Les auteurs

(…) le bonheur de maman tenait à peu de choses. Elle savait malgré tout profiter de petits plaisirs. Je me souviens de ces soirs d'été lorsque les enfants étaient enfin couchés, elle allait s'asseoir sur le balcon avant, et dans la douceur de ces fins de journées, elle aimait se bercer en dégustant un cornet de crème glacée, une petite gâterie qu'elle affectionnait. Privilège d'aîné, je participais assez souvent à ces moments de grâce dont j'appréciais le caractère exclusif. Nous ne nous échangions pas de grands secrets, mais à travers l'apparente banalité de nos propos, nous nous livrions des petits messages, des genres de confidences. (Jean, Chapitre 3, page 24)

La pratique religieuse de papa était dictée par des règles qui nous échappaient. Nullement athée ou anticlérical, il pratiquait une foi qui se pliait mal aux contraintes et cérémonies de l’église catholique traditionnelle des années quarante et cinquante. Ainsi, il lui arrivait de fréquenter les offices religieux d’églises d’autres dénominations ou langues, notamment l’église St. Brendan sur le boulevard Rosemont, près de la rue Lafond. Il était ami du pasteur de cette chapelle, Father MacManus, et il approvisionnait les lieux en charbon pour le chauffage, à prix réduit comme il le faisait pour d’autres institutions religieuses et des familles dans le besoin. Papa avait une générosité discrète très développée. Toujours est-il qu’un jour, alors que j’assistais à la messe dominicale avec papa, j’avais cinq ans, il m’amena à la sainte table avec lui et, avant même d’avoir fait officiellement ma Première communion… je reçus le corps du Christ. (Bernard, Chapitre 2, p. 32)

Les activités régulières de l’avant-midi au camp Notre-Dame d’Oka se terminaient par la baignade. (…) Une fois séchés et habillés, nous étions tous réunis sur le préau pour la demi-heure quotidienne de lecture. J’adorais ce moment. Le frère Roger – « Laframboise », dixit papa qui le connaissait de réputation - s’amenait devant le groupe aussi fébrile qu’attentif, s’assoyait avec sérieux, jaugeait son public d’un œil connaisseur, ouvrait son gros livre rouge et commençait gravement la lecture. C’était le plus souvent quelque roman épique ou historique dont le contenu était susceptible de retenir l’attention des jeunes auditeurs et de susciter l’intérêt sinon la curiosité. Je me souviens particulièrement de la lecture de L’Enseigne de vaisseau Paul Henry de René Bazin. Nous étions bon public, sur le bout de nos chaises, et nous fûmes tenus en haleine une dizaine de jours. (…) Mes séjours au camp Notre-Dame contribuèrent sans doute, ajoutés aux enseignements de papa et de mon école, à mon amour des lettres et des livres. (Paul, Chapitre 3, page 123)

Mais que faisaient donc les filles les samedis de congé alors que leurs frères trimaient dur à livrer huile et charbon dans des conditions souvent pénibles? Francine raconte. Pour paraphraser Yvon Deschamps et sa célèbre répartie : « Môman travaille pas, a trop d’ouvrage », on peut dire que « les filles ne travaillaient pas à l’extérieur, y’avait trop d’ouvrage à maison » Le samedi matin aussitôt les hommes de la famille partis, maman sortait les deux gros moules à cheminée que je tapissais de papier ciré et, en un rien de temps, la pâte pour les pains d’épices était préparée dans un grand bol en pyrex. Tout se faisait à l’œil et au pifomètre, sans recette, avec une pincée de ci et de ça, c’était de la cuisine rapide et sans fla-fla. Pendant que cuisaient les gâteaux, maman mettait à cuire le rôti de porc et j’éminçais les légumes pour démarrer un gros chaudron de soupe. Quand je repense à la petite cuisinière sur laquelle toute la boustifaille se faisait, je me dis que notre mère n’était pas exigeante en ce qui concernait ses équipements ménagers. (Francine, Chapitre 4, p 182)

À 19 ans, je n’étais pas armée pour affronter ce séisme – le feu du commerce de papa - et encore aujourd’hui il m’est très pénible de m’y arrêter pour en décortiquer toutes les secousses. J’ai un dégoût viscéral de l’odeur traînante et rance des restes d’un édifice incendié et toujours m’apparaît au-dessus la silhouette d’un homme ravagé et errant en perte de tout. Vous me direz que j’ai l’âme un peu trop littéraire, peut-être est-ce une déformation professionnelle, mais j’ai été marquée par la lecture en 2008 du livre de Cormac McCarthy La Route faisant le récit d’une véritable apocalypse. Je le cite : « Le monde est dévasté, couvert de cendres. Un père et son fils errent sur une route, poussant un caddie rempli d'objets hétéroclites et de vieilles couvertures ».

