Les classes

CLASSES

Les classes ne sont ni des sommes d'individus regroupés par un intérêt commun, découpées sociologiquement dans la totalité de la société, ni de pures activités historiques. Il faut dire en premier lieu cette chose triviale : le prolétariat c'est la classe des travailleurs productifs de plus-value. Ce n'est qu'une fois une telle chose dite que l'on définit la classe de façon historique parce qu'on a alors posé une contradiction, l'exploitation, et la polarisation de ses termes.

Les classes se définissent comme polarisation en tant qu’activités des termes de la contradiction qu'est l'exploitation. Cependant, si l’exploitation c’est l’extraction de plus-value, il est dans la nature de la plus-value d’exister et de se développer comme profit et, dans la nature de l’exploitation, d’être un procès s’auto-présupposant. La contradiction qui résulte, dans le mode de production capitaliste, du rapport entre l'extraction de plus-value et la croissance de la composition organique du capital se développe, au travers de la péréquation du taux de profit, sur l'ensemble des activités de la production et de la reproduction et structure comme rapport contradictoire entre des classes l'ensemble de la société. Il s’ensuit que le prolétariat et la classe capitaliste sont la polarisation en activités contradictoires, sur l’ensemble de la société dans son auto-présupposition, de la contradiction qu'est la baisse tendancielle du taux de profit. Dans ce procès, la contradiction essentielle qu’est la production de plus-value ne disparaît jamais, c’est elle qui existe sous toutes les formes de la reproduction d’ensemble de la valorisation et de ses conditions de renouvellement comme reproduction du rapport social capitaliste.

Dans la transformation de la plus-value en profit en tant que procès de polarisation et de constitution des classes, ce qui opère c’est la dualité du rapport salarial comme rapport de production et rapport de distribution, c’est la dualité de la coopération dans le procès immédiat de production, c’est la constitution du travailleur collectif, c’est la distinction entre travail simple et travail complexe, c’est la reproduction des conditions du renouvellement du face à face de la force de travail et des conditions de production présupposées comme capital dans leur séparation, c’est le fétichisme inhérent à la constitution comme sources de revenu d’un élément du procès de production. La lutte des classes est une contradiction qui oppose constamment des entités par nature instables. Il ne faut pas croire que cette instabilité ne serait que le fait de la fabrication comme classe du prolétariat, elle opère également comme constitution de la classe capitaliste en tant que bloc historique de couches sociales diverses que des pratiques délimitent et définissent aires nationales, instances autonomisées de la métamorphose du capital ; nécessité de la coopération comme direction ; travailleur collectif ; instances de la reproduction du face à face dans le troisième moment de l’exploitation).

Il existe une matière première sociale que travaille la formation des classes, mais cette matière première n’est pas le fondement essentiel des rapports de production capitaliste. Cette matière première c’est le fétichisme des rapports de distribution inhérent à la liaison « naturelle » entre un élément du procès de production et une source de revenu (la « formule trinitaire »). Cette matière première, elle-même produite, est cependant matière première dans la mesure où, en elle, sa production a été effacée. Elle n’est ni vraie, ni fausse en tant que telle (matière première), elle est produite comme existant et fonctionnant telle quelle en tant que telle.

Mais il faut également comprendre que l’objectivité fondamentale de la plus-value ne fonctionnant que comme profit est un processus de dépassement de l’objectivité sous laquelle se donne cette matière première des découpages sociaux. Les moments du fétichisme, de la dualité du rapport salarial, de la distribution du revenu et des niveaux de consommation, des revenus et de leurs sources, de la distinction entre travail simple et travail complexe sont dépassés mais ne sont pas annulés dans la fabrication et la définition des classes. L’extraction de plus-value et sa transformation en profit se développe socialement sous toutes ces formes et n’existe que dans ce développement qui lui est inhérent, mais c’est toujours elle qui existe ainsi. Elle n’y existe pas comme une vérité cachée rappelant de temps à autre à l’ordre les formes d’apparition. C’est là, dans les formes d’apparition, dans leur propre dynamique, dans les relations qu’elles entretiennent, en tant que telles, entre elles, qu’agit la « vérité cachée », elle ne se dévoile pas, tels les dieux grecs dans la nudité héroïque des idées, mais telle l’extase baroque dans les plis et les reflets de sa représentation.

