5. Problématiques connexes

"Les problèmes les plus simples" : un florilège des questions que nous nous posons, et quelques sujets qui nous intriguent.

Note liminaire : les articles qui suivent représentent avant tout les opinions personnelles, les humeurs, et/ou l’état actuel de la compréhension des membres de la Schola Draconis sur certains sujets : nous ne prétendons absolument pas qu’il s’agisse là de «vérités d’évidence» gravées dans la pierre, et nous sommes naturellement toujours ouverts au débat (que nous tenons par ailleurs pour tout à fait nécessaire) sur les dits sujets...

*Remarques générales liées à l’étude des traités

**Un «Kunst des Fechtens» bien moins monolithique qu’on ne le perçoit aujourd’hui ?

Nous sommes d’avis que chacun des glosateurs a eu, dès le départ, une interprétation très personnelle des merkverse qu’ils attribuaient eux-mêmes à un certain auteur (peut-être mythique), Johannes Liechtenauer, et ce, dès la toute première glose: le concept du «Nach» donné par Döbringer est unique et très différent de celui des glosateurs suivants (pourtant il s’agit bien là d’un concept fondamental du «Kunst des Fechtens»), de même que son «changement au travers» ; l’explication du nom du «Schielhau» (ou «coup lorgnant») par Von Danzig semble quelque peu laborieuse (il faut loucher vers la pointe de l’épée adverse…).

Kal et Falkner citent les Zettel, mais les illustrations des pièces en regard n’y correspondent pas toujours ; Talhoffer préfère placer tout le poème du maître en un seul bloc au début du traité, mais les légendes commentant ses pièces illustrées ne s’y réfèrent jamais ; le Codex Wallerstein utilise les mêmes concepts (Vor, Nach…) mais sans jamais citer les merkverse ; Falkner donne des interprétations radicalement différentes de certains vers («lingk gegen rechten stark soltu fechten» ; «Oder mit der sterck dein arbeit damit merk»)…

Il nous semble donc fondé de proposer à la sagacité de nos contemporains que chaque auteur ancien ait consciemment adapté, ou en d’autres termes, capté à son propre profit l’enseignement antérieur mais cryptique (lire : incompréhensible ;)) de Liechtenauer, suivant ses objectifs, ses préférences, et surtout son degré de compréhension personnel (nécessairement subjectif) de l’enseignement du maître, couché en vers d’apprentissage opaques. D’ailleurs il faut bien remarquer que ces fameux merkverse sont si peu clairs que nous-mêmes sommes profondément tributaires de leurs glosateurs successifs pour nous aider à leur attribuer un sens.

Nous soupçonnons maintenant fortement que les «anciens» glosateurs jouaient tout comme nous «aux devinettes», c’est à dire qu’ils ne comprenaient pas plus «naturellement» le sens des merkverse que nous autres «modernes»…

De plus, à notre avis, les Zettel de Liechtenauer, qui sont écrits dans le Hausbüch attribué à Döbringer en «Moyen Haut Allemand», langue plus ancienne que celle de tous les autres traités, pourraient être un peu plus vieux qu’il n’est communément admis (disons au jugé environ 1300 (soit du début du 14ème siècle), et voir § suivant), ce qui signifie que le passage sur l’épée longue du Codex Döbringer lui- même n’en serait alors pas contemporain, ou bien qu’il aurait été écrit un peu avant 1389, date supposée de compilation du manuscrit (mais il est en fait très difficile de dater précisément ce Hausbüch, qui est une compilation «à la Prévert» de textes de provenances et peut-être d’époques différentes) (…Appel à l’aide aux codicologues professionnels qui se dissimulent parmi nous (si, si, il y en a ;)).

Il est possible aussi que Döbringer soit bien le seul contemporain de Liechtenauer que nous connaissions, et si tel était le cas, serait-il alors le plus authentique exégète des merkverse que nous possédions, donc le seul qui ait correctement compris de multiples aspects de la pensée du maître (Nach, Wenden, Durchwechseln, …) ?

Toutefois, nous reconnaissons bien volontiers que les interrogations qui précèdent ne sont là qu’hypothèses extrêmement spéculatives de notre part, liées à notre ressenti personnel à la lecture des différentes gloses, et qui seront bien difficiles (sinon impossibles) à vérifier, en l’état actuel de nos connaissances…

Par ailleurs, il nous semble avéré qu’il y a eu une nette évolution dans le temps des techniques martiales proposées dans les traités, de Döbringer à Falkner : la problématique principale à l’époque de Döbringer semble être d’aller aux ouvertures au plus direct par opposition, peut-être, aux techniques d’escrime précédentes ; puisque dès 1302, il est rapporté que les chevaliers français en Flandre donnaient des coups directs de la pointe de l’épée aux flamands qui, eux, armaient leur coup de taille (premier cas rapporté de nachreisen ?).

Il nous semble que par la suite l’escrime de duel à l’épée longue proposée par Kal et Talhoffer (vers1460) se met à privilégier des types de coups (de pointe ou de taille) qui peuvent être utilisés de loin, comme aussi au plus près de l’adversaire ; enfin, à la toute fin de notre période d’étude, le fait que Falkner (vers 1495) intitule son ouvrage le «Kunste zu Ritterlicher Were» soit «Art de la défense chevaleresque» (entre autres exemples possibles) nous paraît confirmer l’existence d’une évolution permanente, d’une adaptation constante, et non triviale, des techniques de duel à l’épée longue...

