Le social et l'écologique


Recensé : Pierre Charbonnier, Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques, Paris, La Découverte, 2020.

Résumé : En relisant l’histoire des idées à la lumière des exigences écologiques, Pierre Charbonnier réussit le tour de force de renouveler l’histoire de la philosophie, le récit sociologique de la modernité et de proposer une épistémologie susceptible d’armer un socialisme renouvelé. Ce compte rendu porte sur la manière dont la question sociale est repensée dans ce récit.

Texte : Le livre de Pierre Charbonnier agit comme un révélateur de l’encastrement des dynamiques de répartition du risque social, plutôt que des ressources économiques à proprement parler, dans un ensemble de contraintes imposées par la matérialité de la terre – ce que l’auteur nomme, après Baptiste Morizot, « les affordances de la terre ». L’extériorisation de ces contraintes et, plus largement, de la nature, ont déterminé le sens et, plus radicalement, la possibilité même de l’émancipation collective que les hommes se sont donnée comme projet, en Europe et au-delà, dans un mouvement qui définit la modernité.

Ce compte-rendu a une ambition limitée. Je ne prétends en effet en aucune manière discuter l’ensemble de la démarche, qui relève en grande partie de l’histoire (environnementale) des idées – que l’auteur oppose à l’histoire des idées environnementales, rendant ainsi possible une prise en compte des dépendances écologiques dans l’ensemble des productions intellectuelles, et non plus dans la seule lignée des travaux qui manifestent une préoccupation pour la protection de la nature, qui comporte presque intrinsèquement un risque de finalisme. Je ne prétends pas non plus traiter l’ensemble des dimensions abordées dans ce livre foisonnant mais particulièrement agréable à lire et organisé autour d’une thèse claire et convaincante, mais simplement de tirer un fil, celui de la relation entre social et écologique, ouvrant, pour le dire vite, un dialogue entre Charbonnier et Castel[1]. L’ouvrage invite à lire la question de la terre comme la nouvelle formulation de la question sociale. On centrera la discussion autour de la manière dont la question sociale est, d’après Pierre Charbonnier, reformulée après les Trente glorieuses, l’ État-providence modernisateur et l’individu productiviste qu’il a contribué à façonner.

Comment articuler le projet du socialisme ou de la social-démocratie avec la prise en compte des contraintes géologiques qui rendent insoutenable le régime économique qui les soutient, les rend possibles et plus radicalement pensables? Telle est la question, rendue d’autant plus urgente par la coprésence d’une crise économique et sociale de grande ampleur, issue de la crise sanitaire et de l’accélération du réchauffement climatique et le cortège d’injustices et de destructions qu’il engendre.

Avant d’aborder les enjeux relatifs à la nouvelle formulation de la question sociale que Pierre Charbonnier élabore principalement dans les derniers chapitres, je reviendrai sur les trois principales orientations du livre : une relecture de l’histoire des idées ; une proposition politique arrimée à cette relecture et une inflexion du récit sociologique de la modernité.

Philosophie, sociologie et politique de la nature

Le livre de Pierre Charbonnier apparaît d’abord constitué par une lecture novatrice de textes de la tradition philosophique, destiné à en dégager la relation entre l’élaboration du projet d’autonomie des modernes et l’exploitation des ressources de la terre. Sa démarche s’inscrit dans la continuité de la tradition socialiste, à ceci près que le matérialisme historique est critiqué pour être d’emblée prisonnier d’un projet – moderne – oublieux des contraintes que la terre oppose à la dynamique d’expansion qu’il entend socialiser. Pour faire ressortir cette relation, Pierre Charbonnier propose un « détour historique et conceptuel » qui reconduit « aux formes d'occupation de l'espace et à l'usage de la terre en vigueur dans les sociétés de la première modernité occidentale » (p. 7) pour « comprendre ce qui arrive à la planète ». L'expérience géologique du monde a partie liée avec les termes juridiques et politiques dans lesquels les modernes se sont pensés et ont structuré leur existence collective, jusque dans ses formes contestataires . Plus radicalement, « le sens que nous donnons à la liberté, les moyens qui ont été employés pour l'instituer ou la préserver ne sont pas (lues) comme des constructions abstraites ou purement discursives, mais les produits d'une histoire matérielle dans laquelle les sols et les sous-sols, les machines, les propriétés du vivant ont fourni des leviers d'action décisifs. » (p. 8) Ce faisant, Pierre Charbonnier rompt avec le « séparatisme intellectuel » que représenterait l'histoire des idées environnementales, qui cherche à dégager une tradition de pensée spécifique par sa prise en compte des enjeux écologiques. L’auteur oppose une « histoire environnementale des idées » dans laquelle « la centralité des relations entre nature et société fonctionne comme un analyseur pour (potentiellement) l'ensemble des idées, des controverses théoriques et de leur histoire. » (p. 28) Il s’agit de montrer comment les deux idéaux de la modernité – l’abondance matérielle et l’autonomie politique – sont tributaires l’un de l’autre. Le sujet moderne se pense comme un sujet libre de toute détermination, et par-là même placé dans une dénégation de ses diverses dépendances. Tant à titre individuel que collectif, il n’a de comptes à rendre qu’à lui-même, et non aux « autres » renvoyés au statut de mineurs (femmes, colonisés, etc.) précisément du fait de leur incapacité supposée à s’extraire de la nature ou aux éléments matériels dans lesquels il puise les ressources pourtant de plus en plus indispensables à sa propre constitution.

