Dans cet onglet, il est possible de retrouver deux nouvelles écrites respectivement en 2019 et 2018 : "La nef des écrivains" ainsi que "Si, la petite reine".
Tandis que la seconde est une réécriture du conte originel de la petite sirène, le premier est une oeuvre originale.
Depuis 2016, j'ai écrit deux recueils de nouvelles, allant de la science fiction au récit dystopique, ainsi que commencé un manuscrit d'un roman fantasy (inachevé à ce jour, 160 pages). J'ai par ailleurs écrit un conte philosophique (voir onglet musique) ainsi que des jeux de rôles sur table ou des visual novel (voir jeux).
C’était une fin d’après-midi et bien heureusement pour Fleyr, le train ne ressemblait pas à une fourmilière étouffante, grouillant de femmes et d’hommes essayant tant bien que mal de se compresser dans un wagon pour rentrer au plus tôt chez eux. Il ne faisait pas particulièrement chaud en cette fin d’après-midi d’été et pourtant, chaque fenêtre du train était grande ouverte et des éventails de toutes les couleurs s’agitaient dans les mains d’individus dont la sueur perlait ostensiblement sur le front. Le départ était prévu dans quelques minutes et encore un bon quart des places était vide.
Fleyr ne semblait pas spécialement atteinte par la température, pourtant c’est en poussant un soupir de soulagement qu’elle s’assit sur un siège. Malgré les long trajets hebdomadaires dans ce moyen de transport, elle ne considérait pas ces instants comme inutiles ou même encombrants dans son emploi du temps. Cela paraissait même étrange pour son entourage mais il s’agissait d’un lieu où elle arrivait presque à se retrouver, à réfléchir sans être parasitée par de noires pensées ou par la terrible procrastination. A l’inverse de chez elle, durant le voyage, ce n’est pas qu’elle ne faisait rien, c’est qu’elle supportait l’idée de ne rien faire, de ne rien produire…
Assise près de la fenêtre, elle entendit le sifflet résonner sur le quai annonçant le départ imminent. Sachant pertinemment qu’elle disposait de plus d’une heure devant elle, Fleyr étira ses jambes et tourna sa tête vers l’extérieur pour pouvoir apprécier les paysages de campagne défiler devant elle. Alors qu’elle commençait déjà à se perdre rapidement dans ses pensées et dans des constructions semi oniriques et fabuleuses, du mouvement dans le wagon l’extirpa de ses rêveries.
Des “pardon, excusez moi” se répétaient en boucle tandis qu’une adolescente cherchait une place. Elle était essoufflée, surement par la course qu’elle venait de faire dans le but de rattraper le train, et pour d’étranges raisons ne choisit pas les places vacantes les plus proches de l’entrée. A l’inverse, elle semblait se diriger vers le milieu moins accessible.
Là où justement se trouvait Fleyr en cette fin d’après-midi.
La nouvelle passagère ne s’installa pas directement à côté, un siège séparait les deux individus. L’adolescente, qui maintenant se révélait moins juvénile qu’au premier regard, portait un long chapeau ainsi qu’une robe légère dont la couleur bleu ciel uni témoignait de la qualité du tissu dont été fait le vêtement. Outre des boucles d’oreilles discrètes, la jeune adulte ne portait pas de bijoux, son visage n’était que peu maquillé et ses cheveux courts bouclés laissait paraître à la lumière des reflets roux. Reprenant peu à peu son souffle, elle avait posé sur ses genoux un petit sac, qu’elle avait dû tenir jusqu’à maintenant dans une main, et se mit à le fouiller.
Prenant conscience de son manque de discrétion et de son intérêt inapproprié pour une étrangère, Fleyr finit par tourner de nouveau sa tête pour orienter son attention vers l’extérieur. Elle espérait ne pas s’être faite remarquer dans sa curiosité soudaine et se força à maintenir son regard vers les paysages que passaient en vitesse le réseau ferroviaire régional.
Le son des rails se faisait alors constant et ses paupières se fermaient peu à peu tandis qu’elle s’imaginait ce qu’elle pourrait faire en rentrant chez soi…
***
A mesure que la conscience lui revenait, la première chose qu’elle remarqua était la teinte orangée qu’avait prise le ciel. Le soleil encore présent commençait certes à se faire discret, pour autant la luminosité était encore éclatante au dehors du wagon. Les voyageurs étaient déjà tous sortis, la station à laquelle Fleyr devait descendre était le terminus et ce fut par réflexe qu’elle porta son attention vers le siège sur lequel était assise la jeune femme à la robe bleue. Peut-être était-ce dans l’espoir de la voir, toujours est-il que ce fut avec déception que Fleyr constata qu’il n’y avait personne. Elle ne savait pas ce qui l’avait intriguée, pourtant elle ne pouvait s’empêcher de penser à cette passagère.
Il ne s’agissait pas de son physique, non, c’était quelque chose de bien différent, c’était un sentiment quelque peu étrange et qu’elle n’arrivait pas à définir. Alors qu’elle rassemblait ses affaires et resserrait les bretelles de son sac sur ses épaules, elle se rendit compte qu’elle était intriguée par la jeune femme en elle-même et par l’événement, comme si leur “rencontre” avait quelque chose qui relevait de la… fatalité ! Il est évident que le concept même de fatalité n’a aucun sens dans un récit, pourtant pour Fleyr, c’était bien ce qu’elle ressentait, comme si tout avait un sens qu’elle ne pouvait encore appréhender.
- Pourquoi ?
Ce fut le seul et unique mot, prononcé à voix haute, que suscita la vue du carnet. Il était clairement visible sur le siège où avait été assise la jeune adulte et ni sa reliure ni sa couleur n’étaient particulières. Pourtant cet objet, Fleyr le savait, avait quelque chose d’extraordinaire et elle en cherchait justement le sens. Pourquoi avait-il été laissé ici ? La jeune femme voulait-elle que Fleyr le récupère ? Etait-ce tout simplement un oubli ou encore une simple corrélation illusoire ? Il devait forcément y avoir une raison pour laquelle ce carnet se retrouvait dans ce wagon précis, dans cette disposition précise, devant cette personne précise.
Sans même réfléchir, Fleyr le prit et le glissa dans son sac et sortit du train. Elle se refusait de le regarder maintenant, dans un lieu public, comme si on aurait pu le lui voler ou même le lui réclamer. Elle s’imaginait déjà y découvrir des fantaisies dignes de l’imaginaire ou encore des mystères non résolus, peut-être était-ce un journal de bord ou un agenda qui lui permettrait d’en savoir plus sur la femme à la robe bleue…
Il lui faudrait encore attendre quelques minutes, le temps pour elle d’effectuer le trajet de la gare à chez elle et enfin elle pourrait ouvrir ce fameux carnet ! Se pouvait-il qu’il soit tout simplement vide ? Se pouvait-il qu’il s’agisse d’un livre de recettes ? Un carnet de dessin ? Un livre de prière ? Un recueil ? Est-ce qu’il allait manquer à sa propriétaire ? Est-ce qu-
Mais elle était déjà dans les escaliers menant à sa chambre au troisième étage.
Dans la hâte, elle ouvrit la porte, ne prit pas la peine de se déchausser et s’installa à même le sol où un désordre de papiers régnait. Fleyr ouvrit son sac, prit le carnet dans ses mains et, après une vingtaine de minutes d’attente qui lui avait été insoutenable, l’ouvrit enfin. Mais… l’écriture était illisible, le carnet était un véritable brouillon et ne semblait même pas être écrit dans une langue compréhensible, si ce qui y était écrit avait réellement une signification.
La curiosité s’évanouit aussi rapidement qu’elle apparut. Peut-être qu’après tout il n’y avait rien d’exceptionnel en cette fin d’après midi et Fleyr n’arriverait pas à changer son quotidien.
Elle se releva et eut un petit rire pour elle-même. Qu’est-ce qu’elle pouvait s’inventer des histoires facilement ! Sur le chemin du retour, elle avait déjà élaboré milles et une hypothèses concernant le contenu du carnet et finalement, le carnet n’était même pas vide mais pire, illisible ! La déception laissa peu à peu place à une douce mélancolie passagère et Fleyr prit le temps de respirer calmement. Ce surplus d’émotions lui sembla alors en rétrospective naïf.
