous avez parlé tout à l'heure de pratique religieuse dans le camp.

 

[Pour Kippour oui, quelques gens disaient la prière.]

 

Et vous ?

 

Oui. Vous savez, c'était rapide parce que c'était..., c'était pas autorisé. C'était pas autorisé. Il y avait un garçon avec nous, qui était un ancien rabbin, qui était rabbin. Qui lui, c'était aussi un homme formidable. Il montrait, quand on marchait en rangs pour aller au travail, quand il y avait des flaques d'eau, il disait : « Tu vois, qu'est-ce que c'est bien un bain de pied ». Parce que les gens qui pensaient éviter la flaque, pour déranger les rangs, ils recevaient des coups de matraque. Il fallait rester dans le rang. Donc, c'est lui qui a fait une brève prière pour ce jour-là. Autrement, les gens ne priaient pas.

 

Mais vous, vous avez gardé votre foi ?

 

Oui. Après surtout. Mais pas quand je suis sorti. Quand je suis sorti, je vous dis, on a changé de nom, et je ne voulais plus connaître des Juifs. Et puis, il s'est trouvé que, au décès de mon beau-père, j'ai dit le kaddish pendant un an et j'ai retrouvé ma judéité. Et j'ai commencé parce que quand même un souvenir, je me suis rendu compte que le peuple juif, s'il a survécu, quoiqu'on dise, s'il n'y avait pas tous ces rabbins et tous ces religieux, pendant des siècles et des siècles, les Juifs auraient disparu. Si, jusqu'à ce jour, comme tous les autres peuples antiques ont disparu, les Juifs ont survécu grâce à ces rabbins. A ces gens religieux. Au XVIIème siècle, en Russie, ils ont créé le, comment on appelle ça, le hassidisme, qu'ils ont commencé à danser, à faire la prière, parce qu'ils disaient : « La prière aussi doit être gaie ».

 

Dans votre block, il y avait d'autres Français ?

 

Oui.

 

Et il y avait une solidarité entre les Français ?

 

Pardon ?

 

Il y avait une solidarité entre Français ou Belges ?

L'absence de solidarité au camp

 

Non, non, non. Vous savez, c'est pas possible. Il faut dire que tout est fait pour qu'il n'y ait pas de solidarité. Il n'y avait pas les moyens. Qui pouvait partager son pain ? Il n'y avait pas de quoi à partager. Il n'y avait pas de solidarité. Chacun pour soi. Alors il y avait notamment quelques Juifs polonais dans un même block, chez nous, dans le kommando. Des chiens. Eux, ils étaient déjà, vous savez, dans les camps depuis longtemps, depuis 1942, ils ont déjà passé, peut-être c'est ça qui les a rendus comme ça. Mais ces gens-là, ils ont été... D'abord les kapos, juifs ou pas juifs, justement je vous disais tout à l'heure, je vous parlais du livre SS que j'ai acheté à Auschwitz. Dans la bibliothèque. Je croyais que c'était..., Cracovie, non, c'est à Auschwitz, je l'ai acheté, il y a une bibliothèque. C'est une déclaration des SS qui ont été interrogés par les tribunaux et qui ont fait leur mémoire, où ils disent justement qu'il n'y avait pas de solidarité parmi les détenus.

 

Il faut dire qu'ils ont créé toutes les conditions pour que...

 

Voilà. Tout était fait pour qu'il n'y ait pas. Vous savez, à Anvers, il y avait un Juif religieux qui a dénoncé, qui a dénoncé je sais pas combien de Juifs à la Gestapo contre de l'argent, hein. Après, lui aussi, était déporté.

 

Et vous ne vous souvenez pas de gestes de solidarité, il y a bien des moments où il y avait quand même une entraide ?

 

Ecoutez, moi je vous dis, à part l'entraide que j'ai reçue, morale de ces gens que je racontais, les kapo et les chefs de block, je n'ai pas eu d'autres. Entraide, c'est quoi ? On parlait de poulet qu'on mangeait à la maison, de poulets grillés, des biftecks, des frites. Mais de l'entraide, de l'entraide... Il y avait aucune possibilité d'avoir de l'entraide. Ils avaient pas de quoi. Il a pu y avoir peut-être quelques exceptions que je ne connais pas, que de gens ont partagé. Peut-être des pères ont partagé avec leurs enfants, mais s'ils étaient ensemble dans un même camp. Mais d'un autre..., d'un étranger à un étranger, non.

 

Et entre votre frère et vous ?

 

Oui, bien sûr. Nous, on a une bonne..., on s'est toujours bien entendus. On a toujours tout partagé, lui avec moi et moi avec lui parce que moi je le surveillais comme le lait sur le feu. Comme je vous racontais, il volait la peinture, il me faisait manger moi aussi. Ca, c'est pas la même chose.

 

Et votre optimisme lui remontait peut-être le moral ? Votre optimisme ?

 

Oui, oui.

 

Il y a des personnes qui vous ont marqué ?

 

Des personnes qui ont marqué ?

