Au-dessus de la composition de Nicolas Bachelier, déjà vue, Geoffroy Jarry sculpta en 1561 des esclaves enchaînés, pour symboliser la puissance de Toulouse en tant que capitale de la province du Languedoc. Jarry s'inspira de traditions italiennes, mais peut-être aussi d'esclaves semblables sculptés par Jean Goujon dans la cour carrée du Louvre quelques années plus tôt :
L'inscription en latin dit ceci : HIC THEMIS DAT JURA CIVIBUS, APOLLO FLORES CAMOENIS, MINERVA PALMAS ARTIBUS, "Ici Thémis donne la loi aux citoyens, Apollon les fleurs aux poètes, Minerve les palmes aux artistes". Dans un tel lieu il s'agissait bien entendu de glorifier la ville et son histoire.
Mais le "beau XVIème siècle" est sur le point de prendre fin. Le conflit entre catholiques et protestants qui couvait depuis quelque temps éclate en 1562 et déchire la France. Le Languedoc est particulièrement touché. Après que les protestants se soient emparés de l'hôtel de ville et aient tenté de contrôler la ville, le Parlement organise la contre-attaque et les huguenots sont chassés de Toulouse.
Les capitouls de l'année, tous protestants, sont cassés par le Parlement et doivent prendre la fuite. Parmi eux se trouvent Pierre d'Assézat et de nombreux marchands. Bastion catholique cerné de villes huguenotes, Toulouse soutenue par le roi d'Espagne devient un refuge pour les clercs languedociens chassés des autres villes, la population se radicalise et devient ligueuse.
L'âge d'or du commerce du pastel prend fin et la ville perd là un important facteur de dynamisme, mais il en demeure d'autres : les parlementaires, les grands prélats, et jusqu'au début du XVIIème siècle l'architecture Renaissance continue à refléter cette recherche de prestige et de références antiques.
Les Huguenots chassés de Toulouse en 1562, tableau d'Antoine Rivalz (Musée des Augustins)
Quand Henri IV est couronné roi de France en 1594, sa conversion au catholicisme ne convainc pas le Parlement de Toulouse qui refuse de lui faire allégeance, s'attirant l'amertume du roi qui reproche aux parlementaires d'avoir « encore de l'Espagnol dedans le ventre », en référence au soutien apporté par le roi d'Espagne à la ville dans ces guerres de religion. Ce n'est qu'en 1596 que, de plus en plus isolés, ils acceptent de reconnaître le roi.
Pour marquer l'autorité du roi et améliorer son image auprès des Toulousains, la Couronne mena une véritable stratégie de communication incluant la mise en avant de plusieurs statues et portraits où le monarque est campé en armure pour exalter sa puissance militaire et le poser en pacificateur et en protecteur de la chrétienté. Un sourire symbole de mansuétude, source de concorde, adoucit son allure martiale, illustrant sa détermination à ramener la paix dans son royaume.
En 1602 les capitouls ayant manifesté l'envie d'assurer leur postérité en construisant une galerie pour afficher leurs portraits et leur blasons, mais confrontés à l'opposition du Parlement qui bloquait les crédits, durent se tourner vers le roi pour faire autoriser leur entreprise. La royauté en profita pour faire réaliser cette statue représentant Henri IV, installée dans ce lieu stratégique de la capitale languedocienne, seule à bénéficier d'une telle campagne promotionnelle avec la capitale du royaume, Paris.
La cour du Capitole est refaite vers 1602 sous la direction de Pierre Souffron, l'architecte majeur de la fin du XVIème siècle / début du XVIIème siècle à Toulouse.
Exemple des blasons de capitouls placés sur les galeries qui entourent la cour :
En plus de la statue d'Henri IV vue ci-dessus et placée dans la cour, deux autres bustes du monarque sont sculptés pour être placés en évidence : un près du Pont-Neuf, et celui ci-dessous dans une salle du Capitole. Des portraits peints sont aussi réalisés.
16 rue des Changes.