Mécaniquement, elle mit alors de l’eau à bouillir, se prépara une infusion et comme à son habitude, s’installa sur le siège près de son bureau. Sans même le remarquer, elle avait laissé par terre le carnet au milieu du désordre de la pièce où des feuilles froissées ou arrachées traînaient. Elle ne pouvait se décider à jeter toutes ces tentatives d’écriture même si jamais elle n’arriverait à en faire quoi que ce soit. Voilà des mois qu’elle n’avait pas réussi à produire quoi que ce soit de toute façon et c’est bien pour cette raison qu’elle faisait de moins en moins, elle était entrée par elle-même dans un cercle vicieux d’ennui et de manque de motivation pour toute activité de création.
Ce n’était pas la première fois qu’un événement tout à fait anodin avait suscité chez elle l’élaboration d’une fantaisie surréaliste. Comme si malgré elle, Fleyr pouvait inventer histoires et récits en son for intérieur. Une fois, c’était une bouteille d’alcool à moitié remplie près d’une poubelle, avait-elle été laissée à cet emplacement précis parce que son consommateur s’était trouvé une motivation suffisamment puissante pour combattre son alcoolisme ? Une autre fois, il s’agissait d’un crayon, une autre fois, d’une bribe de conversation dans un ascenseur ou même un jour, il s’agissait d’un chat perché sur un arbre !
Cette fois-ci, ce fut à propos d’une jeune femme qui avait potentiellement oublié un carnet d’écriture et qui portait une robe bleue.
Elle arrivait donc à élaborer, ce n’était pas ce qui la frustrait. Parce qu’à l’instant même où elle cherchait à partager son imaginaire, à le poser par écrit pour exprimer ses univers et ses légendes, plus rien. Elle n’arrivait plus à partager, elle y était parvenue durant une période de sa vie mais maintenant, plus rien ! Et ce rien était paralysant, elle ne produisait plus alors qu’elle avait aimé ça... Malgré tout, elle ne savait comment se résoudre à abandonner. Ne plus chercher à créer des histoires à partir de tout et de rien, à tenter d’écrire et de terminer des manuscrits, à inventer et partager des écrits…
Pourrait-elle vraiment un jour abandonner toute tentative ?
Sûrement pas, après tout, ce carnet avait forcément quelque chose d’extraordinaire. Et ce serait grâce à ce carnet qu’elle réussirait à écrire de nouveau et peut-être même en savoir plus sur la jeune femme à la robe bleue.
***
- Vous êtes sûr que vous n’y trouverez rien ?
- Je vous assure, je ne peux rien pour vous. Je ne sais d’où vous tenez ce torchon mais vous feriez mieux de le jeter et d’arrêter de me faire perdre mon temps.
- Et vous dites l’avoir trouvé dans un train ? C’est tout bonnement fascinant…
- Vous trouvez aussi ?
- C’est fascinant à quel point vous vous obstinez sur quelque chose d’aussi inutile !
- Je peux vous assurer qu’il ne s’agit pas d’une langue dont j’ai la connaissance. On dirait quelque chose de plus… conceptuel. Comme si, je le reconnais, il y aurait effectivement un sens mais qu’il faudrait y trouver un procédé pour le déchiffrer. Je peux vous recommander un cryptanalyste de renom, mais je doute fort qu’il puisse vous recevoir, il est extrêmement sollicité !
- Je suis au regret de vous informer que je ne pourrai plus continuer l’analyse de votre carnet.
- Mais je croyais que vous aviez réussi à en comprendre le code ou le cryptage ou je ne sais quel nom vous utilisez ! Il vous a semblé au premier abord qu’il était possible de le faire, alors pourquoi ?
- J’ai effectivement cru, au départ, apercevoir un sens au tout. Mais plus j’ai tenté de le comprendre… moins j’y suis parvenu. Ma première impression était peut-être erronée. Il n’y a tout simplement pas de contenu, c’est incompréhensible et réellement un mystère. Après des semaines de travail, je n’ai même pas réussi à comprendre un mot ou un concept et je peux vous assurer que rien de tout ce carnet ne peut avoir de sens. Je respecte votre détermination et suis de tout coeur avec votre volonté de comprendre ces écritures, mais hélas ! Je ne peux aller plus loin, non pas par manque de capacité, mais parce qu’il n’y a plus rien à faire.
- Je vous remercie…
En parallèle à ses rencontres avec des spécialistes, plus ou moins serviables et sympathiques, elle n’avait cessé d’espérer retrouver la femme à la robe bleue. Peu lui importait si le carnet n’avait aucun sens, peu lui importait si on la croyait obstinée, bornée, folle, peu importait ! Fleyr était chez elle et, comme à son habitude lorsqu’elle rentrait, elle se prépara une infusion et s’installa tranquillement face à son bureau. Quelques semaines étaient encore passées depuis sa dernière rencontre avec un expert et elle avait maintenant ajouté une autre action à son habitude : prendre le carnet dans ses mains et l’observer, le manipuler et tout simplement tenter de le comprendre. Au début, Fleyr avait l’impression de voir toujours les mêmes gribouillis sur chacune des pages, mais au fur et à mesure des inspections, c’était l’exact inverse qui se produisait.
Comme à son habitude, elle prenait le carnet dans ses mains et avait l’impression de l’ouvrir pour la première fois, comme si elle le redécouvrait chaque soir, lui-même changeant comme bon lui semblait. Le carnet semblait non pas avoir une forme de conscience mais plutôt une forme de vie, il y avait quelque chose d’en même temps troublant et fascinant face à ce tel dédale de tracés incompréhensibles.
Elle ne pouvait savoir si sa vision lui jouait à chaque fois des mauvais tours, ou si à force de fixer et contempler à répétition, son cerveau se devait d’y distinguer des formes, mais pourtant il y a avait des mots qu’elle avait l’impression de voir apparaître. Il s’agissait toujours des mêmes, bien qu’ils ne se trouvaient jamais au même endroit dans le carnet et c’était comme devenu un jeu pour Fleyr de retrouver les mots “la nef des écrivains”.
La nef des écrivains… personne d’autre qu’elle n’avait pu le lire, que ce soit ses proches ou même les spécialistes. Quand elle le retrouvait et tentait de le montrer à quelqu’un d’autre, la personne ne semblait jamais y trouver ces mots. Il est vrai que plus d’une fois, des personnes ont cru y voir des mots différents mais jamais, jamais quelqu’un d’autre pu y distinguer une quelconque référence à la nef des écrivains. Et puis, après tout, Fleyr ne savait si elle devait considérer la nef comme la partie d’une église ou encore à un navire à voiles ! Cela l’avait enchantée d’imaginer la seconde option, et pas n’importe quelle forme de navire, une nef volante où l’on y trouverait une communauté d’autrices et d’auteurs de tout horizon et de tout genre littéraire ! Ou un navire dont le but est d’apporter l’inspiration à toute personne désirant s’épanouir à travers l’écriture, ou encore pour récolter l’imaginaire de l’Homme et l’immortaliser dans les étoiles en s’envolant le plus haut possible, ou encore…
- Ce qui peut être sûr, c’est que jamais je pourrai y monter à bord de cette nef !
Sauf si…
Fleyr faillit tomber de sa chaise. Elle avait compris comment faire, elle avait même compris ce qu’elle devait faire et ce dont elle devait réellement se préoccuper ! Elle s’était écartée de son but, avait pensé que rediriger son attention aurait suffi mais cela n’aurait jamais fonctionné sur le long terme !
Oui, ce fut à cet instant que Fleyr sut que faire du carnet.
***
Elle allait être en retard. Il lui fallait encore une bonne dizaine de minutes et elle ne pouvait se permettre d’être en retard, en tout cas, pas en cette fin d’après midi. Fleyr finit par arriver à temps et entra. Elle était essoufflée par la course qu’elle venait de faire dans le but de rattraper le train mais parvint à reprendre ses esprits peu à peu en s’avançant dans le wagon en répétant des “pardon, excusez moi”. Sans vraiment réfléchir, elle choisit une place et s’y installa en mettant son sac sur ses genoux.
Qui sait ce que les personnes dans le train ont remarqué en premier en la voyant ?
Le train finit par démarrer, elle attendit et enfin, arrivée à sa station, se leva et laissa le carnet sur son siège.