 

Oui, qui vous ont marqué à la Buna ou...?

 

Je vous dis, à part Nakache, à part ce chef de block, à part ce kapo, qui d'ailleurs, je vous raconterai par la suite.

 

Allez-y.

L'évacuation vers le camp de Buchenwald en janvier 1945

 

Parce que, le 27 janvier 45, il y a eu l'évacuation du camp d'Auschwitz. Alors là...

 

J'ai pas compris le 27 janvier 45.

 

Oui, il y a eu l'évacuation du camp d'Auschwitz.

 

Je croyais que c'était le 18 janvier.

 

Non, nous sommes partis d'Auschwitz le 27 janvier. Enfin, c'est la date que je retiens. Peut-être la libération du camp peut-être.

 

Non, je pense qu'ils ont peut-être fait partir des premiers groupes. Alors, donc, pour vous, c'était le 27 janvier...?

 

Nous sommes partis donc à pied, sous la neige, avec des sabots, avec nos tenues légères, sous la neige jusqu'à la gare de Gleiwitz, qui se trouve à soixante dix kilomètres d'Auschwitz. Qu'on a fait à pied. Pendant cette marche, beaucoup de gens tombaient ou tentaient de s'évader, qui étaient tout de suite descendus parce qu'on était encadrés avec les SS et les chiens, et ils tiraient tout de suite sur quelqu'un qui sortait du rang. Et on s'est arrêtés à une briquerie à mi-chemin, on s'est reposés quelques heures, on est repartis. Arrivés à Gleiwitz, on a encore attendu là-bas, je ne sais pas, un jour ou deux, et après on nous a mis dans des wagons découverts, et on nous a entassés. C'est là aussi, c'est un véritable drame. Pourquoi ? Parce qu'on n'avait pas de nourriture. Mon frère et moi, on se tenait dos à dos et quand nous sommes arrivés à Buchenwald, on avait les mains ensanglantées. Parce qu'on ne pouvait pas s'asseoir. Celui-là qui s'asseyait était écrasé par ceux qui étaient dessus. D'ailleurs quand nous sommes arrivés à Buchenwald, il y avait ça, des cadavres en dessous. Parce que il y avait pas de... on nous mettait debout, s'asseoir, c'était se faire écraser. Et mon frère et moi, on se battait dos à dos. Arrivés à Buchenwald..., posez vous des questions.

 

Le trajet a duré combien de temps en train, dans ce train ouvert ?

 

Oh, c'était pas loin puisque c'était à la frontière tchécoslovaque. On ne marchait pas vite de...Auschwitz, de ...

 

De Gleiwitz ?

 

Gleiwitz. Ca a duré deux jours, trois jours, je ne sais pas. Parce qu'il marchait doucement, il y avait des bombardements.

 

Vous êtes passés par Prague ?

 

Oui. On est passés par Prague, et c'est là justement, il y a des gens qui ont cru bien faire à jeter du pain dans les wagons. Ca a déclenché une bagarre terrible, pour avoir le pain.

 

A votre arrivée à Buchenwald...?

Le quotidien dans le camp de Buchenwald

 

On nous a fait descendre et on nous a dit qu'on va passer à la douche. Mais là, nous on s'est méfiés de la douche. Mais effectivement c'était des douches. On nous a mis dans des blocks de quarantaine. On était du même block que Elie Wiesel. D'ailleurs, lui aussi était dans la Buna, Elie Wiesel. Mais je ne sais pas dans quel block il a été.

 

Je laisse passer un avion dehors, il y a...Mais vous l'avez rencontré Elie Wiesel ?

 

Non.

 

Non ? A Buchenwald, vous êtes toujours avec votre frère ?

 

Oui, toujours avec lui et on nous a mis dans le camp de, ce qu'on appelle la désinfection, dans le petit camp. Et c'est là aussi, il y a toujours cette fameuse chance qui vous sourit quelque part. Il y avait le médecin qui me fait..., c'était un médecin français, je ne me rappelle plus de son nom, qui a entendu qu'on était dans le petit camp. Il nous a fait sortir, il nous a emmenés dans le block des Français, où les conditions de vie étaient déjà quand même meilleures. Parce que dans le petit camp, tous les matins, on se chargeait des morts devant la porte. Et avec un chariot, ils étaient ramassés pour amener au crématoire. Parce qu'à Buchenwald, il y avait pas de chambre à gaz.

 

On peut dire que c'était très dur de survivre à la quarantaine ?

 

Oui. C'était très difficile parce que ces baraques à la quarantaine, c'était l'épouvante, c'était le typhus, c'étaient les poux, c'était... Les conditions d'hygiène, de toilette, tout ça c'était... Comme à Auschwitz, c'est la même chose, les toilettes. La nuit, il y avait un tonneau comme ça pour aller uriner. On apprend comme ça que quand on entendait du bruit, parce que celui-là qui le remplissait, il fallait qu'il le sorte. Alors, on finit par apprendre qu'il ne faut pas aller uriner quand le tonneau est plein. Il y a des choses comme ça.