Il y a, si l’on veut parler ainsi, rappel à l’ordre de la part de la contradiction essentielle que constitue l’extraction de plus-value, mais ce rappel à l’ordre c’est la segmentation de la classe, c’est la prolétarisation[1] des fonctions liées à la coopération à la fois dans la division sociale et la division technique du travail, c’est, dans les luttes, la tension à l’unité qui n’est pas un a priori mais le fait de se heurter à la réalité de la séparation, c’est l’interclassisme qui n’est pas la relation entre plusieurs entités définies préalablement de part et d’autre d’une frontière. L’interclassisme est la mise à jour à la fois comme conflit et comme relation nécessaire à l’intérieur du prolétariat de la dualité de la coopération et de la dualité du rapport salarial comme rapport de production et rapport de distribution.

L’interclassisme est une dialectique interne de la construction du prolétariat qui dans la contradiction avec le capital s’extériorise et se développe en conflits et relations entre entités devenues distinctes, autonomes. L’interclassisme, c’est-à-dire la relation aux classes moyennes, est un rapport à soi du prolétariat extériorisé comme rapport à un autre dans la contradiction avec le capital. La contradiction entre le prolétariat et le capital fait éclater et autonomise les dualités et les déterminations dans lesquelles la classe est constituée en même temps que l’autotransformation du sujet qui caractérise l’activité révolutionnaire est la dissolution des catégories et donc des dualités et des déterminations qui constituent ce sujet. L’interclassisme, la relation aux classes moyennes, est à la fois d’une part distinctions et conflits et, d’autre part, dissolution de la distinction non par retour à la « pureté » de la classe mais par son autotransformation, c’est-à-dire sa propre dissolution qui dans la lutte contre le capital est l’absorption de toutes les catégories sociales constituées comme telles par leur extériorisation. L’interclassisme est un moment de la révolution comme communisation.[2]

Quand nous disons que le prolétariat est construit par la contradiction que constitue, dans le mode de production capitaliste, l’extraction de plus-value, nous disons que la contradiction centrale du mode de production capitaliste devient la condition de son dépassement comme sujet particulier et activités de ce sujet. Le dépassement de cette contradiction n’est son mouvement que de par la position et l’activité d’un de ses termes qui, dans cette contradiction, existe comme classe et pose sa reproduction en contradiction avec elle-même comme classe. Le concept d’exploitation définit les classes en présence (prolétariat et classe capitaliste) dans un strict rapport d’implication réciproque sur la base du travail productif et de l’extraction de plus-value. Dans la mesure où la forme de la plus-value est le profit, les classes sont la polarisation sociale et historique de la contradiction qu’est toujours, pour le capital lui-même, sa valorisation comme extraction de plus-value et inversement, pour le prolétariat lui-même, la reproduction de ce qu’il est comme travail productif de plus-value. En tant que polarisation, les classes ne sont pas des listes d’individus, elles ne sont pas une sorte d’ « état-civil », elles sont construites dans leur contradiction. Les classes ne préexistent pas à la lutte, pas plus que la lutte ne les constitue. Les choses sont extrêmement banales : les classes et leur lutte sont données absolument simultanément. Définir les unes c'est définir l'autre.

Mais les situations ne sont pas symétriques en ce que le capital reprend en lui-même, dans sa dynamique de contradiction en procès, dans la dynamique de son accumulation, la contradiction à lui-même qu’est sa valorisation comme extraction de plus-value. En revanche, le prolétariat est en contradiction avec l’existence sociale nécessaire de son travail comme valeur autonomisée face à lui et ne le demeurant qu’en se valorisant. Cela dans la mesure où, comme capital, cette valeur autonomisée pose toujours le prolétariat comme de trop (augmentation de la composition organique) en tant que travail nécessaire, dans le même moment où elle l’implique en tant que travail vivant pour se conserver et s'accroître. Cette détermination c’est la loi de la baisse tendancielle du taux de profit qui n’est rien d’autre qu’une contradiction de classes entre le prolétariat et la classe capitaliste qui comporte l’originalité suivante : le prolétariat est constamment en contradiction avec sa propre définition comme classe.