***
Eau à bouillir, infusion, bureau. Mais cette fois-ci, c’était avec une feuille et un stylo.
Comment pouvait-elle avoir le sentiment de produire si elle ne faisait que créer en elle-même ? Et si, comme par magie, quelque chose allait arriver pour lui permettre d’écrire, ne serait-ce pas comme une forme de triche ? Evidemment, Fleyr semblait enfin être arrivée à ses propres conclusions, ses propres raisons personnelles. Elle posa la pointe de son stylo sur le papier et une tache d’encre apparut. Elle avait déjà envie d’arrêter, elle n’arriverait pas à bien retransmettre l’émotion qu’elle recherchait, elle n’arriverait pas à faire voyager, à provoquer l’immersion, à sublimer un imaginaire et des personnages, elle n’y parviendrait pas et elle en était sûre. Elle devrait réfléchir à comment faire autrement, à des techniques d’écritures qui lui permettraient d’avancer, elle devrait continuer à lire et s’inspirer des grands auteurs, elle devrait…
Mais malgré toutes ces réflexions, le stylo se mit à tracer. Alors que des lignes commençaient à former un premier mot, les doutes et les pensées baissaient en nombre, en intensité, en fréquence. Le second apparaissait alors, grand et énonciateur, alors que l’esprit de Fleyr se vidait, les muscles de ses épaules se décontractaient, sa nuque se détendait. Alors, quand elle écrit le dernier mot de son titre, plus rien ne semblait exister autour d’elle, et c’est ainsi qu’elle commença. Avec frénésie, elle posait les mots sur le papier, comme si elle s’était retenue depuis tant d’années, comme si à force d’attendre un signe de la providence, elle se devait de reprendre ses propres émotions et volontés en main. Les mots affluaient sans retenue, les sauts de lignes étaient nombreux, les paragraphes distincts, des erreurs voyaient le jour mais peu importait, des phrases et une histoire se formaient. Le bureau et la chaise furent les premiers à se décomposer, le bois s'effritant par lui-même, puis se fut le tour du sol, des murs de l’appartement, des objets… tout prit vie, son environnement n’était plus et pourtant était enfin. Matériaux et objets s’élevaient alors dans les airs alors que virgules et points se traçaient. Les tissus se tressaient de la même manière que les dialogues se nouaient. Le vent se levait alors que des feuilles se retournaient par manque de place. Les étoiles brillaient, Fleyr marquait, les voiles s’étendaient, Fleyr composait, le navire s’élevait, Fleyr écrivait.
La nef des écrivains était là, en face de Fleyr, et l’attendait. Alors qu’elle s’y laissait embarquer, elle ne put s’empêcher de sourire lorsqu’elle aperçut, près de la barre, une robe bleue.
- Si...si...si…
Le soleil étincelant meurtrissait par de sadiques rayons son dos, dont la chair à vif témoignait d’une récente brûlure. Pourtant, ses souffrances ne se limitaient pas à cette superficielle inflammation. De son corps, il ne restait plus que le tronc ; le reste appartenait à un passé lointain, à l’origine de ses maux les plus affligeants. La douleur fantôme de ses membres inférieurs la tourmentait et elle craignait que ses tympans n’aient été déchirés par les récentes explosions. De plus, le surmenage de ses bras était à son paroxysme.
Elle rampait en direction de la mer, trop faible pour maintenir sa tête hors du sable. Elle ne pouvait se retenir de pousser par moment de profonds gémissements de supplice et fut contrainte plus d’une fois de s’arrêter. La plage lui paraissait interminable et ses chances de survie minimes. Mais, (mal)heuresement, elle était guidée par une force supérieure, celle qui régit les êtres vivants en exerçant un pouvoir coercitif d’une puissance inégalée. Même elle, ancienne déesse en ce bas monde, devait maintenant se soumettre à son instinct de survie qui lui dictait les manoeuvres à suivre. Elle ne comprenait pas pourquoi elle continuait d’avancer car ce qu’elle espérait au plus profond de son âme, c’était que tout s’arrête.
Elle était misérable, pathétique, perdue. Elle tentait de quitter le monde des humains pour rejoindre les océans, ses eaux d’origines. Pourtant, ni l’un ni l’autre ne lui procuraient un sentiment d’appartenance ou de lieu que l’on pourrait appeler “maison”. Elle était entre deux, sur la plage, indécise, et pourtant elle continuait de s’avancer vers l’eau.
-...Si...si...si…
Elle ne pouvait s’exprimer qu’avec ce pauvre mot, dénué de sens lorsqu’il est isolé de son contexte. Voilà des mois qu’elle avait perdu tout usage d’une quelconque parole raisonnée et concrète. Rien que ce satané mot, répété malgré son inanité. Et comme si ce n’était pas suffisant, articuler ce foutu mot l’épuisait encore plus et ce n’est que par pur automatisme qu’elle continuait, tout en essayant de ramper dans le sable.
Le sol se mit alors à trembler de nouveau, une lumière jaillit de derrière elle et le son d’une détonation parvint jusqu’à sa cochlée. Elle devait se dépêcher, atteindre la mer avant qu’il ne soit trop tard.
Mais “trop tard” n’aurait peut-être jamais lieu, se dit-elle. Cette situation dans laquelle on regarde ses actes et ses choix avec un amère typhon de regrets, de mépris et de mélancolie.
-...Si...si...si…
Alors qu’elle n’était plus qu’à quelques mètres de son but, elle tenta alors de se remémorer le théâtre de sa propre vie, sa tragédie.
Cet enchaînement de choix qui n’avait fait que lui faire souffrir un supplice inégalé.
***
Il était une fois, dans des eaux profondes et inatteignables pour l’Homme, une sirène du nom d’Atargatis. Elle n’était pas petite bien que jeune, n’était pas réputée pour sa beauté sans pareille ni pour sa sublime voix, bien que ses chants et ses traits étaient proches du divin. Non, elle était bien plus réputée pour qui elle était de naissance, une reine. Ou plutôt, “future” reine, car sa tante attendait son passage à l’âge adulte pour lui céder le trône. Il y a quelques années, la royauté en cette partie de l’océan avait été frappée par une terrible malédiction, tout comme partout dans les eaux du globe. Un fléau qui allait unir les différents peuples des mers et favoriser l’entente des dieux des eaux.
Et ce fléau ne pouvait justement pas les atteindre aussi bas.
Le palais, entièrement constitué de corail, était devenu un refuge pour dieux et déesses, un squat où tentait de vivre en communauté des êtres rongés par l’humiliation causée par les hommes et les nerveux pacifistes. Des rumeurs couraient qu’un complot se tramait, qu’une révolution au sein même du palais se préparait, qu’une catastrophe “naturelle” allait apparaître ou encore qu’une guerre allait éclater.
Il était dur de discerner la part de réalité dans les divers dires des divinités des eaux, ce qui déplaisait à Atargatis. En tant que future reine légitime en ces lieux, elle se devait de prendre position, de prendre en main la situation et de guider un peuple effrayé et enragé. Mais qui croire ? Que faire ?
Elle choisit de faire confiance en sa tante, sa figure parentale depuis que ses géniteurs n’étaient plus.
Elle choisit alors de refuser son trône et de léguer officiellement le palais et son peuple sous la gouvernance de la soeur de sa défunte mère. Âgée d’à peine dix ans, Atargatis abdiqua et les changements des eaux furent radicaux : le palais de Corail attira alors l’intégralité des monstres marins en son sein pour en devenir la capitale des Océans. Tous s’étaient précipités vers la nouvelle reine en fuyant leur propre habitat, et tous étaient aveuglément certains que le destin leur était favorable.
Dix ans plus tard, alors qu’Atargatis était enfin prête pour son passage à l’âge adulte, un grand festin fut organisé au sein de la capitale des Océans. La demeure des entités marines était resplendissante : de merveilleux arbres et fleurs décoraient les profondeurs des eaux, des poissons multicolores, grands et petits, nageaient sans crainte et les divinités festoyaient dans une joie sans pareille.
L'événement avait mobilisé l’intégralité du peuple car Atargatis était fort appréciée. Calme et réservée, elle restait malgré tout la sirène qui était parvenue à faire évoluer leurs conditions grâce à son humble abdication. Ils étaient donc tous présents pour célébrer son vingtième anniversaire.