A cet égard, il nous semble que des travaux tels que ceux de l’ARDAHME («tétraptyque») et ceux des AMHE du Maine se doivent d’être abordés avec une certaine prudence : il nous apparaît en effet qu’ils risquent d’être mal compris par les pratiquants actuels, car grouper des textes d’auteurs différents, qui ne sont pas tous contemporains, revient de fait à en gommer les singularités et à donner au lecteur l’image mentale que par exemple, «Ringek = Von Danzig» en termes de contenu… Alors que la valeur première de ces excellents travaux est bien plutôt de mettre en exergue les divergences entre les différents textes.

**Des traités «inutiles» ou incompréhensibles ?

Le coût important de production des manuscrits implique à nos yeux une utilité fonctionnelle forte des techniques martiales présentées : il nous est en effet très difficile d’imaginer que des ouvrages si chers et si longs à composer aient pu être complètement inutiles. Nos travaux pratiques lors de la reconstitution des pièces de dague allemande nous ont à cet égard démontré que les techniques proposées étaient directes, brutales et efficaces : c’est donc un solide argument en faveur d’une certaine utilité pratique des traités.

Le véritable problème de réinterprétation se pose à nous lorsqu’on tente de restituer les techniques de combat à l’épée, qui supposent des enchainements de mouvements et de déplacements complexes, mais n’offrent qu’une seule image (parfois erronée). Il est vrai que, de prime abord, les pièces à l’épée du Codex Wallerstein ou celles du manuscrit de Falkner n’ont rien d’évident. Toutefois nous estimons qu’il est possible de les déchiffrer à force de travail, mais que chaque manuscrit, à cause de la personnalité de son -ou de ses- auteurs, et de la période où il a été écrit, présente des challenges qui lui sont propres, dont il faut savoir tenir compte.

Il est aussi envisageable que, dans la mesure où ces traités exposaient la «propriété intellectuelle» des maîtres à une époque où le «copyright» n’existait pas, les auteurs aient délibérément choisi de crypter leurs œuvres : nous avons fréquemment constaté que des pièces particulières étaient peu intelligibles, si elles n’étaient pas auparavant complétées par la comparaison attentive avec d’autres illustrations et/ou textes appartenant à d’autres pièces provenant du même codex.

Mais tout ceci implique naturellement une recherche de longue haleine, et il n’est certainement pas suffisant de contempler durant quelques minutes les illustrations d’un ouvrage particulier (comme nous soupçonnons parfois certains de nos collègues de le faire ;)) pour pouvoir ensuite affirmer péremptoirement que l’on en a ainsi tiré la substantifique moelle !

*A quoi servait réellement l’épée longue ?

**Une arme destinée exclusivement au duel ?

A une époque où les armures de plates atteignent leur maturité (1400-1500), force est de constater que l’utilité de l’épée «une main et demie» en tant qu’arme employée sur le de champ de bataille diminue -alors que le renouveau tactique anglais du XIVème siècle («pluie de flèches», chevaliers en armure maniant une épée «une main et demie» à pied, devant les archers) est probablement à l’origine de leur mise au point à partir de la «kriegschwert», l’ «espée de guerre» médiévale.

Leur emploi militaire durant le XVème siècle tend à se restreindre au profit des armes d’hast en général (du goedendag à la pertuisane, en passant par le marteau d’armes ou la «hache d’armes» à manche long): rappelons pour exemple que Louis d’Orléans et Jean sans peur n’ont nullement (ou pas seulement) été assassinés à coups d’épée !

Les traités proposent pour le combat en armure nombre de techniques spécifiques de «halb-schwert» («demi-épée») qui permettent le maniement de l’épée comme une arme d’hast courte.

Cependant, les manuscrits nous présentent en priorité nombre de techniques où les protagonistes ne portent pas d’armure, et font parfaitement la différence entre les deux pratiques (Harnishfechten/Blossfechten).

Notre opinion, au vu de ces quelques faits, est que les épées longues, dans la période couverte par les traités que nous étudions, étaient utilisées presque exclusivement lors de duels sans armure (Blossfechten), en employant probablement les pièces d’escrime présentées dans lesdits traités, et qui sont celles qui font l’objet de notre étude, qu’il s’agisse de duels judiciaires entre nobles ou bien éventuellement d’autres sortes de rencontres («point d’honneur», bourgeoisie, noblesse urbaines : voir notamment les traces de combat sur l’épée de l’Hôtel de Cluny)).

L’épée était aussi un symbole de statut, l’arme noble par excellence, et avait donc des connotations sociales, symboliques et religieuses extrêmement fortes (cf. l’excellente exposition «L’épée, usages, mythes et symboles» présentée en 2011 au musée de Cluny) ; toutefois ces considérations d’ordre plus général sortent du cadre strict de notre démarche d’étude des techniques martiales.

Pour ceux qui voudraient avoir un bref historique du développement de l’épée longue («une main et demie») dans son contexte d’époque, voici un article sur le sujet :

http://hemaalliance.com/discussion/viewtopic.php?f=20&t=1288#p15415

*Problèmes pratiques liés aux reconstitutions de duels contemporaines

**Un «Art du combat» (ou «Art du duel») impossible à reproduire correctement aujourd’hui ?

Pourquoi ne voit-on que très rarement des postures ou des gardes provenant du «Kunst des Fechtens» lorsque l’on assiste à des duels simulés à l’épée longue entre nos contemporains ?

C’est vraisemblablement parce que, selon nous, l’escrime de Liechtenauer enseignée et pratiquée aujourd’hui dans la plupart des clubs est quelque peu incomplète ; c’est sans doute là que réside la principale différence avec l’escrime Italienne de Fiore Dei Liberi, dont les pratiquants savent mieux gérer le conflit à courte portée (en «misura stretta»), avec des coups d’épée à «Posta breve», toujours suivis par diverses techniques d’entrée en corps à corps.

