Intime et conjoncture

D’abord merci à RS pour toutes ses remarques.

Je suis globalement d’accord avec RS sur la « surjustification » que j’opère au début du texte, mais j’aimerais quand même y revenir. Ce n’est bien entendu pas la « détermination en dernière instance » en tant que telle que je conteste, mais celle qui « emporte tout sur son passage », ou plutôt, dans ce cas précis, qui serait comme la neige qui recouvre toutes les aspérités d’un paysage, les spécificités. Et en réalité, ça serait plutôt l’usage qu’on serait tenté d’en faire (y compris moi) : le bulldozer de la théorie qui aplanit toutes les difficultés, du genre « au fond, tout se ramène à… », et le débat est clos. D’accord, les spécificités et la contradiction ne sont pas identiques, il y a une « hiérarchisation » à faire, mais aucune des deux ne recouvre ou ne précède l’autre : on peut toujours lire dans les deux sens. C’est ce que j’essayais de dire, mais ça n’était sans doute pas très clair.

Bien entendu, ce qui fait exister les femmes comme elles sont, y compris comme sujets, c’est « en dernière instance » le surtravail et la population comme principale force productive. Je comprends ce que veut dire RS lorsqu’il critique le terme « immédiatement » (« on n’a pas immédiatement affaire, etc. »). C’est clair que l’intime est bourré de médiations, qu’il n’est même que ça. Là c’est plus une affaire de vocabulaire ou de formulation qui est en cause (dans mon esprit le « on » ne désignait pas la théorie mais les « sujets sociaux »). Mais simplement ce que je voulais souligner par là, c’est que ces médiations n’apparaissent pas comme telles, que ce n’est pas de la détermination en dernière instance dont les sujets ont conscience lorsqu’ils ont conscience d’eux-mêmes, et que c’est ça la naturalisation, et l’idéologie, telles qu’elles sont vécues par les sujets, c’est-à-dire, si on veut, telles qu’ils les vivent comme immédiatement. Et que ça n’est pas anodin, parce que ça conditionne la manière dont les sujets existent, c’est-à-dire non seulement sentent mais agissent. Et ça c’est l’existence de la naturalisation comme idéologie réellement vécue.

Mais il ne s’agit pas de lâcher ce qui « fait exister » les sujets tels qu’ils sont, sans quoi on a effectivement un sujet posé comme point de départ, comme préalable au social, ce qui serait absurde et ne servirait à rien théoriquement. Ca n’était pas mon propos, mais il y a risque de dérapage, c’est clair. Il n’y a pas de sujet anthropologiquement originaire, les sujets sont toujours déjà constitués par la totalité sociale. (D’accord avec les remarques sur l’intime comme « rapport social » : c’est foireux. En fait je voulais simplement parler des relations.)

Cela dit, considérer le « vécu des sujets », ce n’est pas ouvrir le bureau des pleurs et dresser la liste interminable des méfaits de la domination masculine. On a clairement à articuler théoriquement ce qu’est ce vécu (ce que sont les sujets), à le replacer dans la totalité de laquelle il est idéologiquement distinct, mais pas à l’y enfermer, parce que cette même totalité n’est pas un bloc homogène et inaltérable dans laquelle seraient figées toutes les spécificités. C’est peut-être simplement une façon d’aborder les choses. On ne peut pas aller se promener dans le vent glacé des rapports réels, tels aussi qu’ils se sentent, se vivent et s’expriment, pour ensuite revenir se réfugier dans la chaleur des contradictions, à l’abri desquelles on va juger de tout le reste. Tout se passe dehors, en plein vent, ou si on veut le dire moins poétiquement à la RS il n’y a pas causalité simple entre essence et phénomènes, c’est ce que j’essayais de mettre en avant en « surjustifiant » mon propos. Et il ne s’agit pas de la « vraie vie », j’en suis bien d’accord, mais bel et bien de « comment les choses se passent ». C’est l’enjeu de la notion de conjoncture, à ce qu’il me semble.