Tandis que Poséidon s’ennivrait accompagné de ravissantes margygrs, le quatuor vocal composé d’Aglaophoné, Ligeia, Raidné et Télés distrayait l’ensemble des invités par sa musicalité et son perfectionnisme. Des Draugar surexcités nageaient rapidement pour provoquer de légers tourbillons et par la même occasion séduire les Apsaras lassées de danser et célibataires. D’autre part, Njord et Aegir ne se mêlaient que peu aux festivités mais avaient jugé respectueux d’assister à l’événement. Tant de divinités de tout horizon étaient regroupées pour Atargatis, de l’imposant Ryüjin au timide Cthulhu.
Alors que le banquet touchait à sa fin, la Reine prit la parole.
- Chers amis, nous sommes réunis ce soir pour ma nièce et personne d’autre. Je veux que le monde entier s’incline devant sa noblesse d’esprit et son judicieux choix, vénère sa sublime beauté et jalouse sa voix, retienne à jamais son nom. Car vous le savez tous, le passage à l’âge adulte lui donnera son Nom. Suivez-moi tous, Atargatis toi aussi, et remontons vers la surface dès maintenant afin que tu fasses réellement partie des nôtres ! Il est temps de mettre fin à cette accalmie...
***
Il était d’usage de ne remonter à la surface qu’après avoir été déclaré adulte et c’est exactement ce qu’avait fait Atargatis. Il est évident qu’elle n’attendait que ce jour, ayant été nourrie par divers mythes et légendes racontés dans le palais de Corail. Certains redoutaient la surface en prétendant que l’eau y était plus néfaste, dangereuse, et que la proximité avec les humains pouvait être létale, même pour les plus grands dieux des mers.
Alors que son corps, composé d’un buste humanoïde féminin et d’une queue de poisson à partir de la taille, remontait et subissait une baisse de pression, la sirène sentait son excitation grandir. La montée fut fastidieuse et dura de longues heures mais Atargatis n’en fut pas troublée car l’intégralité des entités du palais l’accompagnait. Elle fut tout d’abord gênée et pensa qu’elle ne méritait pas un tel dévouement puis finit par l’accepter.
Mais ce qu’elle ne comprit pas, c’est qu’ils ne venaient ni pour elle, ni pour célébrer son anniversaire.
Lorsqu’enfin ils parvinrent à la surface de l’eau, Atargatis découvrit pour la première fois un ciel étoilé. Il faisait nuit, la voûte céleste resplendissait et une gigantesque lune illuminait son visage. Son premier contact avec l’air frais lui provoqua dans un premier temps la chair de poule jusqu’à ce qu’elle s’y habitua et le trouva agréable. A peine avait-elle goûté à ce nouveau monde qu’elle en eut la certitude qu’elle voulait y rester pour toujours. Les eaux lui semblaient bien ennuyeuses et sans intérêt face aux nombreuses forêts et plaines que lui avaient promises les légendes.
Alors qu’elle s’apprêtait à faire part de ses réflexions à sa tante, cette dernière fit signe à tous de se regrouper et s’adressa à sa nièce.
- Atargatis, il est temps de nous prouver ce que tu vaux vraiment. Ton passage à l’âge adulte ne pourra être accompli qu’après le succès d’une simple épreuve. Tu dois, seule, trouver un moyen d’attirer un bateau humain et le faire s’approcher de toi. Tu as le droit de tout faire à l’exception de bouger. La manière dont tu t’acquitteras de la tâche te donnera ton nouveau Nom. As-tu tout compris ?
Après avoir acquiescé silencieusement, elle regarda ses pairs replonger ou s’écarter d’elle et l’abandonner dans le monde nouveau.
Atargatis se mit alors à réfléchir. Comment allait-elle faire en sorte d’attirer des humains ? En chantant ? En jouant d’un instrument ? En appelant au secours ?
Quelques minutes passèrent jusqu’à ce qu’enfin un bateau apparut non loin d’elle. Les nouveautés affluaient devant ses yeux. Un bateau, des hommes, femmes, enfants entassés. Connaissant la réputation des sirènes chez les humains, elle décida alors de chanter de sa plus mélodieuse voix dans l’espoir de se faire entendre.
Elle réussit.
Pourtant, le bateau continua et ne changea pas de direction pour aller vers elle. Elle entendit alors des cris provenant du bateau se limitant à répéter “Aidez-la !” et “Il n’y a plus de place !”. C’est dans une confusion la plus totale qu’elle fut alors témoin des réels projets de ses confrères.
En profitant de la distraction causée par la voix d’Atargatis, de nombreuses divinités s’étaient rapprochées du bâteau. Certains observaient, d’autres cherchaient à créer de dangereuses vagues, toujours est-il qu’Atargatis prit conscience du rôle qu’elle avait joué.
Semer la panique chez les Hommes pour mieux les noyer.
“Tu vaux mieux que ça, Atargatis !”
“Tu as été trahie, Atargatis !”
“Tu dois réagir, Atargatis !”
“Tu es stupide et naïve, Atargatis !”
Alors qu’un orchestre débutait une symphonie de rabaissements dans sa tête, elle stoppa net son chant et se dépêcha de se rapprocher du bateau.
Quelque chose en elle, l’équivalent d’un sens moral, bien que strictement humain par définition, semblait lui indiquer que la situation n’était pas ce qu’elle souhaitait. Elle se disait que ce n’était pas ce qui aurait dû se passer, que tout n’était que pur mensonge ou délire de sa part. Pourtant, la réalité la frappait telles de puissantes vagues percutant l’ensemble de son corps. Elle ne savait combien de divinités s’étaient rassemblées pour constituer pareille violence des flots. Une effroyable vague, puissante et destructrice, se déferla sur le bateau et la sirène. Divin et humain y étaient emportés mais Atargatis tenta tant bien que mal de résister au courant.
En voyant le vaisseau sombrer dans les abysses et les humains y descendre, elle fut prit d’un excès d’altruisme irraisonné et se précipita vers les victimes en détresse. Après avoir plongé sous l’eau pour mieux nager et se rapprocher des hommes et femmes en danger, sa perception du temps sembla s’affoler et son horloge interne ralentir. Tout ce que sa vision balayait était extrêmement détaillé, son ouïe était meurtrie par le son des poumons se remplissant d’eau mais surtout elle fut assaillie par le nombre incalculable des possibilités qui s’offraient à elle.
“Qui dois-je sauver ?”
“Le vieillard rongé par l'asthme ?”
“Le jeune marin dont la vie n’est qu’un fruit récemment cueilli ?”
“La jeune demoiselle dont les rêves ne seront jamais atteints? ”
“Les enfants dont l’innocence témoigne d’une pureté pas encore souillée par la société ?”
“Cette femme enceinte qui ne souhaite voir que son enfant grandir ?”
“Qui dois-je sauver ?”
Atargatis prenait conscience de son impuissance et en même temps de sa marge de contrôle sur la situation. Si elle agissait vite, elle pourrait peut-être sauver une voire deux personnes de la noyade.
Il suffisait de les prendre par la main et de les remonter à la surface car les humains ne peuvent respirer sous l’eau.
Il suffisait de nager assez vite pour les prendre avant qu’ils ne meurent noyés.
Il suffisait de se frayer un chemin à travers les puissantes vagues provoquées par les dieux.
Il suffisait de…
C’est alors qu’elle sentit de nouveau un énorme courant se rapprocher et elle sut qu’elle ne pourrait y résister. Elle décida sans réfléchir de prendre les deux personnes les plus proches d’elle, de s’y agripper en espérant les sauver.
L’énorme vague bouscula les flots et Atargatis finit par perdre connaissance sous l’effort.
***
Alors qu’Atargatis se relevait douloureusement sur une plage, elle retrouva allongés non loin d’elle les deux humains qu’elle avait tenté en vain de sauver. Les premiers signes de putréfaction étaient déjà visibles : on pouvait y décerner une décoloration verdâtre de leur peau au niveau de l’abdomen. L’odeur était nauséabonde, la scène atroce. Leurs vêtements étaient en lambeaux, sûrement atteints par la puissance des eaux.
“Elles sont mortes.”
Il s’agissait de deux femmes, l’une d’une quarantaine d’années et l’autre d’une vingtaine. La première tenait le bras de l’autre fermement et il aurait fallu briser les os de sa main pour la retirer. La deuxième semblait apeurée, terrifiée.