 

A Buchenwald, vous avez retrouvé des gens que vous connaissiez d'Auschwitz ?

 

Non, non. Il y avait mon frère et moi. Là, on a travaillé à couper du bois mais enfin, c'était..., c'était quand même pas Auschwitz.

 

Comment se comportaient les SS avec vous ?

 

On ne voyait pas beaucoup là. Ils étaient pas souples non plus parce que, à Buchenwald même, c'était surtout dans les kommandos, autour de Buchenwald, il y avait des kommandos, très durs. Buchenwald, c'était le camp de base, il y avait, je ne me rappelle plus comment ça s'appelle, où ils fabriquaient des V..., des V1, des V2, des souterrains. Mais c'était quand même vers la fin déjà tout ça.

 

Et qu'est-ce qui vous indiquait que c'était la fin ?

 

C'est-à-dire qu'on entendait quand même les canons.

 

Est-ce qu'à Buchenwald vous avez croisé des enfants ?

 

Des enfants ?

 

Oui.

 

Non. Non, moi j'ai pas croisé des enfants.

 

Et vous, vous travaillez dans quel kommando à Buchenwald ?

 

kommando de bois. Je ne connais pas le numéro.

 

Vous partiez le matin dans la forêt ?

 

Oui. On partait dans la forêt, on coupait des troncs avec des scies.

 

Vous avez traversé des villages ?

 

Je ne pense pas, non, non.

 

Et vous n'étiez pas confronté à des STO ou d'autres types de travailleur ?

 

Non, non, pas là non plus.

 

Et comment se passe la libération de Buchenwald ?

La libération du camp de Buchenwald et le retour en France

 

Le 11 avril 45, l'armée américaine est arrivée, mais les SS sont restés jusqu'à la dernière minute. Ils sont partis, les Américains sont entrés dans le camp. Il y avait énormément de morts parce qu'ils ont ramassé, à Buchenwald, il y avait déjà des..., comme on dit, les résidents. Et puis tout ce qu'on a ramené, un peu des alentours, les évacuations successives sur l'Allemagne nous amenaient sur Dachau, sur Buchenwald, sur... je ne sais pas encore d'autres.

 

Bergen-Belsen.

 

Hein ?

 

Bergen-Belsen.

 

Oui, ils sont entrés. Donc, il y avait aussi beaucoup de gens qui étaient déjà malades, qui étaient déjà fatigués, qui mouraient aussi. Il y avait, c'est pour ça, que je vais en revenir au kapo Louis parce qu'il était avec nous à Buchenwald. Quand..., ils voulaient tuer les Juifs jusqu'au bout. D'ailleurs, il y a des kommandos, des gens qui sont sortis, ils ont été brûlés au lance-flammes. Nous, dans notre block, on a dit : « Vous ne sortez pas ». Au moment où on a dit l'ordre de départ, on s'est tous dispersés dans le camp. Et on s'est cachés jusqu'à l'arrivée des Américains. Et ceux qui sont sortis se sont fait tuer. Il y avait là un amoncellement de cadavres, pas seulement de Buchenwald comme je vous dis, tous les arrivages de partout, et dans le petit camp, tout ça c'étaient des gens qui étaient déjà malades. Et à la libération du camp, les Américains sont arrivés, ils ont fait manger les gens des boîtes de conserves. Il y en a beaucoup qui sont morts de dysenterie.

 

Vous ne vous êtes pas rués sur la nourriture ?

 

Non. On a mangé des pommes de terre. Mais on ne s'est pas rués. Vous savez, vous savez ce que j'ai ramené moi de Buchenwald ? Il y en a qui ont pillé des maisons, dans les villages autour, moi j'ai ramené une miche de pain. Nous, on a ramené une miche de pain. Et arrivés à la gare d'Orsay, vous savez, quand le Bon Dieu vous accompagne, il vous accompagne partout. Sur le quai de la gare, nous, mon frère et moi toujours, on était en attente, parce qu'on n'avait pas où aller. Il y avait deux scoutes, deux jeunes filles scoutes qui se sont approchées de nous et nous ont demandé ce qu'on fait. Ils nous ont amené, ils nous ont donné un petit bout de papier avec une adresse : « Venez à manger demain à midi chez nous ». Mon frère et moi parce que, vous savez, dans la rue les gens nous donnaient des cigarettes. Seulement, il y a quand même quelque chose, quand les déportés sont rentrés, on ne nous a pas donné... Actuellement, quelqu'un fait un accident de voiture, on lui fait des tests psychologiques, on lui fait des soins psychologiques. Les déportés, à l'époque, non. Et on nous a lancés comme ça dans la vie. On a quand même payé cher psychologiquement. Et donc, c'est des soeurs. Mon frère et moi, avec le petit papier. Et puis on est allés. Et c'était sur le boulevard Victor, à Paris. Toute la maison s'était collectée pour nous faire à manger. Alors, l'une de ces deux scoutes, la pauvre vient de mourir il y a quelques mois. On est restés toujours en contact. Et mon frère s'est marié avec l'autre. Il a eu deux enfants, dont une que je vais rejoindre ce soir. Et l'autre qui habite pas loin de chez nous à Saint-Gilles, une pharmacienne. Et cette famille, après, il nous ont amenés à Livarot. Vous connaissez Livarot ? Le pays du fromage. Ces gens, ils nous ont gardés, les parents de ces scoutes, pendant trois ou quatre mois chez eux. Ils nous ont nourris, habillés, le dentiste, le médecin. Après, nous sommes allés à Paris dans un appartement qu'ils avaient rue Maublanc. C'est des gens extraordinaires, des catholiques dignes de leur foi.