Dans cette contradiction qu’est l’exploitation, c’est donc son aspect non symétrique qui nous donne le dépassement. Quand nous disons que l’exploitation est une contradiction pour elle-même nous définissons la situation et l’activité révolutionnaire du prolétariat. On déduit de la définition de l’exploitation comme contradiction qu’il y a identité entre ce qui fait du prolétariat une classe de ce mode de production et ce qui en fait une classe révolutionnaire. Mais on déduit également que cela ne signifie pas que les prolétaires « sont » révolutionnaires comme le ciel « est » bleu, parce qu’ils « sont » salariés, exploités, ni même la dissolution des conditions existantes. Cela signifie seulement que la reproduction du capital n’occulte pas la contradiction par laquelle ils peuvent devenir révolutionnaires en la dépassant. En s’autotransformant (identité de la transformation de soi et de l’abolition des circonstances), à partir de ce qu’ils sont, ils se constituent eux-mêmes en classe révolutionnaire. Les prolétaires ne trouvent pas dans leur situation envisagée de façon contemplative et passive des attributs révolutionnaires. Le dépassement, se constituer en classe révolutionnaire, est un produit de la contradiction, de la lutte de classe, dans la mesure seulement où le dépassement de la contradiction gît dans le mouvement de la contradiction se retournant contre elle-même. Il en résulte qu’être une classe révolutionnaire n’est pas une réalité objective de la situation du prolétariat, mais la possibilité d’action contre cette réalité, être révolutionnaire n’est pas une essence mais l’action concrète, historiquement située des ouvriers.

Trouver, dans le mouvement du capital comme contradiction en procès, la nécessité de sa reproduction en contradiction avec elle-même, définit conceptuellement la constitution du prolétariat en classe révolutionnaire abolissant ses conditions d’existence. Mais son auto-transformation est le produit de sa propre action à partir de sa contradiction avec le capital devenue, dans ce cycle de luttes, la contradiction avec sa propre existence comme classe. La possibilité pour le prolétariat de devenir le sujet révolutionnaire ne gît pas dans le développement linéaire de caractéristiques qu’il possèderait dans son être de classe du mode de production capitaliste. Au contraire, dans cette situation, ne se trouve que la possibilité d’entrer en guerre contre tout ce qui le définissait antérieurement. Les hommes qui vivent au cœur du conflit du capital comme contradiction en procès et qui n’y trouvent jamais aucune confirmation d’eux-mêmes sont en situation de le détruire en se constituant en communauté révolutionnaire. Ils trouvent alors, dans ce qu’ils sont contre le capital, le contenu de l’abolition du capital comme production du communisme.

L’activité révolutionnaire du prolétariat est indissociablement une action de transformation des conditions sociales existantes et l’autotransformation de cette classe inhérente à sa constitution comme classe dans la mesure où celle-ci n’est jamais une confirmation mais une contradiction à soi. Ce n’est que dans cette mesure qu’elle se confond avec l’autodéveloppement du capital. On pourrait dire que nous avons affaire avec le prolétariat à l’action comme transformation du donné conditionnant par ce qu’il conditionne, une transformation de l’acteur par l’action de transformation qu’il exerce sur le donné conditionnant, la production d’un sujet par sa propre action[3].

La révolution aura à affronter la sclérose de la définition de la classe comme catégorie socio-économique, ce ne sera pas une question intellectuelle revenant à savoir qui est qui, car cette sclérose et la lutte contre elles seront la confrontation de pratiques intriquant la révolution et la contre-révolution. La première est dissolution du prolétariat, la seconde son affirmation, c’est-à-dire en fait celle du capital.

