6. Problématiques connexes, suite

Du rythme du combat (la «mesure» des traités, ou «mass») :

Liechtenauer : «Comprends cela, toute chose a une distance et une mesure.»

On trouve dans les traités de nombreuses pièces d’escrime qui supposent que l’adversaire a paré le premier, voire le second ou même le troisième coup donné (voir l’«inverseur» de Von Danzig par exemple). Ceci, pour nous, implique l’existence d’un rythme du combat à l’épée, que les pièces aident alors à rompre. Par exemple, le poème anglais «Man Yt Wol» nous semble s’en faire l’écho en groupant les actions proposées par trois (ou plus).

D’autre part, si l’on travaille avec une épée d’entrainement non affutée (mais de poids et d’équilibre comparables à ceux d’une épée authentique) en frappant des successions de coups sur un pneu suspendu ou sur un pell (une poutre en bois dressée verticalement), on s’apercevra aisément qu’il existe une limite supérieure au nombre de coups puissants, vulnérants (tailles de haut et de bas, zwerchhauen, schielhauen), et décrivant une trajectoire correcte, qu’il est possible d’enchainer en un temps donné… L’équilibrage de l’épée, qui amène le centre de gravité à environ 10 centimètres au devant des quillons, et son poids, qui requiert une trajectoire minimum pour relancer l’arme sont les causes principales de cet état de fait (on ajoutera à ceci les déplacements nécessaires entre les frappes, qui prennent un certain temps, lors d’un duel).

Nous estimons ce rythme maximum à (approximativement) un à deux, peut-être jusqu'à trois coups par seconde, si l’on tient compte des déplacements requis, et aussi du «fuelen», ou sentiment du fer, qui ne me semble jamais être tout à fait immédiat en pratique ; ce rythme est sans conteste très différent de ce que l’on peut atteindre lors de la pratique purement sportive et récréative du «jeu à la touche» (tag-hit), où une parade-contre attaque (versetzen-snappen) effectuée avec un simulateur synthétique léger peut être nettement plus rapide…

Un autre défaut intimement lié à nos pratiques contemporaines me semble être le fait que, par «fair-play» (ou par peur de se faire mal), nous rompions fréquemment le combat dès la première touche, en contradiction formelle avec tout ce que nous enseignent les différents traités, par exemple Döbringer, qui nous invite à gagner le coup initial, puis immédiatement et sans relâche le coup d’après, de façon à ce que si le premier rate, c’est le second, le troisième ou le quatrième qui touche : on renonce ainsi volontairement à recréer donc à comprendre l'enchaînement des coups, qui est un élément important de la passe d’armes, pourtant directement tiré des manuscrits d’époque (Selon Liechtenauer : «Taille dedans et assaille-le ; submerge-le, que tu touches ou manques»)…

Si nous désirons véritablement recréer autant que faire se peut l’Art du combat que pratiquaient nos ancêtres, il serait sans doute avisé que nous nous référions nettement plus aux textes survivants que la plupart d’entre nous ne semblent vouloir se donner la peine de le faire aujourd’hui…

De l’intérêt de l’«after-blow» dans les enseignements d’écoles d’escrime historiques, par Matt Galas :

http://freifechter.com/article8.cfm

L'armure de plates : proposition pour un "fil rouge" reliant certaines particularités des techniques de combat présentées par les traités d'époque

On trouve dans les Arts de Combat décrits par les manuscrits anciens que nous étudions (période 1380-1500 environ) un certain nombre de particularités, de choix délibérés, et de parti-pris techniques qui nous interpellent:

* Le choix incontestable de la lutte "médiévale" au corps à corps pour le combat sans armes en tenue "civile" (même si on doit aussi donner des coups de poing, de coude, etc.) plutôt que celui d'une forme de pugilat par exemple;

* Parmi les techniques de lutte médiévale, le choix d'un coup de pied "simple", descendant, frappant le tibia (à la rigueur, le genou) adverse, et pas de coups de pied "hauts";