Or, nous soutenons que des techniques de combat «en mesure courte» SANS obligation d’entrer nécessairement en corps à corps existent en fait également dans le «Kunst des Fechtens» : on les retrouve chez Talhoffer et Falkner (et sans doute chez Kal également, mais avec des pas inversés par rapport aux pièces de Talhoffer), et on en a probablement aussi des traces dès Döbringer (Pflug et Ochs SONT les Hengen, c’est à dire des gardes utilisables en mesure courte).

Il est probable aussi que les limitations inhérentes aux simulateurs utilisés (notamment ceux en matière synthétique) aient une part de responsabilité dans ce domaine, tant l’outil employé influence directement la qualité du travail fourni : si, par exemple, les rotations à l’épée (Winden) ne peuvent être accomplies correctement, alors personne ne tentera d’en effectuer.

Il y a aussi vraisemblablement, et de surcroît, un puissant frein de nature psychologique à l’œuvre ici : pour les pratiquants, à notre époque, le duel n’est peut-être tout simplement pas «naturel», pas inscrit dans «l’ordre des choses». Si l’on y ajoute l’appréhension assez normale de se placer volontairement en situation de danger (même si avec les armes synthétiques et les protections adéquates, on ne craint en fait pas grand chose), cela peut donner des attitudes de fuite (reculer au lieu d’avancer vers l’adversaire) ne permettant pas l’implémentation des pièces, ou bien au contraire des charges de type «kamikaze» effectuées sans aucune technique. Il est probable que le seul remède valable à cet état de fait consiste à augmenter le temps consacré à l’entraînement (et à la pratique)…

Sur le même thème :

http://hemaalliance.com/documents/Edelson.Artifacts.in.Bouting.pdf

**Cache-toi derrière ta pointe, ou : «A la fin de l’envoi, je touche»…

Un autre biais préoccupant que nous avons assez souvent constaté chez nos collègues pratiquants d’AMHE qui travaillent pourtant en principe sur le «Kunst des Fechtens», provient probablement d’une lecture de (seulement) deux passages situés tout au début du «Hausbüch» attribué à Döbringer : «Et quant un homme laisse son épée se lancer ou se tendre vers l’avant en la projetant ou en marchant en avant, l’autre n’est pas en mesure de le blesser ou de le raccourcir à l’aide de rotations ou en marchant en dehors» et : «Tout d’abord comprends que la pointe constitue le centre, le milieu et le cœur de l’épée ; pointe, de laquelle partent toutes les techniques de combat et vers laquelle elles retournent…».

Ainsi, un certain nombre de nos collègues attaquent systématiquement avec la pointe en avant, bras tendus, un peu comme s’ils tenaient des rapières… Or, si cette méthode d’attaque, qui fonctionne d’ailleurs remarquablement bien dans la pratique sportive actuelle, et qui prévaut donc dans un certain nombre de clubs contemporains (et ce, depuis plusieurs années), était aussi efficace et aussi souvent employée il y a 600 ans qu’elle l’est aujourd’hui, avec le matériel utilisé à l’époque, TOUS les traités (et celui de Döbringer en premier lieu ;)) ne le mentionneraient-ils pas, et la majorité des pièces ne serait-elle pas consacrée à contrer cette menace «claire, présente et immédiate» ???

Or, on constate en fait exactement tout le contraire : on trouve (très approximativement) une, voire deux méthodes destinées à rompre la «longue pointe» dans chacun des traités, soit environ une (ou deux) technique(s) sur vingt (soit 5 à 10%) qui sont consacrées à ce problème particulier… Et un nombre nettement plus élevé d’autres techniques (rotations au fer puis coup de pointe) qui ne sont presque JAMAIS employées aujourd’hui… Au point qu’il n’y a, par exemple, pratiquement pas de consensus entre clubs (ou même entre individus) sur ce que constituent au juste ces animaux bizarres que sont le doublement (duplieren) ou la mutation (mutieren) !!!

Alors, les traités de combat à l’épée de la tradition Liechtenauerienne, qui ont été écrits par des auteurs différents, d’époques et de provenances différentes, et qui ont été rédigés par des maitres duellistes ayant probablement vraiment utilisé des armes réelles (Kal, Talhoffer, Falkner), se trompent-ils tous complètement et ce, à un niveau extrêmement fondamental, ou bien le problème vient-il plutôt de notre lecture contemporaine imparfaite (ou paresseuse) ?

S’agit-il là d’un artefact dû à notre compréhension globalement non pertinente des sources anciennes ? Par exemple, dans le «Kunst des Fechtens», tel que présenté par les sources, tout en restant certes toujours en mouvement («frequens motus»), il semble que l’on doive systématiquement avancer vers l’ennemi («ge für sich») en attaquant, ce qui amènerait par conséquent «mécaniquement» le liage au fer (et donc le sprechfenster, l’arbeit, les rotations, le durchlaufen…), et que l’adversaire, pour sa part, accepte ce liage au fer (ou y soit contraint d’une manière ou d’une autre ?)...

Ou bien encore, s’agit-il plutôt d’un problème de nature matérielle, un artefact créé par l’emploi dans la pratique de nos «rapières» synthétiques beaucoup trop légères, donc favorisant très nettement le coup de pointe immédiat et le détachement réflexe opéré après un semblant de liage (durchwechseln, abnehmen, zücken), qui sont des pratiques omniprésentes ?