L’hypothèse de Charbonnier est que « de la première modernité à l’avènement de la révolution industrielle et politique, la régulation et la résolution des conflits endogènes à la sphère sociale passent en partie par leur projection dans l’espace, par le recodage d’une dispute au sujet des identités et des croyances, de la foi et du salut, en une dispute au sujet du droit de chacun à disposer d’une partie de la terre, dispute au sujet du droit de chacun de disposer d’une partie de la terre, de certains fruits de cette terre. » (p.63).

Ainsi l’auteur replace les questions de la souveraineté et de la propriété (abordées à partir de l’analyse de textes de Grotius et Locke), dans leur contexte d’ouvertures des espaces à maîtriser (chap. 2). La phase classique et libérale de la modernité est réinterprétée à l’aune de l’ancrage des délibérations des jurisconsultes (Grotius) et de la réflexion de Locke sur la propriété dans des réalités matérielles (la mer comme lieu d’élaboration de la souveraineté pour le premier ; la terre comme élément de constitution de la propriété pour le second).

Au chapitre 3 l’émergence de l’idée de marché est rapportée aux physiocrates et à Adam Smith. La pensée de ce dernier témoigne notamment d’une tension qui affleure sans être thématisée en tant que telle, entre l’affirmation de la liberté et de l’égalité d’une part et la maîtrise de la vie organique et des ressources terrestres d’autre part. Il énonce le premier de manière explicite la formule de la liberté par l’abondance. L’analyse resitue un certain nombre de concepts de Smith dans le contexte d’un « plafond écologique » ou, dit autrement, des limites de l’élasticité des profits agraires. Ce plafond ne peut être dépassé, selon Smith, que par une croissance extensive qui passe par l’exploitation de nouveaux territoires. Ce chapitre se termine par l’évocation d’un texte de Fichte, L’État commercial fermé, publié en 1800 et dans lequel ce penseur de l’idéalisme allemand analyse « l’ubiquité des modernes », c’est-à-dire la tension fondatrice entre le cadre juridique qui structure la civilisation européenne et « les forces économiques qui tendent à faire éclater ce cadre de la souveraineté territoriale en absorbant l’énergie et les ressources de la terre selon une logique absolument hétérogène à celle du droit. » (p.124)

Dès lors, le chapitre 4 montre comment la pensée libérale classique, élaborée dans un cadre où des limites à l’exploitation des ressources pesaient de manière très forte sur les hommes, est, dès le début du XIXe siècle, la théorie d’une pratique devenue obsolète du fait de la révolution industrielle et de la démultiplication énergique rendue possible par l’extraction du charbon. Le siècle de l’idéologie propriétariste, lockéenne est ainsi en décalage radical avec les structures géologiques, écologiques, économiques et sociales d’un monde dont l’émergence a saisi les contemporains. Elaborée dans le cadre d’une société régie par un plafond écologique et économique, la pensée libérale va servir de cadre à une économie dont l’expansion a été débridée par les conquêtes coloniales et le charbon.