Et d’accord aussi : « Que la « détermination en dernière instance » que serait « la population comme principale force productive » ne puisse exister et soit même impensable sans ses conditions d’existence, qu’il ne s’agisse pas de phénomènes sans lesquels elle pourrait être comme ne pas être, ne signifie pas qu’il n’y a pas de « détermination en dernière instance », de médiation, de hiérarchie, en un mot de structure. »

Et donc il n’y a jamais disjonction, pas de purs phénomènes accidentels d’un côté, et la « belle » contradiction de l’autre. Les spécificités ne se baladent pas toutes seules, elles existent dans une totalité qui les constitue. Mais cela ne signifie pas non plus qu’il n’y ait pas de spécificités. Et si ces spécificités sont bien déterminées « en dernière instance » par la contradiction, elles ont aussi une forme et une structuration propres, certes pas indépendante de la totalité qu’est le MPC, mais justement spécifique. Et ces spécificités agissent sur et donnent aussi sa forme actuelle à la contradiction principale. Parce que sinon, à quoi bon parler de conjoncture ? Il y aurait désormais les deux contradictions, et… « nous n’aurions pas besoin d’autre chose ». S’il y a besoin d’autre chose, c’est que dans la conjoncture comme moment révolutionnaire, ces déterminations se mettent à ne plus faire système, non pas de leur propre fait mais parce que la contradiction éclate, et se produisent avec toutes leurs déterminations comme conflits. Et c’est pour ça qu’il faut pointer ce que sont ces déterminations, comment ça existe ici et maintenant. Pour ce qui concerne l’intime, dès lors que la contradiction éclate ce qui est radicalement remis en cause c’est le travail, la famille, les relations h/f au quotidien, etc., c’est-à-dire tout ce qui constitue les sujets tels qu’ils se vivent. Ce qui est remis en cause c’est « comment ça se passe » à tous les niveaux, des rapports de classe à un niveau personnel et interindividuel. On a aussi affaire à ça, et pas seulement à la politique, à l’Etat ou éventuellement aux « traditions qui existent dans la tête des gens »...

Pour moi, la notion de conjoncture nous invite à penser une totalité complexe, dans laquelle chacune des « conditions d’existence » de la contradiction ont également une relative autonomie, et en tout cas une totalité où tout n’est pas « raccord », où ça se heurte et se complique. Le MPC est bien une totalité, il ne s’agit pas de dire que tout n’est qu’événement, mais pas une unité harmonieuse. Ca marche mal, c’est comme ça et peut-être même pour ça que ça marche. La forme même de la contradiction, si ce n’est son « essence » (je maîtrise mal ce vocabulaire), peut être altérée : la baisse du taux de profit continue d’exister, mais les cycles de lutte diffèrent, la contradiction change donc de « forme », mais pas d’essence. La question glisse de l’accroissement des forces productives (montée en puissance de la classe) à celle de la reproduction de la classe. Contradiction en procès. Dans ce cadre, repérer les différences de niveau, les tensions entre différents niveaux, les conditions d’existence spécifiques de la contradiction est à mon sens ce qu’impose la notion de conjoncture. Mais il est clair que le terrain est glissant, et que c’était plus tranquille quand il n’y avait que la « belle » contradiction…

En tout cas, poser à travers l’intime, que l’on conserve ou non le terme, la question de ce que sont les sujets dans le MPC, c’est essayer de se donner des outils théoriques pour penser la communisation comme abolition des classes et des hommes et femmes par l’activité des sujets eux-mêmes. On en revient à la grosse question, formulée différemment : comment les sujets constitués par le MPC peuvent-ils s’abolir eux-mêmes et abolir le MPC ? Et à le dire comme ça je sens bien tous les clignotants qui se mettent au rouge…

Certes la mise en crise des sujets dans la communisation « résulte des contradictions existantes », mais ce « résultat » n’est pas immédiat – là je veux dire « instantané » (ça n’« est » pas mais « devient » communisation, comme précise RS). Ce sont donc bien ces sujets tels qu’ils existent ici et maintenant qui sont mis en crise et mettent en crise les rapports qui les constituent, et n’éclatent « que dans leur propre action en tant que sujets car c’est ainsi que les contradictions (prol / cap ; hom / fem) sont actives (activées) ». D’où l’intérêt de définir ce que sont ces sujets et comment ils existent. C’est en effet, comme RS le souligne, la question de la communisation comme pratique révolutionnaire où rien ne s’abolit tout seul, par le seul mouvement de la contradiction « qui emporte tout sur son passage » qui est posée de ce fait, et pour moi c’est bien ça la problématique de l’autotransformation des sujets.