* Les pièces de combat à la dague présentent environ 75 % de frappes descendantes, venant d'en haut (au-dessus de l'épaule), alors qu'environ 84 % des attaques au couteau "contemporaines" sont portées par le bas (depuis la taille);

* la description de la prise en main de l'épée par le codex Döbringer (deux mains collées l'une à l'autre, on ne tient pas le pommeau), tenue qui est peut-être aussi "physiquement" contrainte par la forme spécifique des poignées des épées elles-mêmes;

* le "bâton de Saint Marc" chez Falkner est très clairement une préparation en vue du combat à pied à l'arme d'hast (hallebarde, "hache" bourguignonne, vouge, fauchard, etc.).

Peut-on concevoir un lien quelconque qui pourrait rendre compte de TOUTES ces particularités d'un seul coup, et par là-même rendre nettement plus cohérent un ensemble de traités rattachés au "Kunst des Fechtens" qui nous semblent de prime abord un peu "décousus", sans méthode pédagogique bien claire ?

Pour tenter de répondre à cette question, il me faut d'abord faire un court rappel historique, puis rapporter les quelques enseignements que j'ai tirés d'une expérience d'archéologie expérimentale (en amateur ;) que je suis en train de tenter de mener à bien actuellement.

Rappel historique: à l'époque où les premiers auteurs des traités de combat qui nous sont parvenus prennent la plume (c. 1380), l'armure de plates existe et est répandue partout en Europe depuis environ 30 ans (années 1350), soit depuis plus d'une génération. Les auteurs des traités ne peuvent donc qu'être intimement familiarisés avec ce type d'équipement guerrier. D'autre part, ces maitres d'armes s'adressent à une clientèle composée en totalité de grands nobles, de chevaliers et de gens de guerre assez aisés, pour qui acheter une armure était non seulement possible, mais également nécessaire (une armure de plate coûterait, pour un chevalier, environ l'équivalent du prix d'un véhicule personnel pour un ménage actuel).

Il serait donc finalement assez logique d'envisager que les riches clients des maitres d'armes anciens avaient en priorité à cœur d'apprendre à bien se servir de leur "char d'assaut" personnel, pour la guerre comme pour le duel à pied... L'application du "rasoir d’Occam" voudrait donc que certains maitres aient formulé des enseignements de combat qui puissent être aisément "exportés" à la finalité suprême couronnant leur enseignement, à savoir, le combat à pied en armure de plates complète, ce qui expliquerait en définitive certaines des particularités listées précédemment.

Pour tenter de confirmer cette hypothèse, j'ai récemment entrepris de m'équiper d'un "harnois blanc" complet, datant du début de la période (1370-1435 environ). J'ai pour des raisons de contrainte budgétaire (hélas !) choisi de me procurer des pièces du commerce, venant de trois sites de vente en ligne étrangers et de deux sites français (liste des pièces et des fournisseurs disponible sur demande pour les curieux ;).

Le Diable résidant comme toujours dans les détails, il m'a d'abord fallu modifier certaines pièces de manière assez extensive (gorgerin), et il était absolument nécessaire d'obtenir une veste d'armes (et pas un gambison !) ainsi que des pièces d'armure assorties qui m'aillent à quelques millimètres près, sous peine d'obtenir un équipement totalement inutile :p. Exemple: le premier modèle de cuissots que j'ai utilisé était mal conçu et ne me permettait pas de monter ou descendre des escaliers correctement, ce qui aurait pu revêtir une certaine importance lors de l'assaut d'une place...

Mais après tous ces efforts (et la perte de nombreux litres de sueur), j'ai pu constater un certain nombre de faits fort intéressants : par exemple, l'armure bien ajustée pèse assez peu sur les épaules, ce qui permet des mouvements relativement aisés de haut en bas (attaque à la dague, garde "Vom Tag" à l'épée). Il est à noter que l'on peut adopter presque toutes les gardes de l'escrime allemande en étant "fervêtu", mais avec les coudes un peu pliés: position de tenue d'épée que l'on retrouve dans le traité de Paulus Kal lors du "Blossfechten" sans armure ;).