Une opinion qui me semble assez proche de la notre sur ce problème :

http://lessonsontheenglishlongsword.blogspot.fr/2009/12/seriously.html

**Distances d’engagement, taille des protagonistes

Un des problèmes les plus fréquents (et frustrants) que nous rencontrons lors de nos tentatives de recréations de duels concerne les «erreurs» de distance entre les protagonistes (on se retrouve placé trop loin, ou bien trop près, pour pouvoir effectuer une technique donnée correctement), et ceci peut être encore aggravé par une éventuelle différence de taille entre les combattants ; les traités anciens suggèrent-ils des solutions à ces problèmes récurrents (car ces situations devaient nécessairement se présenter à l’époque, tout comme aujourd’hui) ?

On peut premièrement supposer que ceux à qui étaient destinés les premiers traités avaient déjà un important bagage martial, donc que ces gens possédaient une expérience pratique en matière de gestion des distances en combat et ce, en amont de l’enseignement du maître, puisque les candidats les plus vraisemblables à cet enseignement étaient les chevaliers, écuyers, et gens d'armes.

Il est possible que les traités anciens n’insistent pas trop sur ces notions de distances d’engagement car elles devaient apparaitre comme assez évidentes à tous les protagonistes, qui de surcroît étaient probablement des athlètes accomplis, entrainés au maniement des armes et baignés dans une culture martiale omniprésente depuis l’enfance, alors que la plupart d’entre nous ne le sont pas (soyons un minimum honnêtes ici ;))...

Une conséquence assez probable de ceci est que les techniques à l’épée tirées des anciens traités sont en fait beaucoup plus dynamiques (rapides, violentes, entre protagonistes courant ou bondissant l’un vers l’autre) que nous n’en avons de prime abord l’impression au vu des images figées des parchemins... Toutefois, les jambes représentées largement (exagérément ?) écartées des protagonistes ne sont-elles pas une tentative visant à suggérer le mouvement dynamique ? (exemples: Kal, Wallerstein).

Il faut donc, à notre avis, complètement reconsidérer la question du «Zufechten» qui devient alors une phase fondamentale de l’engagement, alors que la plupart d’entre nous dédaignent cette nécessaire phase d’approche pour se camper directement à distance d’«arbeit» (et ce, en contravention formelle avec les textes des manuscrits nous engageant à courir, bondir, sauter, etc.), ce qui donne comme résultat des duels simulés qui sont au mieux brouillons, en tout cas sans conclusion bien nette ; nous faisons l’hypothèse que les anciens duellistes se jaugeaient prudemment à une distance supérieure à celle que nous pratiquons, donc hors de portée d’une attaque «avec un pas», avant de se ruer à l’assaut...

Dans cette optique, les images des anciens traités représenteraient alors le cas idéal, celui qui serait le plus proche possible du principe sous-jacent à la technique martiale ou à la pièce d'escrime considérée, plutôt que l'exemple parfait à suivre servilement ;).

Il nous semble que les traités anciens proposent des ébauches de solutions à un certain nombre de ces problèmes (distances d'engagement, et tailles différentes): il a déjà été fait mention de l’existence possible de techniques d’escrime pouvant être employées «en mesure courte», nous n’y reviendrons pas sauf pour indiquer qu’elles peuvent servir à continuer à tailler, à une distance qui serait en principe celle du corps à corps ; Talhoffer semble par ailleurs autoriser les protagonistes (le défenseur) à reculer d’un ou deux pas tout en se couvrant, ce devait d’ailleurs fréquemment être le cas en pratique ; et Falkner nous indique que l’on peut se battre «Stilsteen oder mit schreiten», soit : en demeurant immobile ou bien en faisant des pas (en avant ?).

Concernant la différence de taille entre les protagonistes, le premier «Zwerchhau» (ou «coup travers») présenté également par Falkner nous semble être un coup présentant une solution ingénieuse au problème du croisement du fer entre un homme de petite taille et un adversaire plus grand.

Il nous est toutefois difficile d’être beaucoup plus précis à ce sujet, car les tailles relatives des protagonistes représentés dans les manuscrits ne nous paraissent pas très aisément exploitables : ils sont représentés parfois baissés, parfois vus en perspective, dans des positions improbables, debout torse droit alors qu’ils devraient être penchés en avant, plus grands que leur adversaire dans la pièce suivante alors que c’était le contraire dans la précédente…

*Problématiques diverses liées plus spécifiquement à l’épée longue :

**Les simulateurs en question: le faible et le fort… Ou pas !

Même si les considérations de sécurité demeurent bien évidemment prioritaires à nos yeux, nous pensons qu’il existe aujourd’hui un certain nombre de problèmes liés aux différents simulateurs en matière synthétique que nous employons :

Fondamentalement, le «sentiment du fer» ne peut –à notre avis- absolument pas être remplacé par le «sentiment du plastique» ! Les simulateurs synthétiques nous semblent soit nettement trop souples (simulateur Rawlings) au point de ne presque pas avoir de «fort», soit trop rigides et surtout trop épais (simulateur Cold Steel, lames nylon).

Lors du liage avec des simulateurs synthétiques, il arrive fréquemment que les deux lames se «traversent» mutuellement et fouettent désagréablement les deux adversaires, ce qui signifie par conséquent que l’on ne peut alors utiliser aucune technique de rotation (winden) tirant en principe parti du faible de la lame adverse. Il arrive également que les lames rebondissent l’une contre l’autre et passent derrière la garde puis frappent les doigts. Les quillons en matière plastique/nylon sont souvent beaucoup trop épais, ou encore trop fragiles, pour être utilisés pour «capturer» (et donc contrôler) la lame adverse. Il nous semble donc qu’il y a encore place en ce domaine pour quelques améliorations… (Note, suite à Dijon XI (2012): une certaine amélioration a été constatée sur les lames synthétiques Rawlings, qui sont un peu plus rigides cette année).