“Elles sont mortes.”
Pourtant, quelque chose d’autre attira l’attention d’Atargatis. La ressemblance du deuxième corps avec elle-même était frappante.
“Mais elles sont mortes.”
Elle s’aperçut qu’elle était observée du côté de la mer. L’ensemble de ses confrères et consoeurs était dans l’eau et la scrutait. Une étrange expression se lisait sur leur visage, une association de satisfaction, de fierté et d’admiration.
Sa tante se rapprocha et prit la parole.
- Atargatis…
- Jamais je ne pourrais vous-
- Tu as été formidable !
Le ton plein d’enthousiasme de sa tante lui sembla déplacé. De quoi parlait-elle ? Elle n’avait pas réussi à les sauver, de quoi pouvait-elle bien parler ?
- Beaucoup d’entre nous ne croyaient pas en toi, ils te jugeaient beaucoup trop immature pour comprendre le sens de nos actions… Mais je t’ai comprise !
- De quoi parles-
- J’ai toujours cru en toi, je savais que la haine pouvait aussi grandir en toi. Tu as été parfaite, tu les as attirés, les as effrayés et tu en as même noyé deux de tes propres mains ! Tu es digne d’être des nôtres maintenant !
“Que se passe-t-il ?”
- Ma tante, je crois que-
“Inutile de continuer.”
- Vous vous trompez quant à-
“Je dois m’enfuir, ils sont tous fous !”
- Je dois trouver...me reposer…-
“Ils ne voudront jamais m’écouter.”
- Vous avez raison…-
“Stupide conformisme.”
- Je ferai mieux la prochaine fois-
“Il n’y en aura pas.”
- Je vous laisse et-
“Ce monde de fous ne m’appartient pas.”
***
L’eau ici bas n’était pas de même nature que dans le reste de l’océan. Atargatis se situait dans les abysses, un endroit reculé et réputé pour son danger. Les “rejetés”, les parias, les exilés, tous s’y retrouvaient et vivaient en communauté sans trop empiéter sur leur misanthropie respective.
Une sorcière réputée y avait élu domicile, à l’abri des regards et des âmes trop curieuses à son goût. La maison, constituée d’os humains, était gardée par de vicieuses couleuvres qui tournoyaient autour des intrus.
Atargatis ne faisait aucunement exception, pourtant les couleuvres interrompirent leurs inspections après quelques instants et s’écartèrent d’elle.
- Je sais ce que vous voulez, ma Reine, et il n’y a rien de plus irraisonné que la demande que vous comptez me faire.
Atargatis tenta de dissimuler son étonnement mais n’y parvint pas. La sorcière des mers était sortie de sa maison et s’adressait à elle d’un ton compatissant.
- Sorcière, laisse moi devenir humaine ! Je ne veux plus de ces horribles nageoires, je ne veux plus de ce monde sous les mers, je ne peux plus vivre ici… Il me faut des jambes, un coeur, une humanité.
- Et en quoi cela va-t-il arranger la situation?
- Je n’aurai plus à remplir un rôle qui ne m’appartient pas, à m’intégrer dans un groupe qui ne me voit pas pour ce que je suis.
- Ma Reine, il me semble que votre place se trouve ici, au palais de Corail. Vous devriez gouverner, guider ce peuple de poissons apeurés, les ramener vers le droit chemin.
- Je ne suis pas reine, sorcière ! Je ne l’ai jamais été et je ne le serai jamais ! D’ailleurs, tout cela ne serait pas arrivé si je n’avais jamais abdiqué ! Si seulement j’avais pu mettre à jour leur plan, leur conspiration, leur trahison !
- Ma Reine, il est encore possible de faire demi-tour !
- Non, il est impossible de revenir en arrière. Je ne peux pas effacer mes erreurs. Pourtant, les choses seraient différentes si je n’avais pas cru aveuglément en ma tante. Rien ne serait arrivé si je n’avais pas chanté pour attirer ce bateau bondé d’humains.
- Si je vous change en humaine, vos chances de survie seront minimes et il relèvera de l’impossible de vous re-donner l’immortalité d’une sirène.
- Qu’importe? Je ne veux pas de cette immortalité ! Ni de ces caractéristiques divines ! Je veux quitter ce monde, être humaine et me racheter. Sorcière, si j’avais réussi à sauver ne serait-ce qu’une personne de la noyade, je ne serais pas ici aujourd'hui.
La sorcière ne renchérit pas, elle savait que c’était inutile.
- Il y aura des risques et cela sera douloureux.
- Peu importe, je veux des jambes.
- Je vais devoir vous retirer votre queue de poisson et vos branchies, vous ne pourrez plus vivre sous l’eau.
- Je m’y ferai. L’océan est vaste mais la terre ferme aussi.
- Vous souffrirez peut-être d’effets secondaires, votre organisme pourrait rejeter vos jambes greffées. Ou encore, lorsque vous marcherez, votre bipédie vous causera d’effroyables douleurs.
- Je saurai les endurer.
- Devenir humaine signifie devenir mortelle, être vulnérable à la mort.
- Je saurai l’éviter.
- Je vais être obligée de vous opérer ici bas, vous deviendrez donc humaine dans l’eau. Qui sait quels seront les effets pour une humaine d’être aussi profondément immergée ? Je ne peux m’approcher de la surface mais dès que la transformation sera faite, mes couleuvres vous remonteront.
- Je suis prête. Si je ne le fais pas, je le regretterai.
Sans attendre, la sorcière se retourna et entra dans sa demeure, suivie par Atargatis. De nombreux couloirs succédèrent à des escaliers, débouchant sur une salle d’opération.
Une puissante lumière blanche, sûrement magique, éclairait un lit au centre de la pièce. Divers outils étaient disposés sur une table près du lit : Atargatis y reconnaissait des scies de différentes tailles, des intimidantes seringues et il valait mieux pour elle qu’elle ne connaisse pas l’usage du reste de cet équipement.
Pour une entité dépourvue d’émotion et d’instinct de survie, la vue de ces instruments ne lui faisait ni chaud ni froid. Atargatis se rapprocha du lit et, sans qu’on lui demande, s’y installa.
Elle ne pouvait plus revenir en arrière de toute façon. Elle ferma les yeux, sentit le contact d’une aiguille contre sa veine, la circulation d’une drogue dans son organisme, l’acier froid d’une lame contre sa peau au niveau de sa taille. Puis elle ne sentit plus rien mais entendit. Le bruit régulier d’une scie contre des écailles, contre une chair puis contre un squelette. Des sensations qui partent, des membres qui ne sont plus. Un silence pesant pendant de longues et angoissantes minutes, sûrement dues à la couture de son torse avec ses futures jambes.
- Ne bouge pas, Sirène. Je dois t'introduire le souffle de l’Homme.
La magie est quelque chose d’obscur, même pour les sirènes. Atargatis ne savait pas ce qui lui arrivait et elle n’avait aucunement besoin de le savoir. Elle se tenta à ouvrir les yeux et assister à la scène. La sorcière tournait autour d’elle, récitant à voix basse une suite de mots aux frontières du soliloque et de la litanie. Ses mains étaient jointes et s'agitaient de manière incompréhensible, de haut en bas, de gauche à droite, suivant sûrement un pattern ou une quelconque procédure.
“C’était une mauvaise idée.”
L’eau se mit alors à se mouvoir dans un sens, puis dans l’autre, en suivant les mouvements de la sorcière. Parfois le liquide se mit aussi à briller ou même à changer de couleur en les empruntant aux spectres de la magie ou à un autre monde. Les yeux de la sorcière se révulsèrent, ses membres se disloquèrent et tout son corps finit par devenir lui-même liquide.
“C’était une mauvaise idée.”
Enfin, au bout d’interminables minutes, Atargatis ressentit une étrange sensation au niveau de la poitrine. Un coeur battre, un pouls apparaître, une vie éclore. Et des mécanismes s’enclencher.