 

La ville de Livarot vous a bien accueillis ?

 

Avec la fanfare. Quand nous sommes descendus du train, le maire, Monsieur Lescene, est un conseiller général et maire du village. Il nous a reçus, tout le village nous a bien reçus.

 

Ca ne vous a pas fait drôle d'entendre encore un orchestre ?

 

Oui, mais c'était pas la même ambiance.

 

A votre retour de déportation, vous pesiez combien ?

 

Trente huit kilos.

 

Et avant votre départ en Normandie, vous avez pas été accueillis à l'Hôtel Lutetia ?

 

Oui, mais on n'est pas restés. On n'y est pas restés. On a eu un peu d'argent par, comment ça s'appelle, je me rappelle... une asso..., le machin, excusez-moi, une organisation américaine [?] peut-être, je ne sais pas. Elle nous donne un peu d'argent, une possibilité d'exister. Et puis ensuite quand même, nous sommes partis donc de Livarot à Paris, dans l'appartement où ma belle-soeur actuelle vivait avec son frère, qui faisait des études à ce moment-là.

 

Attendez, votre belle-soeur, c'est la... c'est qui par rapport à votre famille ?


Partie 3 - L'après-Guerre

La reconstruction difficile

 

C'est à dire ma belle-soeur, c'est une soeur, une des deux scoutes qui nous ont reçus. Une est devenue ma belle-soeur.  Et ils habitaient à Paris rue Maublanc. Et on est restés chez eux aussi quelques temps, et moi, je suis redescendu sur Nîmes. Et je suis, je ne sais pas mais c'est assez rapide d'ailleurs, puisque je me suis marié le 30 décembre 1945.

 

Votre fiancée vous avait attendu ?

 

Oui. Peut-être, hasard ou pas, mais enfin, quand j'ai connu ma femme, elle avait quinze ans. Quand je suis rentré de déportation, je lui ai écrit ou téléphoné, je ne me rappelle pas. Alors, elle m'a demandé de venir. Et comme ça, malgré tous les prétendants qu'elle avait, c'est moi qu'elle choisit. Moi, je jouais de la mandoline et je chantais bien.

 

Pourtant, vous ne deviez pas être en très bon état.

 

Non, mais comme je vous ai dit que j'étais optimiste, surtout qu'à cette époque-là, on était libérés, on était contents.

 

Et votre femme est juive ?

 

Oui. Ses parents aussi. Pour moi, j'aurais pas conçu ça autrement.

 

Non, parce que vous me disiez tout à l'heure qu'après-guerre vous aviez plus envie d'être juif.

 

Oui, c'est ça. Parce que j'ai tellement vu le mauvais comportement des Juifs polonais d'où descendent nos parents, ils étaient si sauvages, si mal élevés, si grossiers, si salopards parce qu'il n'y a pas d'autre mot. Mais quelques temps après quand même j'ai compris pourquoi. Eux, ils ont tellement déjà souffert que, vous savez, il reste à un moment donné que la survie. C'est comme à la guerre, il n'y a pas beaucoup de gens qui vont se donner la poitrine pour sauver un autre militaire. Tout le monde est à l'abri le plus possible. C'est normal.

 

Dans votre témoignage sur vos souvenirs d'Auschwitz et de Buchenwald, j'ai l'impression que vous essayez de nous protéger sur ce que vous avez vécu.

 

Que ?

 

Comme si vous essayez de nous protéger sur ce que vous aviez vécu. que vous ne nous dites pas tout, d'abord parce que c'est indicible. Mais est-ce que des fois vous ne faites pas des cauchemars, ou est-ce qu'il y a...

 

Je fais beaucoup de mauvais rêves. Je fais beaucoup de mauvais rêves. Mais je ne sais pas, je ne cherche pas leurs origines. Il faut maintenant vivre en paix aussi.

 

Mais il y a pas des images qui vous reviennent ?

 

Non. Des fois, des fois, j'ai fait des rêves qui, disons, qui se rapportent aux Allemands, à la guerre, à des choses comme ça, mais pas directement sur Auschwitz.

 

Mais vous parliez tout à l'heure des humiliations constantes que subissaient les internés. Est-ce que vous avez réussi après à vous relever complètement de ces humiliations ?

 

Je pense que oui. Je pense que oui. La preuve, quand on est sortis vivants, on peut dire qu'on est sorti des humiliations.

 

Est-ce que vous avez espéré le retour de Léon, de votre père ou d'Albert ?