La meilleure solution pour effectuer le travail technique à vitesse lente demeure donc l’épée d’exercice en métal (non affutée), toutefois elle ne peut être aisément employée lors de la recréation de duels, car le danger pour les participants est nettement trop grand. Pratiquer avec intention et force avec de telles épées nécessiterait une protection de type armure de plates, qui réduirait drastiquement la réactivité, la rapidité d’action requise pour appréhender et reproduire correctement les pièces d’escrime, par conséquent une telle solution ne saurait répondre à nos besoins.

La formule juste réside peut-être dans l’emploi d’épées en métal non affutées de type «feder» actuelles, toutefois nous n’avons pas encore eu l’occasion d’en tester intensivement, et nous craignons aussi qu’elles ne soient par nature un peu trop souples ; par ailleurs, historiquement, il nous semble que ces formes spécifiques d’épées d’exercice aient plutôt représenté des simulateurs d’épées à deux mains, ayant une lame nettement plus longue et proportionnellement assez fine, donc relativement peu rigide, et capable de ployer beaucoup plus que l’épée «une main et demie».

**La prise en main de l’épée : un geste «simple» ?

Döbringer : «Sache qu’un bon combattant doit avant toute chose guider son épée avec sûreté et certitude, et la saisir avec les deux mains entre la garde et le pommeau ; ainsi tient-il l’épée avec plus d’assurance que s’il saisissait le pommeau avec la main : et il frappe ainsi bien plus fort et violemment, car le pommeau se jette vers le haut et se balance après le coup, de sorte que ce dernier devienne plus fort que s’il tenait l’épée par le pommeau. S’il tirait le pommeau contre lui pendant le coup, ce dernier ne pourrait être exécuté avec autant de force et de perfection car l’épée est telle une balance ; en effet si l’épée est grande et lourde, alors le pommeau lui-même doit être lourd en conséquence, exactement comme pour une balance.»

Il s’agit là de la seule mention dans les traités de la manière de tenir en main une épée longue, et c’est la raison pour laquelle nous l’avons rapportée ici in extenso.

Cette prise en main, de prime abord, n’a vraiment rien d’intuitif : d’autant que la poignée de presque toutes les épées «une main et demie» «réalistes» (c'est-à-dire basées sur des reproductions d’originaux de musées) que nous avons pu prendre en main étant assez courte (20 cm ou moins) l’on est tout naturellement tenté de saisir le pommeau avec la main gauche ; ce que semblent confirmer certains traités illustrés, après une lecture superficielle, puisqu’ils représentent très fréquemment des épées aux poignées (trop) allongées, qui sont tenues par le pommeau.

Nous émettrons d’ailleurs l’hypothèse que cette déformation des poignées des épées représentées dans les premiers traités constitue dans certains cas un artefact de nature «didactique», dont l’intention pourrait être de mieux illustrer la prise en main de l’arme lors des pièces.

Pour ce qui est de l’époque suivante, (1550-1600, Mair, Meyer & al.) la nature des armes elles-mêmes change : ce sont alors des simulateurs de véritables épées à deux mains qui sont représentés dans les traités ; ces armes sont réellement plus longues, avec des poignées très allongées, et correspondent tout à fait aux véritables épées à deux mains de type «zweihander» en vogue chez les soldats du temps.

Lorsque j’ai débuté ma pratique martiale à l’épée, j’ai tout d’abord commencé par tenir mon arme de la manière «typique» mais que j’estime aujourd’hui erronée, avec la main gauche sur le pommeau, avant de m’apercevoir que je perdais notablement en précision lors des coups de pointe et en puissance lors de la coupe.

Après moult expérimentations, je suis maintenant d’avis que les dimensions de la poignée «une main et demie» («uno mano e mezza», «hand and a half») des épées longues d’époque (par opposition à nos armes d’entrainement aux longues poignées) ne doivent absolument rien au hasard ou à une éventuelle plus petite taille des mains de nos ancêtres, mais contraignent de facto la prise en main, «à la Döbringer», avec la nécessité d’avoir les mains collées l’une à l’autre et l’annulaire et le petit doigt de la main gauche sur la naissance du pommeau (soit une demie main gauche sur la poignée ;)).

Ceci se vérifie en pratique, et ce, quelle que soit la forme du pommeau, et de la poignée (testé sur pommeaux type Oakeshott H, H1, J, T, U, V, V1). Avantage pratique de cette prise en main : la main droite n’est pas tout à fait collée aux quillons, donc il y a en principe moins de risque de blessure lors des liages au fer faisant usage des dits quillons.

Je pense que la finalité "dans le monde réel" de cette prise en main particulière tient, non pas à la manière de donner UN SEUL coup, mais est en fait pensée pour rendre aussi rapide que possible l’enchainement de PLUSIEURS coups techniques, puissants, portés correctement, d'affilée (séries d'unterhauen, oberhauen, zwerchhauen, etc.): il y aurait alors, directement bâtie dans l'épée, une notion de "courroux du miséricordieux" ;).

Pour les pratiquants avancés, je désire partager quelques considérations additionnelles concernant cette prise en main de l’épée, qui me paraît si fondamentale ; chez Talhoffer et Falkner, on trouve dans les illustrations diverses techniques qui font usage du pouce et de l’index de la main droite pour guider la lame : le pouce appuyé sur le plat de la lame peut servir à accroitre la force exercée au croisement du fer lors d’un coup de haut (Oberhau), notamment en prélude à un détournement (wenden) ou à une rotation (winden), et également (chez Talhoffer) à presser en donnant un coup de pointe ; j’utilise aussi volontiers l’index droit «à la Talhoffer» en appui sur la lame pour placer des coups de pointe précis depuis les gardes «Ochs» et «Pflug», car ceci contribue grandement à améliorer la stabilité et la précision du coup.