Devenue humaine, elle ne put s’empêcher de respirer sous l’eau. La sensation était désagréable et à peine l’éprouva-t-elle que les murènes entourèrent ses bras, se précipitèrent pour la faire sortir de la maison et la remonter à la surface. Mais les serpents des mers étaient trop lents et les poumons d’Atargatis se remplissaient d’eau. Alors qu’elle expérimentait pour la première fois la noyade, elle eut également son premier face à face avec la mort. Son instinct de survie s’emballa, tout son corps sembla s’alarmer, la panique la gagna et la peur l’immobilisa. L’immortalité l’avait quittée et elle le regrettait déjà alors que différentes émotions la meurtrissaient. Tous ses sens étaient en alerte, la pression qu’exerçait l’eau contre sa peau se faisait douloureuse et elle ne put rester consciente jusqu’à sa remontée à la surface.
***
- Nadwa?
Des murmures la réveillèrent d’une profonde léthargie. Des timbres de voix presque toutes masculines.
- Nadwa, est-ce bien toi?
Atargatis ouvrit les yeux. Elle était sur une plage, allongée sur le sable et recouverte d’un manteau. Le soleil puissant ne l’atteignait pas car quelques humains l’entouraient. Tous semblaient curieux mais un homme oscillait entre les repousser énergiquement et se rapprocher de son visage pour lui parler.
- Nadwa, dis quelque chose!
“Qui est cet homme ?”
“Que me veut-il ?”
“Où suis-je ?”
Un sifflement lointain parvint jusqu’à ses oreilles et Atargatis chercha du regard l’origine du son. Elle était encore trop déboussolée et faible pour pouvoir et vouloir répondre à cet étranger. Pourtant, il n’hésita pas à lui prendre le visage entre ses mains et à lui dire en la regardant dans les yeux :
- Nadwa, que s’est-il passé? Où est ta mère ? Nous avons tous vu d’ici qu’une tempête a déchiré les flots, le bateau a-t-il coulé ?
“Cet homme s’inquiète pour les noyés.”
“Je devrais peut-être lui dire que des dieux se sont amusés à faire couler un bateau.”
“Je devrais peut-être lui dire que je n’ai rien pu faire.”
- ...Sss…
- Nadwa ?
- ...Sss…
- Ne dis rien, tu t’épuises pour rien ! Je vais te ramener à la maison, ne t’inquiète pas, tout va bien maintenant.
Il se rapprocha alors d’elle, plaça une main sous ses jambes et l’autre sous sa nuque puis la souleva. Le contact de sa main avec ses membres greffés déclencha d’horribles sensations. Les jambes semblaient dotées d’une conscience propre et hurlaient de douleurs. Atargatis pouvait à peine les mouvoir et c’est comme si les membres eux-mêmes refusaient de bouger, comme s’ils n’obéiraient pas parce qu’ils ne lui appartenaient pas.
Elle-même aurait voulu crier de douleur, lui dire de la poser par terre et de la laisser sur la plage.
- Si...Si...si…
Pourtant, il n’y eut qu’un seul et unique mot qui sortit de sa bouche.
***
- On est arrivés, Nadwa !
L’homme la déposa sur un canapé confortable au sein d’un étroit salon. Une petite boîte noire était disposée sur une table basse, un tapis riche en couleurs donnait vie au sol et de grandes vitres offraient une splendide vue sur la mer.
- Si..si..si..
- Je vais te faire un thé et te ramener des vêtements, je reviens.
Il disparut quelques instants et revint avec une tasse et un long habit. En la portant maladroitement, il réussit néanmoins à le lui faire enfiler. Cette sensation d’être recouverte d’un tissu était nouveau pour Atargatis, comme celui d’être sèche ou tout simplement humaine. Après avoir été de nouveau installée sur le sofa, elle inspecta plus longuement le curieux mortel.
Il n’était pas très grand, portait de légers vêtements et avait un teint légèrement foncé. Ses cheveux bouclés tirés en arrière lui arrivaient aux épaules, laissant à découvert un front suintant. Ses yeux verts étaient parfois perceptibles derrière de grandes lunettes rondes. Sa pilosité faciale était conséquente et on pouvait apercevoir ci et là sur sa barbe des poils blancs.
- Comment est-ce que tu te sens ? Tu as l’air d’avoir pris un sacré choc…
“Tu dois t’enfuir !”
“Il est peut-être dangereux !”
“Utilise tes jambes !”
De l’élan et beaucoup d’efforts lui furent nécessaires pour se redresser convenablement et poser ses pieds par terre. Mais lorsqu’elle décida de se lever, elle ressentit comme un déchirement au niveau de ses jambes, des épines sous les plantes des pieds et une souffrance incomparable. Elle s’écroula lamentablement par terre en évitant de tomber sur l’homme et en étouffant ses cris de douleurs.
Il se précipita alors sur elle et la prit dans ses bras.
- Si...si...si...
Son souffle irrégulier ne pouvait dissimuler sa panique et il lui fallut plusieurs instants pour retrouver son calme et parler. Paradoxalement, il s’exprima avec une voix particulièrement bienveillante et apaisante.
- Laisse moi t’installer dans ton lit, Nadwa. Tu dois encore être épuisée après tout ce qu’il a dû t’arriver. Je vais t’y monter, ne t’inquiète pas, ma chérie. Je suis là, papa est là...
***
Atargatis fut réveillée le lendemain par de légères vibrations précédées par un sifflement. Elle n’arrivait toujours pas à en reconnaître la nature mais ces réflexions furent remplacées quand l’homme entra dans la chambre.
- Comment vas-tu, Nadwa?
“Non, je ne vais pas bien.”
“Tu ne m’inspires pas confiance.”
“Ma peau est sèche et j’ai une sensation de crasse sur tout mon corps.”
- Laisse-moi t’aider à te lever.
De nouveau, il la souleva et après avoir traversé un étroit couloir, entra dans une salle de bain. Il retira minutieusement les habits d’Atargatis et la plaça délicatement dans une baignoire.
- Je ne sais pas encore si tu vas supporter la sensation de l’eau, Nadwa, donc je préfère rester avec toi au moins au début.
Il la rinça avec de l’eau tiède, fit attention à ne pas remonter le jet d’eau trop près du visage d’Atargatis, la nettoya entièrement. Après l’avoir séchée, il la souleva cette fois ci avec un peu plus de difficulté et la redescendit au salon pour l’asseoir sur le canapé.
- Si...si...si...
- Tu préférais te laver le matin, tu disais que cela te préparait pour affronter la journée…
Il lui parlait en la regardant dans les yeux. Son regard était à la fois débordant d’émotions et étrangement sérieux.
- Ton vieil oncle et ta tante viendront te voir pour la journée. Tu sais, ton père réfléchit parfois trop, et je me suis dis que peut-être il serait préférable de te remettre dans un cadre confortable, dans lequel tu puisses te sentir en sécurité. La maison n’est certes plus comme avant, mais je vais tout faire pour qu’elle le redevienne petit à petit, ne t’inquiète pas.
Comme promis, deux personnes les rejoignirent pour l’après-midi. Les deux fondirent en larmes en la voyant, la prirent dans leurs bras et, après avoir été consolés par l’homme, se mirent à parler de tout et de rien. Atargatis ne fit qu’observer et écouter. Elle ne voulait pas s’exprimer de peur de ne répéter encore et encore le mot incompréhensible. Son mutisme parut déconcerter les humains au premier abord mais devint petit à petit accepté. Ils continuèrent à parler en la regardant toujours dans les yeux et en cherchant à comprendre ce qu’elle voulait. Après avoir mangé, ils essayèrent de déduire si elle préférait se reposer ou rester avec eux et profiter de la conversation.
“Qui sont-ils ?”
“Pourquoi ne me laissent-ils pas partir ?”
“Je n’aurais jamais dû faire confiance en cette sorcière. Ces jambes sont abominables, les douleurs sont insoutenables.”
“Pourquoi suis-je devenue aussi muette ?”
De nouveau, un sifflement se fit entendre et Atargatis parvint à comprendre que le son provenait de l’extérieur. Des regards inquiets s’échangèrent entre l’homme et les deux autres et tous finirent par conclure qu’il se faisait tard et que l’heure était au repos.
***
Le deuxième jour de sa captivité commença différemment.
Les rêves d’Atargatis l’avaient emportée dans d’obscurs mondes oniriques et l’avait effrayée. Reconstitution d’un passé flou, fantômes des noyés la poursuivant, visage de sa tante déformée… Agitée, elle remua donc énormément dans son sommeil et se réveilla en sursaut lorsque ses jambes au contact du sol lui firent souffrir le martyr. Elle tenta de crier, de formuler un “au secours” mais de nouveau les même mots sortirent de sa bouche.