 

Bien entendu, on a attendu longtemps, et c'est comme ça, je crois que c'est un réflexe naturel, pendant longtemps, on a espéré que peut-être un jour ils reviendront, ils reviendraient, qu'ils sont... Par exemple quelqu'un que j'ai connu, qui a disparu pendant la guerre, et quelques années après est réapparu. Mais bon, on pourrait penser pendant un an ou deux après la guerre qu'il y avait une possibilité peut-être que quelqu'un revienne. Après, il fallait bien se rendre à l'évidence. Parce que, quand vous êtes pas témoin, ma mère quand elle est morte, je l'ai vue morte, on l'a enterrée. Mais quand vous ne voyez pas mourir les vôtres, ils sont pas morts. On m'a dit qu'ils étaient morts. Mais physiquement, c'était difficile d'accepter parce qu'on les a pas vus mourir. Couramment dans la vie, les gens meurent pour différentes raisons. Mais on les voit. Mais là, comme ils sont partis en fumée, on sait pas comment on y croit. Ce que je sais, et ce que j'explique souvent, quand on sait ce que c'est maintenant les chambres à gaz, les gens ne mouraient pas d'emblée. D'ailleurs j'ai vu à Maïdanek une inscription qui disait que les gens mouraient entre dix et vingt minutes. Et dans le camp d'Auschwitz, cinq à quinze minutes. Donc, les Allemands le racontaient. Les gens qu'on mettait dans les chambres à gaz ne mouraient pas sur le coup. Si, il paraît qu'il y en a qui mouraient, tous ceux qui étaient plus près du gaz. Mais ceux qui étaient plus éloignés, ils soulevaient leurs enfants pour qu'ils aient le plus d'air possible. Pareil, les gens se bousculaient parce qu'ils étaient entassés dans les chambres à gaz. C'était pas un jardin d'enfants. Et moi je pense que, je raconte ça souvent parce que c'est important parce que c'est devenu banal de dire une chambre à gaz. Il fallait se rendre à l'évidence qu'est-ce que c'est une chambre à gaz. Et comment on y meurt.

 

Je me rappelle à Maïdanek, dans la chambre à gaz, la couleur bleue qu'il y avait sur les murs, la couleur bleu du zyklon B. Vous vous rappelez ?

 

De ?

 

La couleur bleue sur les murs de la chambre à gaz de Maïdanek.

 

Je ne suis pas allé à la chambre à gaz. Je suis allé au funéraire, là où il y a les cendres, à Maïdanek. D'ailleurs, j'ai dit une prière, j'ai dit un kaddish là-bas pour mon frère. Il y avait une bande d'Israéliens qui étaient là justement. Ils sont venus, on a pu avoir le quota nécessaire pour faire la prière, la prière des morts. Moi, j'ai fait, j'ai fait ces dernières années, j'ai dit : il faut que je fasse un retour. Je suis retourné à Auschwitz, je suis retourné à Maïdanek. Je suis retourné sur la tombe de ma mère la semaine dernière. J'ai accompli ce que je pense être un devoir. J'espère que ça me soulagera parce que moi, c'était quelque chose qui me... ma femme m'a rappelé tout à l'heure quelque chose : pendant de longues années, j'ai occulté la mort de mon petit frère. Ca m'était sorti de la tête. Il fallait que d'un coup, j'ai réalisé que lui aussi était mort. Mais je vous dis, pour les mêmes raisons, quand on voit pas mourir les gens.

Le voyage à Auschwitz

 

Vous avez été il y a combien de temps à Auschwitz ?

 

J'y étais au mois de mars cette année, et j'ai fait la « marche des Vivants », là maintenant, il y a..., la dernière, c'était au mois, au mois d'avril. Non, c'était Auschwitz, c'était l'année dernière.

 

Et vous y aviez pas été depuis?

 

Non, j'étais jamais retourné. D'ailleurs, je vous dirais, c'est vrai, c'est bien de visiter Auschwitz pour les générations, les enfants, les jeunes qui viennent et d'autres. Ils voient un peu que... Mais moi, je fais comme Microsoft. Vous savez, quand je viens dans un camp, je mets des images comme on voit à la télé. Là, on voit des bâtiments. Mais quand on nomme la vie qu'il y avait dans ces camps, la souffrance, le froid, la pluie, les marches forcées, la souffrance, la maladie. Donc, quand on voit les baraquements, à Maïdanek encore, vous savez, quand on rentre, il y a des photos des gens. Il y a quelques photos. Vous avez vu ? Donc, vous avez été à Maïdanek aussi ? Vous avez vu la Marche des Vivants ? C'est moi qui va vous interroger maintenant.