Il est à noter que si l’on s’escrime ainsi, la main droite sert souvent plus à guider la lame qu’à tenir l’épée, donc une grande partie de la tenue en main et parfois de l’impulsion donnée lors de la frappe (Zwerchhau, Schielhau) est assuré par la main gauche. On notera d’ailleurs au passage que peu d’illustrations des traités semblent montrer une prise de type «marteau» où les deux mains agripperaient fermement l’épée de chaque côté du «séparateur» pour donner un coup puissant.

Falkner, quant à lui, adopte une prise en main originale de l’arme. Toutefois cette tenue qui lui est spécifique pourrait être utilisée en raison de la forme particulière des épées d’entrainement à longue poignée et bout arrondi qui sont représentées dans son traité.

Enfin, j’ai personnellement constaté qu’il est préférable d’utiliser le pouce gauche en appui sur la poignée pour guider la lame correctement lors des coups transversal et bigle (Zwerchhau et Schielhau) : ceci permet la même orientation précise du tranchant que si l’on utilisait le pouce droit en appui sur la lame, et autorise toutefois des coups plus puissants, avec l’avantage additionnel de ne pas mettre en danger ledit pouce droit (le pouce gauche, lui, ne craint rien).

Pour terminer sur ce sujet, je pense aussi qu’il ne faut pas hésiter à adapter dynamiquement (en permanence) la tenue en main de l’épée lors des enchainements de coups si cela s’avère nécessaire, par exemple pour empoigner le pommeau afin d’assener un coup de pointe suivant un coup furieux ou une déflexion.

Naturellement, ces réflexions sur la prise en main de l'arme me sont personnelles, et ne prétendent nullement constituer un "guide d'emploi" de l'épée: en définitive, chacun de nous tiendra son épée comme il (ou elle) l'entend :).

Un article intéressant sur ce même sujet :

http://www.hroarr.com/how-do-you-grip-a-sword/

**L’épée par elle-même: forme et fonction

***L’usage de l’arme attesté dans sa réalité historique : une finalité très clairement mortifère… (Ou : rappelons que ce n’est pas un sport que nous reconstituons ;)

Les études archéologiques des terribles blessures subies par les protagonistes de véritables batailles médiévales telles que Visby (1361, un peu antérieure à la période que nous étudions) ou Towton (1461), les récits de duels judiciaires tels que le duel à mort de Leuthold Von Koënigsegg dépeint par Talhoffer, les conseils pratiques donnés par Fiore ou Vadi sur le duel avec ou sans armure, ceux de Döbringer sur le danger du combat contre plusieurs adversaires, l’orientation clairement mortelle de certaines techniques à l’épée tirées des traités, telles que par exemple, celle figurant sur le feuillet 14 verso du Codex Wallerstein : «(…) et plante (stich) lui l’épée [au travers] comme il est représenté ici» ; ou encore le thème récurrent chez Liechtenauer et Falkner : «si tu veux te venger…» ; ce faisceau d’indices pointant tous dans la même direction nous parait attester de la finalité mortellement sérieuse des pièces et enseignements proposés par les traités de combat.

Nous pensons que la plupart de nos collègues ne tiennent pas assez compte de ce point fondamental lors de leur étude des traités : les techniques proposées n’étaient à notre avis pas du tout prévues pour le «jeu à la touche» sportif et inoffensif qu’un certain nombre de nos contemporains s’acharnent à y voir (et pratiquent assidument), mais bien pour vaincre (lire : blesser grièvement ou tuer) un adversaire lors d’un duel… ce qui, selon nous, change quelque peu la perspective !

D’ailleurs de nombreux traités nous montrent, parmi l’équipement standard des protagonistes des combats en champ clos représentés, un accessoire qui n’a pas fait couler beaucoup d’encre, à ma connaissance : le cercueil (pages de garde du Codex Wallerstein, traités de Kal et Talhoffer). Si chaque protagoniste d’un duel judiciaire amenait avec lui son propre cercueil, ne s’ensuit-il pas que l’affaire était assez sérieuse, et par conséquent, que les anciens maitres avaient pour ambition d’enseigner des méthodes réalistes, permettant à leurs élèves ou leurs clients de ne pas se retrouver trop vite au cimetière (avec toutefois le secours de Dieu) ?

Une intéressante et récente étude anglaise des écrits de Geoffroi de Charny (Livre de chevalerie, c. 1350) émet d’ailleurs l’hypothèse qu’il décrit chez les chevaliers des traumatismes psychologiques (perte de sommeil, etc.) tout à fait comparables à la «combat fatigue» c'est-à-dire au stress post-traumatique présenté par les vétérans des guerres modernes (Vietnam) : les chevaliers étaient aussi des hommes…

***Aucune chose dans l’épée n’a été inventée en vain…

Liechtenauer : «Voici ce qui constitue toute l’escrime : le secours de Dieu, un corps sain, une épée choisie pour sa bonne facture (…)»

Döbringer : «En outre, sache et retiens qu’aucune chose dans l’épée n’a été inventée en vain ; au contraire : un escrimeur doit mettre à profit la pointe, les deux tranchants, la garde et le pommeau – bref, tout ce qui constitue l’épée selon les règles particulières que ces dits éléments possèdent au sein de l’Art de l’escrime.»

