Baraque de Kerlavret - mi mars 2020
Nous nous préparons à quitter « la baraque » pour retourner vers nos hautes terres de Provence lorsqu'un coup de téléphone à mes cousins d'Île de France, laisse transpercer leur angoisse. Ils sont malades. Robert a probablement attrapé « ça » dans le RER. Sa fièvre atteint des sommets vertigineux. Il tousse. Il délire. Marie, un peu moins touchée mais très fatiguée, le soigne, change ses draps trempés de sueur, et vacille, affaiblie et terrorisée : les hôpitaux de la région parisienne n'ont plus de lits de réanimation. Robert a 72 ans. Il est diabétique.
Le téléphone à l'oreille je regarde le jardin qui s'éveille aux prémices du printemps, la prairie qui reverdit et se pare de petites fleurs jaunes. Au fond les arbres derrière lesquels se cache la belle anse du Stole. Le paysage n'est que paix et sérénité. Nous sommes au chaud dans la baraque, le cocon. Je revois Marie et Robert, ici même, tombés sous le charme de la vieille baraque l'an dernier à même époque. Levés tôt et partant courir quelques kilomètres entre plage et forêt ils terminaient leur circuit sportif au café du port, ravis de l'accueil de son patron jovial.
Pandémie. Epidémie mondiale. Le soir même le gouvernement annonce la fermeture de tous les établissements scolaires. Les restaurants, cafés et salles de spectacles ne vont pas tarder à suivre. En Île de France l'ennemi sévit et Robert va mourir.
« Nous sommes en guerre », répète le président de la République cinq fois au cours de son discours du 16 mars. L' invisible ennemi, Corona de son petit nom, covid 19 pour son acte de naissance, en l'année 2019 à Wuhan, Chine, est un voyageur sans frontières. Il fait un massacre en Italie qui compte déjà des milliers de morts, et le voilà chez nous. Il attaque vite et fort. Il tue partout. Chez les riches comme chez les pauvres en commençant par les vieux et les faibles. Or nous voilà vieux. Et faibles parfois.
Alors lorsque tombe la perspective de confinement et ses modalités nous savons déjà que nous n'hésiterons pas une seconde. C'est décidé, le refuge c'est ici. Dans la baraque de pépère Gaston. Plus qu'ailleurs, et mieux que chez nous à Tanaron, c'est chez le grand-père que nous nous sentons protégés.
Confinés volontaires à la baraque de Kerlavret ! Notre modeste résidence d'hiver est devenue refuge avec l'arrivée du printemps. Cloîtrés ? Pas trop... tant est douce la vie entre les parois de bois de la vieille baraque, large la vue par les fenêtres sur le jardin, le pré tout en longueur jusqu'au au bout de forêt qui enchante le regard. On devine la mer pour l'entendre à marée haute déferler sur la plage. Réfugiés chanceux, nous sommes conscients du privilège qui nous est fait.
Depuis le 17 mars 2020 à midi, du moindre village aux plus grandes villes, la France se terre. Dans la minuscule chambre abritant une famille de réfugiés ou la grande propriété au cœur de son parc privé...chacun chez soi. L'Europe a fermé les frontières de l'espace Shengen. Tous humains, tous différents...ceux qui sont contraints dans leur HLM, ceux qui ont rejoint vite fait leur résidence secondaire face à la mer et se sont précipités sur la plage, voire sur leur planche à voile. A un extrême des prisonniers en chambre. A l'autre les vacanciers aisés. L'inégalité des conditions de vie se fait cruelle pour les plus déshérités alors que la grande faucheuse avance, en Italie, en Espagne, et que notre Hexagone catastrophé est touché à son tour. Enfermez-vous, bonnes gens, la mort rode...
Depuis le début mars la montée du fléau est galopante. Le 12 mars nous rencontrions Hélène, bénévole du comité d'accueil du Pays de Lorient pour les réfugiés avec l'intention d'accueillir pour une semaine un réfugié ou un couple. Expérimenter avant d'aller plus loin, à Tanaron notamment. Mais...mais... déjà le covid sévissait, on ne se serrait plus la main, on ne s'embrassait plus. Dans le local d'accueil de la SEMAD un nouveau protocole se mettait en place : file d'attente à l'extérieur, circuits à l'intérieur. L'angoisse montait. Nous appartenions à la catégorie des « vulnérables ». Accueillir ? Nous n'avions pas donné suite. Cinq jours plus tard la France était confinée.