 

Je ne connaissais pas la « marche des Vivants ». Je n'en avais pas entendu parler. C'est à dire que vous refaites le parcours, c'est quoi exactement la « marche des Vivants ? »

 

C'est un parcours d'Auschwitz, du camp d'Auschwitz jusqu'à Birkenau. Et là, il y a une cérémonie, où moi je ne peux plus aller et c'est ma femme qui est montée à l'estrade devant huit mille personnes, elle a parlé de la disparition des miens. Et ils ont dit des prières pour..., il y avait des survivants. Vous ne connaissez pas la « marche des Vivants » ? Chaque année, ils le font. Donc, pendant ce temps-là, on a visité Cracovie, la ville juive de Cracovie, les synagogues, le cimetière, on a fait le ghetto de Varsovie. Il reste des traces de mur là aussi. On peut imaginer, moi souvent, je parle de ça aussi, parce qu'on parle souvent, quand on est en France, on parle souvent des déportés : quatre vingt mille déportés. Mais les millions de gens qui sont morts en Pologne, le massacre par les Allemands des Juifs dans les rues, le premier camion à gaz, à gazogène, c'était en Pologne ça, en 39. Ils ont déclenché. D'ailleurs, ils ont formé, je crois, des kommandos exprès, ils faisaient danser les Juifs religieux dans les rues, les déshabillaient, les humiliaient. Et on mettait des gens dans les ghettos d'ailleurs, dans le ghetto de Cracovie. Il y a l'histoire de la pharmacie. Un jour... vous connaissez ?

 

Oui.

 

Ils soignaient les gens qui tombaient, qui étaient blessés parce qu'on les faisait courir pour aller dans les ghettos. Et puis, je crois que les plus grandes atrocités ont été commises en Pologne. Et je crois que les Allemands ont bien choisi la Pologne pour faire ce qu'ils avaient à y faire.

Le suicide du frère et la transmission

 

Est-ce que le fait d'avoir vécu ce que vous avez vécu avec votre frère, après-guerre, vous en avez parlé ensemble ?

 

Pas longtemps. Mon frère ne supportait pas. On a fait une analyse chacun. Mais l'analyste, on avait le même. Il disait : « pourquoi vous ne parlez pas ensemble ? ». C'était difficile.

 

Et lui, comment il a vécu sa judéité après guerre ?

 

Mal, puisqu'il s'était converti, pour se marier avec cette fille qui était chrétienne et d'origine, la famille chrétienne. Donc, dont les parents étaient à Livarot. Il s'est marié, et les crises d'épilepsie, ils ont monté une affaire, ça a marché, il y a eu des problèmes. Ils avaient une des premières affaires d'entreprises en Europe en France de préservatifs. Ils ont eu des problèmes de concurrence japonaise. Et puis d'épilepsie, parce qu'il conduisait la voiture. Il est allé en Israël. Quand il est revenu d'Israël, il a fait une crise épouvantable. Dans les toilettes, il s'est presque cassé les os. Donc, il a eu de multiples raisons de se suicider. Mais je crois qu'il n'a pas supporté Auschwitz non plus.

 

Il s'est suicidé combien de temps après sa libération ?

 

En 72. Moi, je..., je réfléchis quand même. Nous avons, on se trouve des culpabilités. Coupable de quoi ? On sait pas toujours. Mais je crois que chaque personne, à la mort des siens, se dit toujours, même aujourd'hui : « on aurait dû, si j'avais su... » C'est vrai que tout le monde fait des choses des fois qu'au moment où il faut aller faire, on ne fait pas. Lui, je ne connaissais pas ses vraies raison. Mais un jour, il avait deux enfants quand même qui étaient jeunes, il s'est jeté par la fenêtre. Il est enterré à Livarot.

 

Et vous, vous avez eu des enfants ?

 

Deux. Un garçon et une fille.

 

Et vous leur avez parlé d'Auschwitz ?

 

Pas tout de suite. J'en ai parlé beaucoup, trop peut-être. Moi, je comprends que, quand on a été déporté, d'ailleurs je dis dans un article sur un journal, on n'a plus une vie normale. On croit, on croit qu'on a une vie normale. On ne peut pas avoir une vie normale. Et sûrement dans l'éducation des enfants, peut-être j'ai pas fait non plus. Je sais pas, j'ai imprégné de cette idée de la déportation. Peut-être je me suis trop donné en victime, est-ce que c'est une bonne chose, je ne sais pas. Ma fille, elle a... : « Papa, Papa ».

 

Mais elle ne vous a pas fait de reproches ?

 

Non, non, non, pas du tout. Mon fils aussi c'est un garçon très gentil.

 

Quel est votre métier ?

 

Commerçant. J'ai appris au début de cliver des diamants, mais j'étais pas suffisamment avancé et quand je me suis marié, mon beau-père m'a installé avec ma femme dans un magasin.

 

Un magasin de quoi ?

 

Confection naturellement.

 

Et vous avez été en Allemagne ?

 

Non, je ne suis pas retourné en Allemagne. J'ai traversé l'Allemagne en camion, après, en sortant de Buchenwald. Raser l'Allemagne, Francfort, par terre. Mais j'ai eu l'occasion de rencontrer des Allemands et quand ils entendent que je suis un ancien déporté, et souvent que c'est l'été sur la plage, ils se sentent pas bien. Mais il y a beaucoup de gens, j'ai rencontré dernièrement là, à Nîmes, un instituteur allemand que j'ai son adresse chez moi, qui m'a demandé de prendre contact avec lui pour parler justement de tous ces événements.