- SI...SI...SI...
L’homme rentra quelques secondes après les premiers cris et la souleva sans attendre. Il la prit dans ses bras, la berça et parut réfléchir. Il prit alors une grande inspiration et se mit à fredonner une curieuse chanson.
Les quelques paroles étaient riches, les rythmes à la fois enjoués et traduisant une certaine mélancolie. La voix de l’homme traduisait une familière alchimie de peur et de joie, d’espoir et de profonde tristesse. Atargatis sentit alors les douleurs s’estomper, ses muscles se détendre, son souffle s’apaiser. Elle se surprit alors à enrouler ses bras autour de cet homme réconfortant et peu à peu à poser son front sur ses épaules.
- Tu adorais cette… je veux dire, tu adores cette chanson, Nadwa, je ne sais pas si tu t’en rappelles.
Il l’installa sur le lit et s’assit lui aussi près d’elle.
- Je ne sais même pas comment la chanson s’appelle. Tout ce que je sais, c’est que depuis que tu es petite, tu ne fais que la chanter. Et tout le temps d’ailleurs ! Si je me souviens bien, tu avais même tenté de m’en expliquer le sens et les symboliques une fois. Tu m’excuseras, je ne me souviens plus exactement des paroles donc je préfère ne garder que la mélodie plutôt que ruiner ta chanson préférée !
“Il est totalement fou, c’est la première fois que j’entends cette chanson !”
“Par contre, il a une belle voix pour un humain…”
- Au moins je me souviens des initiales du compositeur, T.P !
- Si...si…
- Tu veux peut-être que je chante à nouveau ?
Elle hocha la tête et il se mit à chanter les yeux fermés, cette fois-ci avec plus d’assurance. Un lointain sifflement se manifesta mais ne perturba pas le cours de la mélodie. Après qu’il eut fini, il la sortit de la chambre, la lava et la descendit au salon.
- Nadwa...Il est peut-être encore tôt mais je pense qu’il serait préférable de se remettre petit à petit à vivre de manière “normale”. Je te parlais hier d’un cadre favorable à ton rétablissement, un lieu sûr. Cela prendra aussi le temps qu’il faut mais je pense qu’il ne faut surtout pas que tu restes dans une sorte d’apathie totale. Je ne sais pas ce qui pourrait te faire plaisir mais peut-être voudrais tu dans un premier temps reprendre le piano ? Je peux essayer de négocier pour que tu puisses aller chez les voisins au moins une fois par jour. Je vais d’abord te trouver un fauteuil roulant d’ici demain, tu pourras plus facilement te déplacer et quand tu te sentiras prête, je t’aiderai à ré-apprendre à marcher.
- Si…
- Ce matin, je t’ai vue par terre. J’ai réalisé que tu avais besoin de moi, Nadwa, mais que je ne serai pas éternel. Tu étais comme un poisson hors de l’eau, une ravissante personne que la vie a maltraitée. Ma chérie, ne t’inquiète pas, tu pourras de nouveau te tenir debout, marcher et parler, j’en suis sûr.
Elle ne sut que répondre face à un tel optimisme, elle se contenta donc d'acquiescer en silence et de l’observer de nouveau plus en détail.
Ses traits semblaient déjà avoir changé depuis ce matin même, des rides étaient de plus en plus visibles sur son visage, les poils blancs se faisaient plus nombreux et de profonds cernes nichaient sous ses yeux. Mais ce qui avait réellement changé, c’était son regard. En à peine deux jours, il était passé d’un regard indécis à un autre déterminé, confiant et toujours autant bienveillant.
Après quelques instants de silence, il se précipita hors de la pièce et revint avec un énorme livre et un large sourire.
-J’ai toujours voulu te le lire !
Et ainsi continua la deuxième journée jusqu’à la tombée de la nuit.
***
Le troisième jour, Atargatis apprit rapidement à contrôler un fauteuil roulant et à se déplacer avec aisance. Les voisins avaient accepté de lui prêter leur piano autant de temps qu’elle le souhaitait et lorsqu’elle disposa ses doigts sur le clavier, elle retrouva ses vieilles manies divines de jouer de manière transcendante.
Le quatrième jour, l’homme entama le deuxième chapitre de son livre et prit la décision de sortir de temps en temps avec Atargatis pour lui faire profiter de l’air frais.
Parfois, des dilemmes l’attaquaient lorsqu’ils se rapprochaient de la mer. Devait-elle s’échapper et rejoindre la mer ? Ou simplement quitter l’homme et changer de ville ? Mais comment faire avec un simple fauteuil roulant ?
Pourtant, le reste du temps, elle ne se posait pas toutes ces questions et semblait même apprécier le moment présent.
La première semaine passa et les prémices d’une agréable routine s’installèrent. Le réveil, la douche, la lecture, la promenade, les conversations unilatérales.
C’est alors que le dixième jour, en plein après-midi, alors que l’homme fredonnait inconsciemment un refrain, il entendit un semblant de mélodie provenir de sa protégée. Atargatis semblait vouloir s’échapper de son aphasie. Elle avait la bouche fermée et former les sons réquisitionna une profonde concentration. L’homme s’interrompit alors de chanter, la regarda dans les yeux et se mit à rayonner d'émerveillement.
Le lendemain, elle l’aperçut sortir un grand livre dédié au langage et le lire, lorsqu’il en avait le temps, avec une telle résolution qu’il semblait dans un autre monde.
Vint alors le vingtième jour où Atargatis leva les bras vers l’homme alors qu’elle était assise sur le fauteuil roulant.
“Je veux essayer de marcher.”
“Aide-moi à me relever.”
- Si...si…si...
Sans même lui poser de question, l’homme la saisit fermement et la redressa. Il avait été minutieux en prenant soin des jambes de la jeune femme. Matin et soir, il les massait, les pliait légèrement et savait arrêter avant qu’elle ne ressente des douleurs. Pourtant, malgré ces efforts, poser les pieds à terre fut atroce pour Atargatis, tout son corps se mit à trembler et de grosses gouttes de sueurs perlèrent sur son visage.
L’homme comprit qu’il devait au moins la laisser essayer et intervenir seulement lorsque ce serait de trop, et c’est ce qu’il fit.
Depuis ce jour, de nouvelles étapes s’ajoutèrent à leur quotidien. Ce fut d’abord quelques secondes à se tenir debout, puis quelques minutes, enfin quelques pas jusqu’à ce qu’elle puisse faire le tout sans son aide mais avec appui. Les douleurs se faisaient moins intenses à mesure qu’une certaine intimité grandissait entre elle et l’homme. Il semblait la comprendre sans même qu’elle ne s’exprime, il savait interpréter ses regards, ses besoins, ses manques. Il était à la fois doux et serviable, amical et paternel.
Il devait s’agir du quarantième jour lorsqu’il se mit à lui donner des surnoms.
“Ma chérie”
“Ma fille”
“Ma princesse”
Puis, il déclara qu’elle n’était plus un enfant et qu’il était temps qu’il arrête de la traiter non pas comme une princesse, mais comme une reine.
- Nadwa, ne pense surtout pas que parce que tu es une reine, tu peux te permettre de tout faire !
Il était présent, attentionné, affectueux, compréhensif, patient.
“Ma reine”
Mais surtout, il était humain.
Le temps passait étonnement vite et lentement. Atargatis en avait perdu la notion et renonça à compter les jours passé le premier mois.
Incapable de situer l'événement, Atargatis fut malgré tout marquée par un soir particulièrement chaud. La chaleur était étouffante dans sa chambre et retirer les draps n’y changeait rien. Elle ne trouvait évidemment pas le sommeil et laissait libre cours à son imagination lorsqu’elle ne savait que faire.
Elle entendit alors un sifflement différent, plus proche du son qu'émet une personne lorsqu’elle renifle. Le son était proche et, Atargatis le savait, provenait de la chambre de l’homme. Heureusement, le fauteuil roulant était dans sa chambre ; elle s’y installa et se dirigea en direction de la pièce de l’homme. Elle n’y était jamais entrée, malgré sa curiosité, et l’homme n’avait jamais insisté pour lui montrer.
