Samedi 3 juin 2023. Cela faisait six ans que je n'étais pas monté au mont Blanc (c’était avec Ulysse Descamps). Avec les conditions excellentes du moment, tout semble réuni pour y retourner à skis. Martin Kern (l’ultra-trailer du team Arctéryx) nourrit le même projet. Yalla ! Direction Chamonix vendredi soir pour prendre le créneau météo du samedi matin. En plus de tout le matériel habituel, je propose de prendre les voiles de parapente, inspiré par Bastien Fleury (un des mes coéquipiers à la Mezzalama et gendarme au PGHM) qui avait combiné, quelques jours auparavant, descente à ski et vol depuis les Grands Mulets pour s’épargner la traversée du glacier des Bossons puis l’interminable redescente à pied avec tout le barda.
Après une nuit qui s’apparente en réalité davantage à une grosse sieste, aux Houches (grand merci à Grégoire Curmer pour l’hébergement), le douloureux réveil sonne à une heure du matin. Démarrage de la montre 40 minutes plus tard depuis le parking du tunnel du Mont Blanc. Au-dessus de nous scintillent les frontales de ceux qui nous précèdent. Le sac à dos pèse sur les épaules, bien plus que le petit sac de compétition dont on aurait pu se contenter sans la voile. Cette première partie à pied semble toujours irréelle. L’horaire invraisemblable, les skis sur le sac, le vrombissement des semi-remorques qu’on entend s’éloigner… Même en pleine nuit, l’économie mondialisé continue de tourner à plein régime.
L’approche en marchant est longue, mais les discussions avec le compagnon de cordée font défiler les minutes sans trop y prêter attention. Les sapins s’évanouissent pour enfin laisser la place à la neige vers 2300 m. On chausse les skis. Première trace saccadée par de multiples déchaussages, l’enneigement n’est pas continu. Ce n’est qu’au moment de mettre le pied sur le glacier des Bossons qu’on commence à skier sans interruption. Dans notre dos, la silhouette noire de l’Aiguille du Midi se dessine dans la nuit. En face de nous, on distingue les énormes écailles de glaces, donnant au glacier l’aspect d’un porc-épic géant. La Jonction est franchie sans encombre et sans encordement. La trace qui suit est compliquée, glacée et trop raide. Les peaux zippent souvent. Il faut rester concentrer car une glissade ici ne serait pas extrêmement marrante.
Sous le refuge des Grands Mulets, l’aurore est là. Malgré notre chargement, on rattrape les skieurs partis un peu plus tôt du refuge ou du tunnel. Les sommets des Aravis s’enflamment à notre droite, comme autant de petits cierge allumés par les premiers rayons du soleil. Le dôme du Goûter rougeoie. Il est temps de mettre les crampons sur son arête nord. Je prends le piolet dans une main puis le range assez vite car les conditions sont excellentes. Hormis quelques parties en glace à de rares endroits, tout est en neige. On commence à sentir l’effort avec la raideur de ce passage. On remet les skis jusqu’à l’abri Vallot où l’on croise beaucoup d’alpinistes venus à pieds depuis la voie normale. Le final se fait en crampons de nouveau. Seule une crevasse encore dissimulée sous la neige nous contraint à nous encorder. Les derniers mètres sont poussifs. On subit tous les deux l’altitude, Martin peut-être un peu plus que moi. Le rythme n’est pas très élevé, je pensais que j’allais mieux réagir (aucun soucis sur mes dernières sorties à 4000). Je pense aux rares alpinistes qui se frottent aux 8000 sans oxygène, notamment Vadim Druelle qui vient de faire sans artifice le Kanchenjunga, ça doit être tellement difficile ! Nous, on n’est qu’à presque 5000… La cote 4800 mètres et passé, quelques mètre et voici enfin le sommet ! Mon troisième mont Blanc. Anecdotique par rapport à d’autres, mais ça fait toujours son petit effet. Chamonix est cachée par les nuages. L’Italie est moins pudique. Les Alpes zébrées de neige sont à nos pieds.
On ne traine pas et les skis sont de nouveau aux pieds pour dévaler la superbe face nord du mont Blanc. La neige est excellente, poudreuse, pas trop profonde pour nos « allumettes » qui n’ont pas beaucoup de portance. C’est le passage le plus stressant du jour car cette descente est exposée à la chute de nombreux séracs. De véritables immeubles. J’ai en mémoire les skieurs morts écrasés il y a peu de temps, mais eux montaient, ils démultipliaient le temps passé sous ces bombes à retardement… Au fil de notre perte d’altitude, la neige se transforme en bonne moquette. Un peu au-dessus des Grands Mulets, Martin trouve que l’endroit est propice au décollage. Les voiles sont étalées, on fait la pré-vol, je m’installe dans la sellette, ne reste plus qu’à attendre le vent qui est pour l’instant de dos. Ma voile s’enroule alors sur elle-même, emmêlant les suspentes que je vais m’efforcer à démêler pendant une bonne demi-heure. Grrrr. Après cet exercice de logique, je me remets dans la sellette en évitant que les suspentes ne se prennent dans les skis ou au piolet accroché à l’extérieur du sac à dos. Un peu de fébrilité. Martin propose que je décolle en premier pour me rassurer. Le vent devient favorable. La vallée de Chamonix nous tend les bras.
Je tourne les skis dans le sens de la pente, prend de l’élan, la voile se gonfle sans aucune difficulté. La pression de la sellette sur les cuisses augmente jusqu’à ce que les skis quittent la neige. L’instant est magique. Me voici à survoler le refuge des Grands Mulets, les ondulations du glacier des Bossons et le chaos de blocs en suspension. Sans aucun doute mon plus beau vol jusqu’à présent ! Je me retourne pour voir si Martin est dans mon sillage. Rien… Il a manqué son décollage, j’espère qu’il na pas de soucis. Pendant ce temps, le blanc cède au vert pétant du printemps en vallée. Quelques thermiques provoquent des perturbations. J’appréhende l’atterrissage sur herbe avec les skis, que je n’ai jamais expérimenté. La brise est forte à Chamonix. Ça permet d’arriver presque comme une fleur sur le plancher des vaches, presque à l’arrêt. Petite roulade car les skis sont scotchés sur l’herbe. On va dire que personne n’a rien vu ! Martin arrive quelques minutes après. Il avait foiré deux décollages à cause d’une suspente accrochée à un bâton.
On a tous les deux le sourire jusqu’aux oreilles. Sensation de plénitude. Quelle chance d’avoir pu faire une telle ascension ! Le gain de temps offert par le parapente s’annule un peu lorsqu’il faut aller rechercher la voiture au… parking du tunnel du mont Blanc. J’y vais à petites foulée, déshydraté, tandis que Martin doit récupérer d’un léger mal des montagnes qui a du mal à passer et lui provoque des nausées. Le décalage entre le sous-bois verdoyant et les séracs monstrueux croisés plus tôt donne toujours une impression d’étrangeté. Au tunnel, les camions défilent toujours. Pendant cette ascension hors du temps, le monde n’a pas décéléré.