 

Vous allez le faire ?

 

Je pense.

 

Ça a été important pour vous la constitution d'Israël ? La création d'Israël ?

 

Pardon ? La création d'Israël, ça a été important pour vous ? Oui, bien sûr parce que comme je le disais tout à l'heure, mon père faisait partie du parti révisionniste, sioniste. Et déjà avant la guerre, il y a des gens du Betar de chez nous, qui partent en Israël de façon illégale. Ils rentrent en Israël, dans les kibboutz. C'était important bien sûr. Et ça l'est encore aujourd'hui. On y va quand même quelquefois. J'ai de la famille qui est là-bas... J'ai une cousine d'un deuxième mariage de mon oncle, qui, donc maintenant elle a cinquante cinq ans, ils sont à Tel-Aviv, ils nous reçoivent toujours avec beaucoup de... un accueil toujours formidable.. Et j'ai des cousins, des cousines là-bas.

La mémoire entre douleur et oubli

 

Est-ce qu'avec les années qui passent, la..., la douleur change ?

 

Je crois que la douleur s'occulte. Il faut pas la réveiller. C'est comme le rhumatisme, il faut pas le réveiller.

 

Pourtant vous oubliez pas pour autant ?

 

Non, non. D'abord, on ne peut pas oublier. On ne peut pas oublier. Heureusement, heureusement qu'il y a une part d'oubli, sinon on deviendrait..., on ne survivrait pas.

 

Vous n'avez jamais pensé au suicide ?

 

Non, moi non, non. Je suis un optimiste comme je vous ai dit. J'ai eu des moments où j'étais mal, mal oui, parce que la vie a voulu que, suite à tous ces événements, on avait des fois des comportements qu'il ne fallait pas avoir. Mais j'ai compris après. Maintenant, il faut vieillir pour comprendre des choses. C'est comme le bon vin.

 

Ca a donc des vertus? De vieillir a donc des vertus ?

 

Il donne des vertus.

 

Et vous ne connaissez pas le ressentiment ?

 

Non, non. Du ressentiment contre qui, contre quoi ?

 

Contre les Allemands, contre l'espèce humaine, contre...

 

Là aussi, comment voulez-vous avoir un ressentiment général ? On peut dire tous les Français, tous les Allemands... C'est vrai que les Allemands, ils ont suivi Hitler.

 

Ou contre les Polonais, comme vous tout à l'heure ?

 

Hein ?

 

Ou contre les Polonais, comme vous tout à l'heure ?

 

Oui.

 

Il y a quelque chose dont vous voudriez nous faire part ?

 

Pas tout de suite, je vais revenir l'année prochaine.



Partie 4 - La présentation des documents

Les images des camps

 

Alors ça c'est une photo qui a dû être prise à l'arrivée d'un train d'évacuation, où les morts sont restés dans les wagons. C'est la même chose. C'est des morts dans des trains d'évacuation. On voit les parois des wagons. Celle-là, je ne peux pas vous la commenter, je ne sais pas. Ca, c'est introduction d'un cadavre dans le four crématoire. Je suppose, des photos prises par des SS. C'est pas possible autrement.

 

Comment se fait-il que vous ayez toutes ces photos ?

 

Je les ai depuis longtemps, je ne sais pas. Je ne sais pas où j'ai récupéré.

 

C'est comme une preuve de ce que vous avez vécu ?

 

Pardon ?

 

Si vous les gardez, c'est comme une preuve de ce que...

 

Oui, oui, bien sûr. Ca correspond, ça correspond bien à la réalité. Ca se traduit par les faits, ça. Ca, c'est les ouvriers qui travaillaient dans le Sonderkommando, qui préparaient pour mettre un mort dans le four.

 

Vous avez été en contact avec des personnes du Sonderkommando ?

 

Non. Vous voyez, ça c'est les pendaisons que je vous parlais. On pendait les gens..., et la meilleure preuve parce que c'est pas possible que ce soit quelqu'un d'autre qui ait pris des photos que les SS eux-mêmes. Ca n'aurait pas pu exister.

 

Vous avez assisté à beaucoup de pendaisons ?

 

Oui. Beaucoup. Une dizaine.

 

C'étaient des personnes qui avaient tenté de s'évader ?

 

Soi disant, des gens qui étaient accusés de vol. Il fallait pas, il fallait pas grand chose. D'abord, il y avait d'autres punitions. D'abord, il y avait ce qu'on appelle, il y avait une espèce de...

 

D'estrade ?

 

Estrade où on mettait les gens dessus avec des... ils recevaient vingt cinq coups de... la punition, vingt-cinq coups de Schlag. Et il y avait la punition, il y avait vite des punitions.

 

Vous avez été vous-même puni ?

 

Non, non. Comme je vous disais, j'ai appris là-bas à pas recevoir des coups. Comme vous je disais tout à l'heure, il y a des choses qu'il fallait pas faire. Il y a des choses qu'il fallait faire et d'autres qu'il ne fallait pas faire.