Bâti à partir de 1568 pour Jean Astorg, capitoul en 1566-67, l'hôtel d'Astorg a un corps de bâtiment sur rue occupé en rez-de-chaussée par des boutiques. Les deux corps de bâtiment sur cour et celui sur rue sont desservis par deux escaliers en bois hors œuvre remarquables par leur qualité et leur ancienneté, dont l'un est suspendu, et par trois niveaux de galeries. Il s'agit d'un rare exemple parvenu jusqu'à notre époque d'architecture de bois, laquelle était pourtant très pratiquée à Toulouse.
L'escalier suspendu
Datée de 1575 et œuvre de Jean Aleman, c'était la porte principale de la façade ouest du Capitole, qui donnait sur une rue étroite car la place du Capitole n'existait pas encore. Elle fut remplacée à cet emplacement par une autre porte de Pierre Monge en 1671 et ne doit sa survie qu'à ce déclassement car cette dernière porte fut détruite en 1752 en même temps que la nouvelle façade du Capitole de Guillaume Cammas était édifiée.
Le sculpteur s'inspira d'un recueil de portes publié par Sebastiano Serlio dans le Livre extraordinaire. Il s'en différencie par les proportions, la superposition des ordres, l'enrichissement sculpté (bossages, cabochons) et le besoin de bénéficier d'espace pour l'héraldique des édiles (martelée à la Révolution) :
(Illustration tirée de l'exposition "Toulouse Renaissance" - 2018)
7 rue du May.
Edifié en deux campagnes (1553 puis surtout 1585), il est disposé autour d'une vaste cour caractéristique de la Renaissance dont le décor est enrichi de tables et cabochons de marbres polychromes pyrénéens.
Fenêtres de la Renaissance :
36 rue du Languedoc.
C'est Pierre de Lancrau, évêque de Lombez, qui lança de 1580 à 1591 une deuxième série de travaux sur l'hôtel du Vieux-Raisin, déjà réputé pour son architecture Renaissance du début du siècle (vue précédemment).
C'est l'ordre caryatide qui est ici mis à l'honneur, prenant la suite à Toulouse des médaillons qui s'estompèrent après 1550. Termes, atlantes, cariatides, aux visages classiques ou expressifs, jeunes ou vieux, sont munis de gaines minérales ou animales refouillées de masques et de décors érudits. Ils prennent place sur des cadres de pierre qui contrastent vivement, volontairement, avec le nu des briques.
Ces corps hybrides, ces cuirs découpés inspirés des stucs de Fontainebleau, témoignent de la maîtrise des sources les plus savantes de l'époque (Jacques Androuet du Cerceau, Philibert de l'Orme).
Place Saint-Etienne.
Dès 1545, les capitouls entreprirent de grands travaux pour remettre en état de fonctionnement un ancien aqueduc romain qui conduisait jusqu'à la cathédrale les eaux d'une haute colline. Une première fontaine fut installée par le sculpteur Jean Rancy en 1549, remplacée en 1593 par certains des éléments de l'actuelle fontaine : un obélisque en marbre rouge de Cierp (dans les Pyrénées), posé sur un piédestal creusé de quatre niches abritant des marmousets de bronze tenant chacun une aiguière et urinant comme le Manneken-Piss.
En 1649, dégradés, ils furent refaits par Pierre Affre qui remplaça les aiguières par des serpents. Ce n'est qu'au XIXème siècle que l'oeuvre fut modifiée pour cacher le sexe des enfants. D'autres éléments furent ajoutés ou remplacés au cours du temps (ce qu'illustre la multiplication des dates sur les diverses parties de la fontaine).
Durant des siècles cette fontaine fut la seule à donner de l'eau dans Toulouse, complétée par des puits (souvent infectés) et des porteurs d'eau s'approvisionnant dans la Garonne. L'usure spectaculaire de sa margelle de pierre témoigne de son utilisation prolongée et intensive.
20 rue Saint-Jacques (cour).
La construction de l'hôtel a commencé à la fin du XVIème siècle pour se terminer au début du XVIIème siècle. Il a été édifié pour Christophe de Lestang, petit-neveu d’un cardinal et de trois évêques et lui-même évêque de Lodève à 21 ans. Devenu évêque de Carcassonne, membre du conseil du roi et conseiller au Parlement à Toulouse, c'est sur ses 30 ans et vers 1593 qu'il acquiert cette parcelle entre archevêché et Parlement pour y faire bâtir son hôtel particulier.