****Du bon usage des quillons (ou croix) :

Au risque de passer pour des râleurs invétérés, il nous semble que nombre de nos contemporains ne tiennent aujourd’hui aucun compte des caractéristiques de l’épée en tant qu’arme elle-même.

Cette erreur répandue, qui provient probablement en partie des défauts des simulateurs que nous employons, donne parfois lieu à des situations assez vexantes : lorsque je bloque la lame adverse avec mes quillons (comme il est attesté dans les traités : Wallerstein feuillet 8 recto, Falkner feuillet 3 verso, Kal feuillet 62 recto, le krump[hau] de Talhoffer, etc.) on me rétorque alors que ce n’est pas une action valide, car cela mettrait en danger mes doigts, et donc que mon coup de pointe subséquent n’est pas valable… Il est de fait que presque personne aujourd’hui n’essaie plus de bloquer au fer la lame adverse avec ses quillons, ce qui donne pourtant un réel avantage si le propos est bien de vaincre l’adversaire…

Or, on constate que la majorité des traités représentent des épées possédant des chapes (rain guards) qui ont l’avantage additionnel de protéger les doigts dans une large mesure (Wallerstein, Kal), ou bien des épées présentant un «schilt» en avant des quillons (Kal, Falkner) et parfois les deux (Kal, Falkner, illustration «Liechtenauer» de Von Danzig). Les épées d’époque (dont la poignée a survécu) que l’on trouve dans les musées confirment ceci : l’épée de Cluny ou celle du vice-roi de Suède, Svante Nilsson Sture, par exemple, possèdent toutes deux des chapes en cuir.

D’autre part, la structure qu’adoptent les quillons eux-mêmes me conforte dans mon hypothèse de travail : quel que soit leur type, ils présentent tous une extrémité distale plus épaisse, ou une courbure vers le bas plus prononcée, ou bien des «boutons» terminaux, ou encore une forme incurvée en «S»… Tous types de formes qui, même si elles traduisent évidemment aussi des phénomènes de mode propres à l’époque, me paraissent démontrer une fonctionnalité similaire, qui est de pouvoir bloquer la lame adverse en effectuant une simple rotation sur l’axe de l’épée.

Bien entendu, je ne remets pas en cause l’autre fonction importante des quillons, à savoir infliger le «Mordschlag» ou «Donnerschlag», coup violent porté avec les quillons ou le pommeau lors du harnishfechten (combat en armure) en tenant la lame de l’épée à deux mains, à la manière d’une arme d’hast (mais aussi utilisé par Talhoffer lors du duel sans armure).

Hammaborg: "rain guard" or hand protection ? : http://www.youtube.com/watch?v=-8QBr4dTAR0

Pour les curieux : classification des quillons (croix) selon E. Oakeshott : http://www.myarmoury.com/feature_oakeshott4.html

****De l’importance capitale de tenir compte de la géométrie des lames (Ou bien : KDF = XVa ?)

A l’époque où sont écrits les premiers traités de combat qui nous concernent, on constate que les épées longues viennent d’opérer un changement radical en ce qui concerne la géométrie de leur lame : on vient de passer des épées de guerre, aux types de lames médiévales ayant une section en amande, coupant bien (types XII et XIII de la classification d’Oakeshott), dotées parfois d’une pointe renforcée destinée à percer les cottes de mailles (type XVIa), à des types mieux adaptés au combat contre des adversaires portant des armures de plates : robustes types XVII, à section hexagonale, coupant peu et ayant une pointe solide, et majoritairement types XVa à section losange (dite diamant) coupant un peu mieux que les précédentes, mais dotées en revanche d’une pointe très acérée.

Or, c’est justement ce dernier type de lame (XVa) à la pointe aiguë et aux tranchants droits, qui me semble être ordinairement représenté dans tous les traités qui illustrent de «vraies» épées (Fiore, Wallerstein, Talhoffer, Kal), par opposition d’une part à des épées qui seraient spécialement conçues pour le duel (Fiore, Vadi : pommeaux à pointes, pointe de la lame spatulée, etc.), et d’autre part à des épées uniquement destinées à l’entrainement, à bout arrondi (Falkner).

On notera aussi que l’on ne voit jamais dans ces illustrations d’épées ayant une lame «médiévale» à gouttière et tranchants parallèles (types XII, XIII, XVIa)… Et effectivement, après expérimentation pratique, mon ressenti personnel est que de telles lames sont au demeurant assez peu adaptées à la pratique du «Kunst des Fechtens» : par exemple, ma NG «Crécy» d’Albion (type XVIa) est celle de mes épées qui me semble, et de loin, le moins convenir à la restitution des pièces tirées des anciens traités : elle me donne l’impression (subjective ?) d’être un peu «morte» en main lors de frappes techniques successives.

Cette constatation me paraît extrêmement importante, car s’il est vrai que le type particulier de lame type XVa (ou parfois XVIIIb) à section losange donne des épées remarquablementagiles, ce que l’on peut aisément constater lors de l’enchainement de plusieurs coups d’affilée, il est vrai aussi que si l’on désire tailler ou entailler correctement avec, il faut alors appliquer une force et une impulsion conséquentes à l’arme, ce que quelques tests de coupe démontrent on ne peut plus clairement. Cette agilité ressentie est liée à un plus grand pourcentage de la masse totale de l’arme situé à proximité du point de pivot (la main), donc à un moment polaire moindre (d’après Michael «Tinker» Pierce, The medieval sword in the modern world, 2009, p. 41).