 

Après guerre, vous êtes lié aux associations d'anciens déportés ?

 

J'en fais partie. J'ai jamais été très actif. Ca, je pense, une photo qui, à la libération du camp, on voit des soldats américains. Ca c'est une photo traditionnelle des morts à côté des voies de chemin de fer. Ca, je ne sais pas. Je pense que c'est des gens mourant dans un block. Ce qui est indiscutable, ce sont photos prises par les Allemands.

 

C'est ce que vous appelleriez des musulmans ?

Les photographies de la famille

 

Oui, c'est ça, oui. Alors ça, c'est les frères et soeurs de mon père.

 

Vous les avez connus ces frères et soeurs ?

 

J'en connais. Il y en a un qui est pas là-dessus. Oui, j'en connais deux. Ca c'est pas là-dessus.

 

Il y en a d'autres qui sont morts en déportation ?

 

Non, attendez. Ca c'est mon père, et ça, c'est ses parents.

 

Joseph et Sarah ?

 

Voilà, c'est ça.

 

Il y a des membres de votre famille polonaise qui sont morts en déportation ?

 

Oui. Oui, en Pologne, oui. Ca, ce sont mes parents, mon père, mon père et ma mère. Ca c'est des photos heureuses au bord de la mer quand tout est encore bien. A Blakenberg. Vous connaissez Blakenberg ? Mon fils m'a passé là-bas, c'est pas loin d'Ostende.

 

Et c'est votre maman partout ?

 

Oui. Et ça, c'est une cousine que je viens de rencontrer maintenant aussi, au bout de soixante ans. Elle a quatre-vingt douze ans.

 

C'est elle qui s'occupait de vous ?

 

Oui. Il y avait tous les enfants sont là sauf le dernier. Il n'est pas né, alors là. Ecoutez, il y a Joseph, Léon et moi-même.

 

Joseph est où ?

 

En bas.

 

Et un peu plus haut c'est Léon ?

 

Non, c'est moi.

 

C'est vous, et tout en haut ?

 

C'est Léon. Ça, c'est mon père. Ça doit être vers 1935, quelque chose comme ça.

 

Et c'est le petit Albert ?

 

Oui. Voilà.

 

Le petit, c'est Albert ?

 

Non, non. Il n'y a pas Albert encore là-dessus.

 

Alors, le plus petit c'est qui ?

 

Joseph.

 

Ensuite, c'est vous qui êtes au milieu ?

 

Oui, et Léon. On change. Et ça, c'est le petit Albert à des âges différents. Ca, alors c'est pendant la guerre là. Ca se passe à Nîmes tout ça. Malgré que ce soit la guerre, c'étaient des temps, vous voyez, on n'avait pas l'air malheureux là.

 

C'est vous qui êtes en bas à gauche ?

 

Oui. Comme on dit, j'étais un « [shayn yingele] ».

 

Ca veut dire ?

 

Un beau petit [garçon].

 

Oui.

 

Vous confirmez ?

 

Tout à fait.

 

Ca, c'est toutes les photos à des âges différents de mon frère aîné avec au milieu, la photo de mon frère Léon avec Albert. Voilà, mon frère Léon entouré de moi-même et de Joseph. Là, tous les frères réunis à Blakenberg pendant des vacances heureuses. Ca, c'est le petit Albert pendant un match de foot. Ca c'est moi-même en playboy à l'âge de dix-sept ans.

 

Vous aviez été chez un photographe ?

 

Oui, je crois que c'est un photographe. Là, c'est votre serviteur après Auschwitz, quelques mois après.

 

Qui est-ce qui a fait cette photo ?

 

Je ne me rappelle pas. C'est une photo prise par un appareil normal ça. Ca c'est une photo qui était juste faite après la guerre, le magasin qu'avaient mes beaux-parents à l'époque.

 

A Nîmes ?

 

A Nîmes, ça c'est mon épouse, il y a quelques années en arrière avec mon fils.

 

Une bien belle femme.

 

Oui, elle l'est toujours.

 

Tout à fait.

 

Je ne peux pas vous dire mon âge parce qu'elle écoute là-bas. Son âge, je ne peux pas, elle écoute là-bas. Je me ferais engueuler. Ca, c'est Corinne qui s'est mariée il y a quatre ans.

 

Et vous avez des petits-enfants ?

 

J'en ai deux.

 

Moi, j'ai fini avec toutes les questions que je voulais vous poser. Est-ve qu'il y a quelque chose dont vous voudriez...

 

On peut toujours ajouter, mais il y a des moments où il faut arrêter. Je pense qu'on a dit le plus important.

 

Merci.

 

C'est moi qui vous remercie.

 



Entretien réalisé dans le cadre d'un travail entrepris par l'INA et la Fondation pour la Mémoire de la Shoah.
L'entretien vidéo est à retrouver ici : https://entretiens.ina.fr/memoires-de-la-shoah/Borne/isaac-borne/video