A la baraque nous n'avons toujours pas de télé et nous en portons bien. Alors c'est par la radio qu'Emmanuel Macron nous fait savoir que nous sommes en guerre et annonce les premières mesures de confinement sans jamais en prononcer le mot. Il n'est qu'une voix. Mais qui porte à conséquences. Autorisations de sortie 1h par jour dans un rayon d'1km. Quant à l'inévitable ravitaillement ce sera au plus près, le plus rarement possible. Alimentation et soins. Rien d'autre. Nous avons juste eu le temps d'aller faire une grosse provision de livres à la médiathèque avant sa fermeture. Alors nous lisons. J'écris. Je corrige pour la dernière fois le manuscrit de mon roman « Nulle part ailleurs ».
Les jours se succèdent, et la radio fait quotidiennement le décompte des morts, nous apprenant que la moitié des habitants de la planète Terre est confinée. Terrée. Terrifiée parfois. Après la Chine l'Europe en prend un coup. Et vient le tour de l'Amérique. Puis l'Inde, l'Afrique... Des milliards de misérables petits humains se trouvent brusquement démunis face à un ennemi aussi minuscule qu'invisible. Un inconnu. Pas anticipé, pas imaginé. Innombrable, se multipliant à vitesse grand V. S'infiltrant partout. Nul n'est à l'abri et l'Occident tremble de peur. La France du risque 0, l'Occident tout puissant, a oublié de s'armer, et même de se protéger en prévision d'une attaque aussi inimaginable.
Au cœur du hameau, toute activité cessante, entourés de voisins bienveillants et solidaires qui sont notre seule mais agréable compagnie, nous commentons les nouvelles nationales et mondiales d'un jardin à l'autre, voire par dessus la rue avec Marcelle, voisine d'en face, et copine d'enfance retrouvée. On parle des masques introuvables. De l'inconséquence des responsables qui ont laissé détruire les stocks périmés sans les renouveler. Imprévoyance totale. Même le personnel soignant confronté à l'horreur de la pandémie en est démuni. Le président Macron promet de remédier illico à l'incurie en en passant commande par milliards à la Chine ! A la Chine ! Est-ce une blague ? Pendant ce temps Marcelle me passe un patron en tissu réalisé par une ancienne couturière...sa vieille tante de 90 ans ! Des femmes de tous pays s'activent sur leurs machines à coudre et les tutoriels de masques fleurissent sur internet. Plus ou moins adaptés ou efficaces. Fantaisistes parfois, humoristiques aussi. Sophie, nièce de Michel, et artiste, nous envoie la photo d'un masque de Pâques qu'elle a réalisé dans un bonnet de soutien-gorge...Les blagues fleurissent, les vidéos délirantes. Le rire est salutaire !
La société civile se prend en main, fort heureusement...et du coup on ne trouve plus d'élastique au supermarché ! Mais pourquoi le gouvernement ne met-il pas sur son site un modèle efficace, lavable, simple à réaliser chez soi pour soi et les siens, avec juste du tissu, du fil et une aiguille ? Acheter des masques en Chine ! En France n'est-on pas capable en urgence, pour une technologie aussi basique, de fabriquer ce minuscule et simplissime produit en grand nombre pour le personnel soignant ? Mais où est donc rendue cette société de grande consommation ? En Chine, d'où nous arrive le virus ? Quelle dérision !
Pas de télé, mais pas de machine à laver non plus. Nous voici presque de retour au temps des baraques de l'après guerre. Repliés sur le hameau. Le voisinage. Plus moyen d'accéder au lavomatic de Ploemeur. Petites lessives à la main, et Marcelle, très gentiment, met à notre disposition sa machine à laver. Située dans la réserve, on passe derrière sa maison pour y accéder par le jardin sans se croiser. Je tends une corde à linge entre deux arbres. On prend le temps du presque sur place. On se propose mutuellement pour les rares courses comme au temps du grand-père : le poissonnier, la boulangerie. On revient aux souvenirs d'enfance, au temps des anciens du hameau. Et en même temps on a le monde en perspective, les nôtres par téléphone, bien plus souvent, la radio et le net pour les infos. Bien sûr nous pourrions avoir la télé sur internet mais nous ne voulons pas nous laisser envahir, impressionner par les images. Les fake news circulent, les rumeurs malsaines, accusatrices, apocalyptiques, sont terrifiantes...Dehors !