Lorsqu’elle pénétra dans la pièce, elle y vit l’homme adossé à un mur, tenant fermement un cadre photo et sanglotant. La pièce était intégralement vide et très sombre, la seule source de lumière provenait de l’extérieur et diffusait une faible lueur par les fenêtres ouvertes.
Atargatis ne l’avait jamais vu dans un tel état. Il tremblait, était pris de spasmes et ne put contrôler ses larmes lorsqu’il la vit.
“Que lui arrive-t-il ?”
“Que dois-je faire ?”
“Est-il saoul ?”
“Il ne boit jamais.”
“Pourquoi pleure-t-il ? Et pourquoi cela m’est insupportable ?
- Je sais qu’elles sont mortes.
Il s’était exprimé avec grand calme mais qui ne faisait que dissimuler une profonde plaie.
- Je l’ai toujours su d’ailleurs. Tu dois sûrement me prendre pour un fou ou un idiot. Non, je sais qu’elles ont toutes les deux péri dans cette satanée tempête. “Il n’y a aucun risque” m’avait-on certifié. Je savais bien que c’était à risque et que même arrivées à destination, cela allait être dur pour elles. Mais le plan devait se dérouler autrement : elles devaient aller en lieu sûr, s’installer et vivre une autre vie, plus sûre. Je devais ensuite les rejoindre après avoir amassé assez d’argent pour moi aussi me payer une place.
Oui, je l’ai toujours su, tu n’es pas elle. Tu n’es pas Nadwa, tu n’es même pas humaine ! Je ne sais même pas comment tu t’appelles, je sais juste que ce n’est pas humain d’être asexué. Qui es-tu ? Es-tu une déesse ? Je suis peut-être fou à le penser mais je préfèrerais y croire plutôt que de me résigner à leur mort. Que dis-je ? Je préfère plutôt te considérer comme ma fille. Tu lui ressembles tellement que quand je t’ai vue sur la plage, je ne savais que penser. J’ai espéré que c’était elle mais tu ne l’étais pas. Puis, je me suis dis que peu importait qui tu étais, j’allais m’occuper de toi, te réapprendre à parler et à marcher. Je ne comptais pas te garder aussi longtemps, je te l’assure, mais je suis rentré dans mon propre délire, dans ma fantaisie. J’avais l’impression d’être dans mon monde et en même temps, d’être dans le tangible, le réel, le vrai, cet horrible monde où je me sens étranger, où ma seule chance de survivre est de m’enfermer dans mon univers et m’occuper de ma fille chérie. Mais je te promets que quand tu seras capable de marcher, tu pourras partir. Je sais que je dois aller de l’avant, je dois vivre et me relever.
Finalement, comme toujours, j’ai l’impression d’être beaucoup trop présent dans le monde des vivants pour pouvoir y vivre sereinement.
Mais je ne te demande qu’une seule chose, laisse-moi t’aider jusqu’à que tu n’aies plus besoin de moi.
L’homme interrompit aussi brutalement qu’il commença sa tirade. Un silence s’installa et Atargatis plongea son regard dans celui de l’homme, se laissa tomber à terre et le serra dans ses bras. Elle chercha alors des mots, des gestes, peu importe, quelque chose à faire pour le consoler. Elle finit par le bercer comme il l’avait tant fait et par lui fredonner la chanson.
Cette fameuse chanson préférée d’Atargatis et de Nadwa.
Les jours se suivirent et furent tous différents l’un de l’autre. Atargatis redoubla d’efforts pour sa rééducation, l’homme parlait avec de plus en plus de passion lorsqu’il s’adressait à elle.
Le quotidien s’étendit pendant un long temps.
Finalement, vint le jour où Atargatis pu marcher seule et sans appui. Elle s’était levée seule, avait descendu l’escalier et avait retrouvée l’homme dans le salon. Ils avaient tous deux atteint leur but et ils en tirèrent une satisfaction personnelle sans pareille.
- Si..si...si…
- Nous avons réussi, Nadwa, nous avons réussi !
“Non, tu as réussi à m’aider.”
“Je n’aurais jamais réussi sans toi.”
- Tu es libre de choisir, Nadwa, libre de rester ou de partir.
- Si...si…
- Je suis juste heureux aujourd’hui d’avoir réussi à te faire marcher. Si tu le souhaites, tu peux rester et nous essaierons aussi de t’apprendre à parler.
- Si...si…
- J’ai réfléchi hier soir, Nadwa, à pourquoi tu ne faisais que répéter ce mot incessamment. Je me suis rappelé d’une phrase qu’une de mes professeurs nous avait tous dit un jour : “On ne refait pas l’histoire avec des Si”. Tu crois que-
Un bruit assourdissant retentit dans l’ensemble de la maison. Il s’agissait d’un ultrason venant de l’extérieur, un hurlement meurtrissant leur audition.
Et enfin, le sifflement.
Plus fort que d’habitude, en intensité, en dangerosité.
Plus proche que d’habitude.
La bombe fut larguée plus près que d’habitude, trop près de la maison.
***
- Si...si...si…
Elle n’était plus qu’à quelques mètres de l’eau. Ses jambes avaient été emportées dans l’explosion, ses souvenirs, son bonheur.
Ramper était douloureux, mais elle savait qu’elle devait continuer, qu’elle devait vivre. La fin était proche de toute façon, soit celle de la vie, soit celle de ce calvaire.
Que choisir ? Avait-elle vraiment le choix ?
“Non, nous ne sommes que destinés à regretter nos choix.”
“Oui, choix de ma propre vie.”
Il ne lui restait plus qu’à tendre le bras, faire un dernier effort et elle serait dans l’eau, loin de ces terres livrées à la guerre.
Mais n’était-ce pas la même chose de l’autre côté ?
“Partout où j’irai, je ne serai jamais chez moi.”
“Chez moi n’existe pas, je ne suis qu’un grain de sable dans cette plage souillée.”
Mais lorsque sa main devait se mouiller par le contact de l’eau, Atargatis ne sentit qu’une substance visqueuse et collante. Elle réussit à relever la tête et ne vit qu’une mer noire, impure. Les corps des dieux flottaient, des familles de poissons commençaient à affluer près de la plage et certaines s’échouaient déjà. Sa tante, les Ryujins, les Apsaras, les Sirènes… Tous avaient péri.
“Rien ne serait arrivé si je n’avais pas abdiqué.”
“Rien de tout ça ne serait arrivé si j’avais pu défier ma tante.”
“Si seulement j’avais pu garder mes nageoires et ne jamais rencontrer la mort.”
“Si seulement j’avais pu parler et marcher plus vite, j’aurais pu le remercier avant qu’il ne meurt.”
“Et si la guerre avec les océans n’avait jamais été déclenchée ?”
“Et si je n’étais jamais née ?’
“Et si le monde n’est qu’une futile conceptualisation de mon esprit ?”
“Et si rien de tout ça n’avait du sens ?”
“Si…”
“...Si…”
“...Si…”
Enfin, Atargatis prit une énorme inspiration et hurla à pleins poumons. Sa voix résonna à travers la plage, la ville, la mer et les océans, le monde et les coeurs des mortels. Son cri était indescriptible mais était bien plus puissant que n’importe quel son produit sur Terre. Il était à la fois grave et aigu, saccadé et fluide, matériel et transcendant. Elle cracha du sang puis reprit malgré l’inanité de son égosillement. Elle ne savait même pas qui ou quoi elle implorait, elle ne faisait que hurler jusqu’à ce que la mort la prenne. Elle avait la sensation de se mutiler les cordes vocales dans un acte désespéré de repentir. Elle espérait qu’un dieu encore plus puissant la pardonne pour ses fautes, l’emporte vers un monde sans violence ni haine.
Mais elle ne pouvait s’arrêter de mugir. Quelque chose l’en empêchait, une volonté différente de l’instinct de survie, une force encore plus forte. Parce qu’enfin elle comprit, comprit qui et ce qu’elle était.
Elle était la sirène tardive de deux mondes en péril.
Et c’est alors que la sensation d’être soulevée l’interrompit. Les anges avaient-ils enfin décidé de l’arrêter ? Les harpies l’avaient-elles choisie pour faire partie des leurs ? Non, quelqu’un d’autre l’avait choisie. Un homme ne pouvait la laisser mourir.
Et il s’agissait d’un père.
Un père qui ne pouvait abandonner sa fille pour la deuxième fois.