Le corps de bâtiment principal compte un bel escalier à rampe droite dont la solennité s’exprime ici dans un décor à l’antique. Pilastres cannelés, chapiteaux, niches à coquilles, frises au dessin géométrique témoignent de la curiosité et de l’érudition du maître des lieux.
10 rue Ozenne.
De cet hôtel de la fin XVIème ou début XVIIème siècle, il reste quelques belles arcades d'origine intégrées à un bâtiment plus récent.
Élévation des ordres dorique et ionique sur les pilastres cannelés de la façade.
29 rue de la Dalbade.
L'hôtel d'Aldéguier a été bâti vers 1603 sur l'hôtel de Massas (XVIème siècle) en intégrant quelques-uns de ses éléments. Certaines des fenêtres héritées de l'hôtel de Massas sont inspirées du Livre extraordinaire de Sebastiano Serlio, et peut-être réalisées par Dominique Bachelier.
4 rue Peyrolières. Cet hôtel du capitoul Jean de Lagorrée est daté de la limite du XVIème et du XVIIème siècle.
Le décor des deux portails Renaissance met en scène des croissants de Diane, qui supportent la croix du Languedoc à gauche et un globe crucifère à droite.
Entrée du collège de Fermat.
La construction de ce monumental portail de 1605 est attribuée à Pierre Souffron et Antoine Bachelier, il constituait l'entrée du collège des jésuites fondé en 1563 dans l'hôtel de Bernuy.
Son décor sculpté - remarqué par Rodin lui-même - porte les blasons des huit capitouls de l'année ainsi que les doubles blasons de France-Navarre à gauche et de Toulouse-Languedoc à droite... pas tous bien visibles malheureusement.
Contrairement aux collèges médiévaux ce collège jésuite assurait l'enseignement des élèves lui-même, il ne faisait donc pas administrativement partie de la vénérable et réputée Université toulousaine (fondée en 1229) mais s'autorisa cependant au XVIIème siècle à délivrer des diplômes en son nom, ce qui provoqua un procès avec l'Université que le Parlement trancha en faveur de cette dernière. A la fin du XVIIème siècle cependant le collège obtint son agrégation à l'Université, il comptait alors 1200 étudiants.
25 rue de la Dalbade.
On retrouve les ornements du Vieux-Raisin à l'hôtel de Clary, la demeure la plus luxueuse du début du XVIIème siècle. Petites cariatides sur les croisées des fenêtres de la façade, décor maniériste aux plaques de marbres incrustées dans la cour, un univers fabuleux est célébré par l'architecte et sculpteur Pierre Souffron. C'est à son dessin qu'est désormais attribué le fameux portail aux atlantes de la cour, vers 1604, longtemps passé pour l'oeuvre de Nicolas Bachelier
Parti de rien et devenu premier président au Parlement de Toulouse, François de Clary voulut faire étalage de sa réussite en faisant édifier une façade entièrement en pierre, matériau qui était hors de prix à Toulouse du fait de sa rareté sur le marché local et du coût de son transport.
Non fini au XVIIème siècle, ainsi qu'en témoigne le dessin ci-dessous, le programme de sculptures de la façade fut achevé au XIXème siècle.
Encadrant les armoiries : Appolon et Mercure à gauche, Junon et Minerve à droite :
Les chapiteaux corinthiens d'un dessin inédit associent les feuilles d'acanthe à l'aigle des Clary :
Les petites cariatides sur les croisées des fenêtres :
Au niveau de la corniche, masques de lions servant à évacuer l'eau de la toiture :
Quand la porte s'entrouve, on aperçoit au fond de la cour les deux célèbres atlantes :
Décor maniériste dans la cour (vers 1611) :
C'est avec le Pont-Neuf que nous allons en terminer ici avec la Renaissance toulousaine, dont il fut la grande ambition en raison de l'ampleur et de la difficulté du projet.