D'autre part, si l'on désire tenir l'épée à deux mains, et non en "demi-épée", il est possible, lorsque l'on porte une armure, d'adopter la tenue "Döbringer": elle permet aux deux bras de former un triangle isocèle avec la poitrine, permettant ainsi à peu près toutes les transitions entre gardes; en outre, si on veut avoir les deux mains sur la poignée, cette tenue est obligatoire ; si l'on saisit l'épée par le pommeau, on va ouvrir un peu l'angle entre chacun des deux bras et la plaque de poitrine, mais on frappera moins précisément. Toutefois il est assez malaisé de lever les bras très haut: on aura du mal à adopter des gardes telles que "Ochs" (ou "Nebenhut").

Il est nettement plus confortable d'adopter une prise en "demi-épée", conforme aux illustrations des traités anciens ;).

D'autre part, l'armure agit effectivement comme un MULTIPLICATEUR DE FORCE, puisque chaque coup de haut en bas, chaque geste technique impliquant une rotation du torse notamment (lutte, coups d'épée), produit un coup ou une frappe à laquelle se rajoute l'inertie due au poids (non trivial) du harnois.

Le port de l'armure ne dégrade pas significativement les performances en combat, même s'il est indubitablement plus aisé d'employer une arme d'hast qu'une épée. En revanche, les techniques de corps à corps contre un adversaire sans armure fonctionnent très bien, l'adversaire a peu de chances de l'emporter: l'armure est en elle-même une arme...

Le problème semble en fait plutôt résider dans la gestion de la durée du combat dans le temps: il faudrait demander à Daniel Jacquet de la GAGSchola de Genève combien de temps il estime que l'on peut combattre effectivement en portant le harnois, avant de s'effondrer à cause d'un coup de chaleur ou d'une crise cardiaque ! En ce qui me concerne, sans en avoir l’habitude ni l'entrainement, une à deux heures d'affilée semblent déjà une durée assez conséquente...

De ce fait, l'emphase portée par certains traités sur le combat en armure complète n'est que naturelle: les limites d'emploi de l'armure nécessitent un entrainement rigoureux. Paulus Kal place son chapitre sur le "harnishfechten" juste après la joute à cheval, et avant toutes les autres techniques (épée longue, épée-bouclier, lutte, dague, messer...).

Les possibilités d'évolution en armure de plates : http://www.youtube.com/watch?v=5hlIUrd7d1Q

En guise de conclusion à ce chapitre, et au vu des particularités d'emploi de l'armure de plates ("invulnérabilité" en bataille, mais pour un temps limité seulement, et il faut rappeler ici que l'armure a à l'origine été développée pour lutter contre la "pluie de flèches", donc est très peu vulnérable aux armes de trait !), j'aimerais proposer une relecture non orthodoxe de la bataille d'Azincourt (car partiale et bien entendu biaisée à l'encontre de l'envahisseur Anglois ;): serait-il possible que l'impatience des chevaliers français soit en fait due à une bonne perception de leur limite d'endurance sous le harnois, plutôt qu'à un "caractère national" emporté ?

Et étant donné la performance impressionnante du maréchal Boucicaut durant la bataille (il a traversé à pied, en armure, en combattant, toutes les lignes ennemies densément occupées par 6 à 7000 archers et hommes d'armes, pour être finalement arrêté par les gardes en armure autour du roi Henri V d’Angleterre, qu'il a manqué de peu d'occire), n'y avait-il pas là l'application d'une sorte de "plan de bataille" français combinant la "furia francese" ET la perception assez juste de la relative impunité apportée par le harnois ? Peut-être la bataille d'Azincourt aurait-elle bien pu, en définitive, se solder par une victoire française ? ;)

Bataille d'Azincourt :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_d%27Azincourt