Pour une classe, se reconnaître soi-même comme classe c’est son rapport à une autre classe, une classe n’existe que pour autant qu’elle doit mener une lutte contre une autre classe. Une classe n’a pas de définition propre préalable expliquant et produisant sa contradiction avec une autre classe, ce n’est que dans la contradiction avec une autre classe qu’elle se reconnaît elle-même comme classe, c’est l’autre classe qui est sa raison d’être comme classe et c’est son autotransformaion. Ce qui a disparu dans le cycle de lutte actuel, c’est le fait que ce rapport général, définitoire des classes, puisse comporter un moment de retour sur soi pour le prolétariat comme définition d’une identité propre à opposer au capital (identité propre semblant inhérente à la classe et opposable au capital, alors qu’elle n’était qu’un produit particulier d’un certain rapport historique entre le prolétariat et le capital et confirmée par le propre mouvement du capital). Il s’ensuit que non seulement, comme on pourrait le dire de façon générale, la situation commune des exploités n’est rien d’autre que leur séparation, mais encore que, dans ce cycle de luttes, la recherche de l’unité qui n’est en creux que le fait de se heurter à la réalité de la séparation, est devenue, dans la lutte de classe, une contradiction à sa propre existence comme classe, la production de celle-ci comme limite de la lutte en tant que classe.

Quelques références pouvant servir à développer ces notes.

*Sur le prolétariat : voir Meeting 3, p. 29 et Sic 1, p. 107 (sur l’unité).

*Dans TC 19, le texte sur les grèves de 2003, le passage sur l’indiscipline du sujet (p. 152). Et, toujours dans TC 19, pp. 136-137.

*Voir (je ne sais plus où), la construction idéologique classe ouvrière / prolétariat à a fin du programmatisme, début des années 1970.

* Dans la réponse à Kosmoprolet, TC 24, p. 209.

« Dans la thèse 12, la classe ne décrirait plus que « l’impératif généralisé de vendre sa force de travail », nous n’aurions donc plus « deux camps bien définis, mais plutôt une vaste diversité de situations ». Ici, Kosmoprolet n’inclut pas (ne considère pas) dans la vente de la force de travail pour la valorisation du capital qui était au centre de la définition de « la relation de classe » au début de la thèse 12 (ce qui restreint la « vaste diversité ») le fait que cette vente, dans cette relation, se définit comme une contradiction pour le capital et pour elle-même. S’il n’y avait pas, au cœur de la prolétarisation généralisée, la contradiction qu’est le travail productif, cette prolétarisation même n’existerait pas. Donc le « flou » de la « vaste diversité de situations » ne dit pas ce qu’est le prolétariat, tout comme la vente de la force de travail ne dit pas ce qu’est le prolétariat si cette vente n’est pas saisie dans sa relation à la valorisation du capital (ce que les thèses pourtant, par ailleurs, exposent) comme contradiction. C’est alors cette contradiction qui est la définition des classes. La vente de la force de travail n’explique rien par elle-même si on en reste à ce niveau, elle ne définit pas plus la classe même si on la relie à la valorisation du capital, la définition n’apparaît qu’au moment où cette situation (la vente de la force de travail) et cette relation (de la vente à la valorisation) sont saisies comme contradiction pour cela même dont elles sont la dynamique. C’est la contradiction entre le travail nécessaire et le surtravail, c’est la baisse tendancielle du taux de profit comprise comme une contradiction entre le prolétariat et le capital, c’est, de même, le capital comme contradiction en procès. Nous avons alors l’unité de la définition des classes comme situation et pratique (comme « en soi » et « pour soi » si l’on veut). »

Les propositions théoriques de ce paragraphe sont nouvelles et ouvrent une problématique très performante. Le passage mis en gras : c’est le vrai dépassement de la dualité des positions sociologiques et historiques (le fondement théorique de ce dépassement). Une définition à la fois structurelle et dynamique (dynamique dans sa structure).

[1] Par prolétarisation nous entendons la relation toujours en mouvement entre le travail productif et le travailleur collectif.

[2] A la suite de la discussion sur les classes moyennes (voir textes dans cette rubrique du site sur le travail en cours), je pense maintenant que certaines analyses et formulations de ce paragraphe sont critiquables : « l’interclassisme comme rapport à soi du prolétariat ». Cependant comprendre l’autotransformation du prolétariat comme incluant l’interclassisme, comme dynamique de son dépassement, me paraît encore une hypothèse porteuse. La lutte des classes n’est jamais pure, mais il n’y a pas de « purification » autre que son dépassement, que la négation des classes (décembre 2012).

[3] Il faut avoir conscience que nous sommes ici à la limite de certaines dérives sartriennes dans la lecture de Marx.