Je me souviens de mon émotion quand j’ai lu ces lignes. Je revoyais cet homme, mon père, déchu et battu par ce cruel « act of God » qui lui enlevait en quelques heures son travail, son revenu et une part de sa dignité. Pendant plusieurs jours consécutifs, papa se levait le matin comme un automate et se rendait au clos. Une partie de l’« office » épargnée, il s’y promenait, parfois chancelant, déplaçant des papiers ici et là tout imprégnés de l’odeur encore fumante des cendres, seul au cœur d’un cauchemar et réalisant très bien tous les démons qui l’attendaient. C’était un spectacle désolant, affligeant et insupportable. (Jocelyne, Chapitre 4, page 311)

Il s’avère qu’un certain après-midi, alors que nous revenions du dîner et que nous nous dirigions tous à la queue leu leu vers nos classes respectives, notre directeur, M. Labarre, (de l’école secondaire Henri-Bourassa) se tenait stratégiquement au bas de l’escalier, et devant qui nous devions obligatoirement défiler. Sans que nous sachions pourquoi, il ordonnait à certains d’entre nous de sortir de la file et de nous mettre en retrait. Au terme de ce processus, cinq étudiants, dont moi-même, étions sommés d’aller sur-le-champ nous faire couper les cheveux. On ne devait revenir que lorsque le travail serait effectué, en conformité avec le règlement qui stipulait que la coupe de cheveux ne devait pas descendre sous la ligne du col de chemise. Comme le hasard fait bien les choses, les cinq « coupables » faisaient partie de la gang. Nous étions à la fois étonnés et amusés de la chose, mais très rapidement nous avions fait le calcul que ce bel après-midi d’automne serait à notre avantage. (Michel, Chapitre 4, p. 78)

À cette même période (2002), je rentre au Canada et achète une maison à Rigaud, et j’inscris Amédée et Fannie-Laurence au Collège Bourget, à cinq minutes à pied de la maison. La famille débarque au Canada en juillet, et s’installe dans cette maison. Amédée onze ans, Fannie-Laurence sept ans, Romane-Alice, deux ans. Je reste avec eux quelques jours pour leur expliquer les rudiments de la maison, du pays, et repars au Gabon. Je reviendrai quelque sept mois plus tard.

La famille prendra peu de temps à s’adapter au nouveau pays, peut-être et sans surprise, un peu plus de temps à surmonter les rigueurs de l’hiver, déjà pas évidentes pour les autochtones. Le réflexe d’Ineige à la première chute de neige fut de balancer un seau d’eau chaude sur le pare-brise de sa voiture. Encore, pour une raison qui m’échappe, par nuits glaciales, elle croyait bon de fermer les thermostats, un peu comme on éteint les lumières avant d’aller au lit, si bien que les douches du matin et les petits déjeuners étaient frissonnants. Romane, encore aujourd’hui, se rappelle cette maison, « la maison bleue gelée. (Claude, Chapitre 5, p. 111)

Je me souviens de maman, elle qui n’avait jamais vraiment noué d’amitiés à Montréal-Nord, par manque de temps ou autres raisons comme on l’a déjà évoqué, voilà qu'elle prenait plaisir à piquer des jases avec la gentille voisine du haut, Mme L'espérance, et renouer avec son amie d’enfance Pauline Trudel, voisine immédiate de la cour arrière, vieille fille aussi gentille que bougonne, et qui vivait avec sa maman, la vieille madame Trudel, toutes deux adorables et généreuses, et tellement heureuses de retrouver la bien-aimée Alice de leur enfance. Ce fut un baume pour maman, femme alors effacée mais combien chaleureuse, qui retrouvait cette confiance qu’apportent l’amitié et les rapports humains sincères. Elles se retrouvaient comme des écolières. (Johanne, Chapitre 5, page 19)

Du plus grand au plus petit, nous avons tous le goût des voyages, et nous sommes tous également de bons voyageurs. Que ce soit en voiture, en train, en bus ou en avion, nous aimons faire nos valises et partir. Papa disait cette phrase souvent entendue : « partir c’est mourir un peu » mais il ajoutait « l’essentiel c’est d’en revenir ». Donc, presque inscrit dans nos gènes, c’est principalement papa qui a su nous injecter son goût des voyages et de l’aventure. Depuis notre enfance, papa et maman nous ont toujours encouragés à partir, à découvrir, même si quelquefois maman, comme toute bonne mère, démontrait certaines craintes et réticences envers l’inconnu. Nous avons été chanceux d’avoir des parents qui nous ont encouragés dans nos choix et nos « envies de partance », des parents sans préjugé envers « l’étranger », des parents qui nous informaient de leurs craintes sans tenter de nous décourager et sans nous interdire. (André, Chapitre 5, page 87)