Sur notre petit territoire de solidarité et de bon sens nous laissons parfois Radio Bro Gwined nous accompagner de ses excellents programmes de musiques du monde, entrecoupés de commentaires dans la langue bretonne que nous ne comprenons pas mais qui nous rappelle que nous avons choisi de vivre cet étrange épisode de l'histoire mondiale en Bretagne.
Refuge. La baraque a repris sa fonction première. Pour nous deux. Et je ne cesse de penser au petit projet d'accueil auquel nous n'avons pas donné suite dans cette vieille baraque finalement trop grande puisque personne ne pourra nous y rendre visite. Que sont devenus ces réfugiés ? Ceux d'ici et de partout en France ? Laisser l'autre à la porte, se replier sur sa propre fragilité, son petit confort...sentiment de culpabilité. Malaise.
Dédé junior nous salue à la barrière et vient chaque jour au potager. Il a pris la relève de son père, devenu Dédé l'Ancien, qui vient de fêter ses 90 ans et pousse parfois son déambulateur jusqu'aux plantations, histoire de vérifier que le fils fait aussi bien que le père. Ses fils travaillent et n'ont plus le temps de cultiver de surcroît le potager du grand-père Gaston. Le leur suffit à leurs besoins, et c'est triste de voir la terre à nu qui se couvre de mauvaises herbes. Un sentiment de gâchis. Nous avons peu mais pourtant nous avons trop. Trop qui pourrait servir à d'autres...Bien sûr la baraque appartient à la tante de Michel et est promise à destruction un jour très prochain, mais nous en sommes momentanément les bénéficiaires et gardiens. Si Michel béquille la maison pour l'empêcher de tomber nous ne pouvons pas nous engager dans la remise en culture d'un potager puisque nous devrons repartir dès que les mesures de confinement seront levées. En attendant Dédé nous offre quelques légumes, poireaux et carottes de chez lui, et quand vient le moment des semis et repiquages, à la faveur de la réouverture de la jardinerie où s'étire une queue de 30m avant d'entrer, Michel plante dix salades et sème un carré de radis dans la terre qu'il a bêchée. Un geste symbolique en hommage à son cher grand-père qui nous permettra de croquer nos produits du printemps avant de reprendre la route.
Nous remplissons quotidiennement et consciencieusement nos petits papiers d'autorisation de sortie. Déclarations sur l'honneur ! Quelle dérision avec tous les menteurs qui nous bernent et gouvernent, de devoir faire appel à l'honneur du citoyen pour une petite marche à pied quotidienne d'une heure !
Dans le rayon de l'unique kilomètre autorisé pour une activité physique, nous avons la mer, la campagne, la forêt, le marais. Un kilomètre-une heure. Michel jour après jour redécouvre les tours et détours des sentiers d'autrefois, le chemin creux qu'empruntait la charrette, les champs où le fermier menait ses vaches. Soixante ans qu'il n'y est pas retourné alors que c'est tout à côté. La forêt a parfois poussé là où il y avait des champs, et s'il a perdu ses repères anciens il finit cependant par s'y retrouver. Le monde alors redevient tout petit, à l'échelle du gamin Michel en son territoire d'enfance aux vacances d'autrefois. Nous avions oublié cet univers minuscule autour de nous pour aller nous balader sur des sites incontournables d'un bout à l'autre de la Bretagne. Et là nous sommes soudainement émerveillés comme des mômes. Toute la beauté du monde se concentre dans les richesses du jardin et des proches alentours de la baraque.
Les résidents secondaires ayant abusé de leurs privilèges aux premiers jours du confinement nul n'a plus droit aux plages par décision gouvernementale et c'est grand dommage pour les enfants. Mais tout au bord du ruisseau Gohr Vilin qui va jeter ses eaux dans la mer quelques centaines de mètres plus loin une jeune maman imaginative vient chaque jour pour jouer à la plage avec sa petite fille dans de précieux éclats de rire. Cette petite enfant-là gardera sûrement le souvenir d'une plage minuscule au bord d'un ruisseau magique en pleine forêt. En ce qui nous concerne si nous n'avons droit à la plage nous avons la mer au bout du chemin. Nous avons l'horizon pour les rêves d'ailleurs et à défaut de bateaux l'île de Groix reste posée là comme un grand navire immobile. Cadeaux.