Attention, je ne prétends pas qu’il soit impossible de trancher ou d’entailler avec ces lames, seulement que c’est assez difficile. Le fait que ce soient ces armes, à la pointe aigue et aux tranchants droits, sans gouttière, qui sont à priori celles représentées dans les traités, à l’exclusion d’autres types existant à l’époque (XII et XIII, XVIa, XVII, XIX) me paraît en soi significatif : le «Kunst des Fechtens» qui tiendrait compte de l’arme présenterait des techniques privilégiant l’agilité de manœuvre et les frappes rapides, mais nécessiterait aussi de savoir donner des coups de taille puissants.

Alors, l’Art du Combat considéré depuis les années 1400 jusqu’à environ 1500 (de Döbringer à Falkner) a-t-il été développé spécifiquement en vue d’exploiter les capacités particulières des épées de type XVa ? En d’autres termes, dans quelle mesure les pièces tirées des plus anciens traités ont-elles été écrites pour, ou bien adaptées à, un type d’épée spécifique, et peut-on aujourd’hui le déterminer ? Pour quelles armes du monde réel Liechtenauer ou Döbringer développaient-ils leurs techniques ?

Cette question me paraît devoir être posée car des pratiques courantes telles que le «demi-coup» qu’utilisent nombre de nos contemporains depuis une garde «Vom Tag» basse, quillons sur l’épaule («lazy vom tag»), et se terminant plus ou moins en «Langenort», qu’ils interprètent probablement comme étant un zornhau (ou à la rigueur un «zornhau-ort»), s’avère inadéquat pour générer la puissance requise pour trancher ou entailler correctement, s’il est effectué avec une véritable épée de type XVa (c'est-à-dire une reproduction fonctionnelle assez fidèle, par exemple, une NG «Fiore» ou une NG «Mercenary» de chez Albion Swords) ; alors que ce type de coup serait par contre envisageable avec d’autres types de lames plus tranchantes (XII, XIII, certaines XVIIIb (voir plus bas), XXa).

A l’inverse, les techniques de «Drücken» ou de «Hande Trücken» (pressions et entailles) nécessitent d’être portées de manière suffisamment dynamique avec ce type d’épée XVa si l’on veut aboutir à un bon résultat (infliger une blessure): c’est dire combien l’arme elle-même peut conditionner la pratique, et rétroactivement la lecture et la compréhension globale que nous avons des pièces tirées des traités de combat…

L’avantage indéniable des lames type XVa, par nature relativement peu tranchantes, réside toutefois dans le fait que l’on peut sans problème utiliser de telles armes en les saisissant en «demi-épée», sans courir un trop grand risque de se couper la main : elles semblent parfaitement adaptées à cet emploi particulier (après tout, elles ont vraisemblablement été conçues pour un tel usage) ; et on trouve effectivement nombre de ces techniques de «demi-épée» représentées dans les traités : deux tiers des techniques à l’épée tirées du Codex Wallerstein sont des prises d’épée ou des techniques de demi-épée où l’on manipule directement les lames, sans gants ni gantelets d’armure.

On effectue ces techniques sans protection particulière (à mains nues), lors du «Blossfechten» ou combat sans armure (Kal, Talhoffer), ce qui me semble donc conforter l’hypothèse de l’usage préférentiel des lames de type XVa en duel judiciaire. Ce sont d’ailleurs presque toujours celles qui sont représentées aussi lors du combat en armure de plates ou «harnishfechten», les traités d’époque les dépeignent abondamment (Kal, Talhoffer, section Rossfechten de Falkner).

Vers la fin de la période (années 1450-1500), apparaissent des lames «de haute technologie» classées dans la catégorie «fourre-tout» XVIIIb; elles possèdent une section en «losange creusé» exploitant un principe un peu semblable à celui de l’arc-boutant, ce qui leur permet d’être à la fois extrêmement résistantes ET très tranchantes (l’angle formé par les deux faces situées du même côté de la lame est très aigu).

Toutefois ces armes apparaissent à une époque où la prédominance des armures de plates commence à être remise en cause (notamment pour des raisons de coût) ; de plus, il est difficile de dire si les traités que nous étudions en représentent, mais nous pensons que ce n’est pas le cas, pour deux raisons : leur date d’apparition est vraisemblablement un peu tardive (pas avant 1450-1500), et la prise en «demi-épée» serait alors nettement plus délicate… Possible exception : l’épée représentée sur la toute dernière planche du traité de Falkner (circa 1495).

Les considérations qui précèdent me paraissent confirmer qu’il nous est absolument nécessaire d’adopter une démarche pluridisciplinaire, tenant mieux compte de notre principal objet d’étude (ici, l’épée), pour contribuer à la démarche analytique sérieuse requise lors de l’étude des AMHE, qui nécessite un dialogue constant entre théorie et pratique.

C'est-à-dire en l’occurrence que, pour pouvoir ne serait-ce qu’émettre une quelconque hypothèse sur la manière de restituer correctement le geste martial déduit des pièces à l’épée des manuscrits, il est, à notre avis, capital que chacun d’entre nous se familiarise avec de véritables épées ; ou plus exactement, avec des reproductions aussi authentiques que les reconstructions basées sur des armes de musée peuvent l’être ; il est tout à fait nécessaire de tester nos hypothèses en tenant réellement compte des caractéristiques distinctes et propres à ces armes : poids, équilibre, centre de gravité, point de percussion, etc.

Si nous oublions l’«outil» dans nos travaux, nous courons le risque bien réel de nous placer volontairement dans la situation paradoxale de, disons, devoir reconstituer le tennis sportif de haut niveau à l’aide de raquettes de jokari en bois plein, ou encore de restituer les gestes techniques du golf avec des clubs en plastique mou...