La Garonne était réputée pour ses crues violentes et rapides, transformant la construction en un exploit technique et en une longue (près de 100 ans !) entreprise collective faisant appel aux meilleurs experts venus d'horizons différents.
Au long de son histoire Toulouse fut souvent la base arrière des opérations militaires contre l'Espagne, tant défensives qu'offensives, et à la Renaissance cela lui valait d'ailleurs la présence d'un important arsenal. C'est en 1541 sous l'impulsion de François Ier, qui avait quelques raisons de se méfier de l'Espagne conquérante de Charles Quint, que la construction du Pont-Neuf fut décidée dans le but stratégique d'assurer le passage des troupes d'un côté à l'autre de la Garonne par n'importe quel temps.
Le roi autorisa à cet effet la levée d'un impôt spécial sur la région, mais l'argent vint souvent à manquer et sa construction commencée avant 1545 ne permit une mise en service qu'en 1632 et une inauguration par Louis XIV qu'en 1659.
Les grand maîtres actifs à Toulouse au début du chantier, le sculpteur Jean Rancy, le peintre Bernard Nalot, les architectes Louis Privat, Nicolas Bachelier, puis Dominique Bertin et Dominique Bachelier côtoyèrent des experts en ingéniérie hydraulique appelés pour la mise au point de nouveaux procédés de fondation en milieu aquatique. Plus tard, Pierre Souffron y rencontra les jeunes Jacques Lemercier et François Mansart.
Ce chantier fut donc un lieu d'émulation, d'échange et de formation, au rayonnement national et même européen : à la demande du roi Philippe II d'Espagne, Dominique Bachelier se rendit à Saragosse en 1584 pour la réparation du pont réunissant les rives de l'Ebre.
Ses plans changèrent au fil de sa construction et des projets, les piliers se bâtissant lentement et difficilement (1544 pour le premier pilier, 1554 pour le second, 1558 pour le quatrième, avant le troisième (1561), puis le 5ème en 1568. Les travaux marquèrent ensuite un coup d'arrêt avant de reprendre sous l'impulsion d'Henri IV en 1597 jusqu'à l'achèvement en 1632.
L'ambition était qu'il résiste aux crues destructrices qui emportaient régulièrement les autres ponts : ancré sur des blocs de granit enterrés dans le lit de la Garonne, il est équipé de crêtes en avant de chaque pile pour séparer les flots et de dégueuloirs permettant à l'eau de passer même lorsqu'elle atteint le haut des arches. Autre grande innovation technique pour l'époque : il s'agissait du premier pont à avoir toutes ses arches en forme d'anse de panier, c'est à dire plus larges que hautes, autorisant d'avoir moins de piles. Des sept arches permettant de franchir les 220 mètres du fleuve, la plus grande a une portée de 37 mètres.
Sa solidité fut mise à l'épreuve lors de la crue de 1875, sans doute la plus terrible de toutes, et alors que tous les autres ponts de Toulouse (pourtant plus modernes) cédaient les uns après les autres sous les assauts des flots furieux, lui seul tint bon. Cette crue faillit pourtant réussir à avoir sa peau, si l'on peut dire, puisqu'il fut ensuite accusé d'avoir fait barrage aux flots et d'avoir ainsi aggravé l'inondation de la rive gauche. Au début du XXème siècle il fut donc question de le raser (projet de l'ingénieur en chef Pendariès), ainsi que l'hôtel-Dieu-Saint-Jacques, avant que les défenseurs du patrimoine toulousain ne réussissent à écarter la menace pesant sur ce bijou architectural.
Crue de 1875
Il constitua un enjeu symbolique pour la Couronne, devenant le support d'un discours monarchique. Avant même son achèvement Henri IV y fit exposer son effigie sculptée rive droite. Rive gauche, c'est le portrait équestre de Louis XIII qui vint enrichir un arc de triomphe détruit au XIXème siècle. Des masques de lion devaient être sculptés sur les bossages autour des ouïes, ils ne furent jamais réalisés.
Arc de triomphe auquel oeuvra François Mansart
Les bossages qui entourent les yeux de bœufs ont été destinés à représenter la peau et le masque d'un Lion
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