Mais nous avons aussi, tristement, le village de Lomener vide de toute humanité en ce dimanche de Pâques sans touristes, sans sa flottille de bateaux venus s'ancrer dans l'anse pour l'été, petit port sans bars ni terrasses que je traverse à vélo sans m'attarder avec une émotion contenue, empreinte de scènes de science fiction, de villes désertée d'après cataclysme. Le monde s'est refermé sur son prédateur humain que l'ennemi minuscule s'acharne à piéger jusque dans ses terriers.
Heureusement la magie du printemps opère, fleur après fleur, des jonquilles aux premiers lilas, comme dans la chanson. Jacinthes et pervenches tapissent le sous-bois, les iris d'eau jaunes s'élancent dans le marais, les asphodèles parsèment la lande. Dans l'herbe devant la maison le tapis de violettes cède la place aux pâquerettes et c'est un bonheur de parcourir les mêmes chemins en s'émerveillant jour après jour de l'évolution du paysage. Sur le petit territoire de la baraque les mésanges, rouges-gorges et pigeons se bécotent et s'offrent sous nos yeux les miettes de notre petit déjeuner. Les pies font leur nid de brindilles alors que les mésanges investissent un trou dans le mur. Quelques semaines plus tard nous assistons, enchantés, à l'envol de la nichée dont le premier téméraire vient atterrir tout tremblant sur le rebord de la fenêtre. Le monde ici renait sous un ciel uniformément bleu depuis le premier jour de confinement, un ciel d'une couleur oubliée, sans la moindre trace d'avions. On prend le temps de compter une vingtaine d'espèces d'oiseaux sans sortir du jardin.
Le covid nous apprend la patience, et nous ouvrons plus grands les yeux sur la chance, le bonheur d'être vivants dans l'univers paisible des plantes et des bêtes où le méchant minuscule n'a aucune prise. Pourquoi notre environnement a-t-il des airs de paradis quand l'horreur déferle sur la grande ville qui entrepose ses morts dans les frigorifiques de Rungis ?
A Janville-sur-Juine Robert a passé le cap, la fièvre est tombée et mon adorable cousine a surmonté vaillamment l'épreuve auprès de son amoureux de toujours. Le champion qui rompt chaque jour son corps aux exercices physiques a une fois de plus vaincu la maladie et commence à reprendre sa marche quotidienne dans la forêt voisine. Une jolie victoire personnelle alors que la radio tourne en boucle sur l'épouvante en région parisienne. Le pic de l'épidémie n'est toujours pas atteint et toute question hors covid semble gommée des infos. Plus rien n'existe que cette hécatombe qui nous menace du pire. Nulle radio n'évoque les réfugiés et mon échange téléphonique avec Sarah, responsable à SINGA France, s'il me remet en phase avec de futurs projets m'apprend que l'association a arrêté tous les accueils de réfugiés du réseau CALM (Comme A La Maison) aux premières perspectives de confinement. La mise en place de nouvelles cohabitations avec des réfugiés est beaucoup trop difficile à gérer dans ces conditions. Certes...Mon malaise s'efface, mais que sera l'après ? Et que ferons-nous alors ?
Aux alentours du 25 avril la courbe des entrées à l'hôpital commence à redescendre, celle des décès quotidiens également. Le pays pousse un grand soupir de soulagement. Mais le 27 avril au matin, à l'heure paisible du petit déjeuner, la radio m'apprend la mort de l'ami Henri Weber. Comme un grand chêne abattu. Henri l'humaniste, l'utopiste réaliste, a déposé les armes, vaincu par ce minus. Henri, le fils d'apatrides, le député européen qui voulait toujours croire à l'Europe mais lui reprochait son immobilisme, ses réactions toujours trop tardives et trop mesquines sur la question des réfugiés. Henri l'altruiste, qui faisait honte à la France égoïste en énonçant sans détours que c'était l'Italie qui avait sauvé l'honneur européen, sauvant 150.000 vies en portant secours aux rafiots surchargés dans le cadre de l'opération « Mare Nostrum ».
Que dirait Henri de cette « crise sanitaire » qui lui a coûté la vie et expose le pays à une crise économique sans précédent ? Inébranlable optimiste voudrait-il croire encore que l'altruisme et la solidarité en seraient les vainqueurs ? Que les valeurs des Lumières et de la Révolution française, de liberté, égalité, fraternité, raison et droits de l'homme, prendraient le pas sur les égoïsmes nationalistes et le repli sur soi générés par la peur du lendemain ? « Adieu noble coeur », titre le journal Marianne dans un magnifique article d'adieu où je retrouve Henri tel que je l'ai connu. « Compañero Henri Weber. Presente. Ahora y siempre », je transgresse l'interdiction d'accès aux plages et vais marcher sur la nôtre pour te rendre un dernier hommage. Va en paix Henri. J'ai écrit ton nom sur le sable. La marée viendra l'effacer. Elle emportera le petit bouquet des champs aux couleurs de notre pays que j'ai déposé à côté de ton nom. Puisse l'avenir que tu ne verras pas te donner raison.
La vie continue, et les jours passent. Le hameau de Kerlavret devient un lieu de promenade très fréquenté en milieu d'après-midi, jolie boucle entre village et forêt que semblent redécouvrir les gens. Devant la baraque se croisent les promeneurs. Ils échangent quelques mots entre eux ou avec les habitants qui s'affairent dans leurs jardins en bordure du chemin. On se réjouit de l’assouplissement des mesures de confinement et surtout de la réouverture du marché de Ploemeur, vécue comme un événement majeur. Ce lieu de sociabilité au cœur de la ville va donner à voir la vie se remettre en route. Malgré les contraintes de distanciation nous le vivons tous comme une résurrection.
... et vient l'ouverture du 11 mai, jour tant attendu après 54 jours de confinement.
Marcelle, notre voisine, profitant de l'élargissement des sorties au delà du petit Km de rayon, nous rapporte de Port Louis un épisode inattendu de l'histoire de la Baraque. Elle a rencontré par hasard un couple originaire de Beauvais qui connaît bien Kerlavret et surtout la baraque à laquelle mari et femme semblent très attachés. Toujours curieux de son histoire nous allons les surprendre dans leur petite maison de l'autre côté de Lorient.
Et voilà la fin de l'histoire… Evelyne est la plus jeune des huit enfants de la famille Duplessis dont la maison était à côté de l'école dirigée par Gaston Thibaut dans les environs de Beauvais. Ils avaient été élèves de l'école et leur père qui faisait le commerce du bois s'était lié d'amitié avec le grand-père Gaston. Apprenant que des baraquement d'urgence allaient être vendus par la mairie de Beauvais c'est monsieur Duplessis, spécialiste du transport de bois, qui se proposa pour acheminer la baraque jusqu'en Bretagne en attendant la construction d'une maison en dur.
Nous apprenons alors que la baraque a été achetée, non pas sur pied comme nous croyions le savoir, mais en kit. Pour comble elle n'était en aucun cas allemande ! Fraîchement débarquée du Canada elle faisait partie d'un lot de surplus. La commune de Beauvais après avoir relogé tous ses sinistrés avait tout bonnement procédé à une vente aux enchères des maisonnettes inutiles. Habitat d'urgence la baraque n'avait donc jamais servi de refuge d'après guerre.
Le mythe familial en prend brusquement un coup avec cette nouvelle information. L'histoire se reconstitue au hasard des rencontres. Se dit et contredit. Elle interpelle sur les mythes et histoires familiales, sur la tradition orale de laquelle naissent les légendes... et en Bretagne mieux qu'ailleurs.
Nous découvrons ainsi qu'en 1945, alors que le Ministère de la Reconstruction tardait tant et plus pour acheminer les milliers de baraques indispensables au retour sur le pays de Lorient des familles sinistrées, le grand-père de Michel et son ami Duplessis, deux simples civils avaient eu l'initiative de transporter cette baraque-là sur plus de 600 km, du département de l'Oise à celui du Morbihan. D'un côté on avait trop de logements d'urgence. De l'autre on en manquait cruellement. Les vases communicants ne communiquaient guère au profit des sinistrés !
Il en restait en tout cas une belle histoire. Par amitié, par gratitude, le grand-père Gaston accueillit aux grandes vacances pendant de nombreuses années les enfants Duplessis sur le terrain de la baraque. Et après sa mort, ses filles continuèrent à offrir l'hospitalité du jardin aux descendants de monsieur Duplessis. Ils débarquaient en grande famille avec leurs conjoints et jeunes enfants, plantaient leurs tentes et participaient à une joyeuse animation du village, notamment à la fête du hameau qu'ils programmaient dans leurs vacances. L'amitié et la solidarité s'étaient révélées plus rapides et efficaces que le dispositif du Ministère de la reconstruction. Et la baraque de Kerlavret, l'une des premières à arriver dans le pays de Lorient, s'avérait être l'une des dernières à tenir debout, et s'acquittait toujours de sa mission d'accueil !
Marie Dufeutrel, août 2020