Ce chapitre met en lumière deux mécanismes fondamentaux : l’exaptation et l’extériorisation. Le vocable évolutionniste d’exaptation « désigne le processus au cours duquel une forme donnée associée à une première fonction endosse au terme d’une série de mutations et de rencontres écologiques contingentes une nouvelle fonction qui complète ou remplace l’autre » (p. 132) A l’ère où le charbon fait sauter les plafonds écologiques dans lesquels la pensée libérale a été élaborée, celle-ci « a subi une trajectoire exaptative en réaménageant son argumentaire dans le but de justifier un système économique qui n’appartenait pas à son milieu d’origine ». Le vertige qui saisit les contemporains de l’industrialisation devant les avancées de la croissance se double d’une dénégation, tant et si bien qu’une distinction s’opère entre deux dimentions de l’autonomie collective : de fait, elle s’alimente à un accès à des richesses matérielles disponibles alors que, de droit, elle s’appuie sur une théorie où l’esprit démocratique et le progrès sont générateurs de leur propre mouvement (p.160). Cette distinction nourrit l’idée que les dépendances envers la nature sont extérieures au mouvement de l’autonomie individuelle et collective (p.140-141). L’autonomie s’articule avec l’extériorisation, alors même que l’exploitation de certaines ressources, comme le charbon, accroît la dépendance des hommes envers ce qui les libère du problème économique de la rareté (p.146). Cette extériorisation n’est pas seulement celle de la nature, mais aussi des périphéries du bloc civilisationnel occidental.

Les chapitres suivants (5 : la démocratie industrielle ; 6 : l’hypothèse technocratique) abordent les tensions inhérentes à l’organisation industrielle et la mise en lumière des pathologies qui en découlent. C’est du côté de la tradition socialiste que Pierre Charbonnier oriente l’investigation, en tant qu’elle est pour lui « l’expression la plus manifeste » du « conflit d’orientation entre abondance et liberté » (p. 164). Du socialisme de Proudhon à la sociologie scientifique de Durkheim, l’effort intellectuel et politique du XIX siècle consiste à poser le problème du rééquilibrage social nécessaire « pour que l’accroissement des forces productives ne conduise à la désintégration du corps social » (p. 165). Les limites à la socialisation de l’abondance – et donc à l’émancipation dont elle est la condition – est à l’horizon d’une critique de la priorité donnée à la valeur d’échange dans l’économie politique classique. La vision sociologique de la société (le « social ») en tant que tel émerge dans ce contexte (p.185). Après avoir mis au jour les conditions sociales – et écologiques – de possibilité de l’avènement d’une réflexion sur la société et, plus fondamentalement, de l’idée de société, l’auteur aborde les tentatives de Saint-Simon et de Veblen de réencastrer le capitalisme dans la matérialité des choses . Quand le premier cherche à adapter l’organisation politique aux normes de l’organisation industrielle, la pensée du second est tout entière tournée vers une critique de l’esprit de commerce, promu au détriment de l’industrie et de la figure de l’ingénieur, porteur d’une modernité qui reste en lien étroit avec les contraintes propres aux choses.

Les chapitre 8 et 9 analysent la grande accélération de l’empreinte humaine sur les choses qui a lieu au cours du XXe siècle, la dépendance envers le charbon analysée par Jevons au XIXe siècle se redéployant dans les nouvelles technologies de l’atome et du pétrole qui structurent désormais nos sociétés. Charbonnier lie la critique de la société industrielle et des risques qu’elle génère à une reformulation de la question sociale : « la recomposition de la question sociale après les crises du capitalisme démocratique des Trente glorieuses se fait donc en grande partie dans le croisement avec la question de la nature, ou plus exactement la fin de la nature. » (p. 344) Je serai amené à discuter plus avant cette assertion. Charbonnier oppose la modernité réflexive théorisée par Beck et Giddens où, comme l’avait souligné Jean-Baptiste Fressoz, le risque n’affleure que pour que la réflexivité humaine puisse affirmer sa maîtrise de la complexité des (rétro-)actions de sa propre entreprises sur l’environnement[2], au maintien d’une dimension d’incertitude radicale que la convergence de la sociologie des sciences et des techniques et le programme des critiques des autorités scientifiques et techniques ont permis d’élaborer en France (p.344). Cette alternative théorique est particulièrement suggestive, en même temps qu’elle recouvre une réflexion sur les mutations de la question sociale qui est pourtant à l’horizon des enjeux politiques du livre.

De l’histoire des idées à l’épistémologie des mouvements sociaux

Après ce trajet et avant d’en interroger le point d’aboutissement, il convient de dessiner les deux autres lectures que rend possibles l’ouvrage. La première est politique, elle est abordée principalement dans le chapitre 7, qui confronte les perspectives de Marx et de Polanyi. La dimension proprement politique du livre, qui l’ouvre et le referme, est explorée dans ces pages où le nœud de la discussion entre deux auteurs majeurs dans l’élaboration du socialisme est menée. Charbonnier montre ici comment Polanyi élabore une conception du socialisme où la protection de la terre peut être rattachée à l’ensemble des contre-mouvements « qui s’enclenchent pour protéger le collectif social contre les pathologies du marché ». (p.277) Effectivement, la transformation de la terre en marchandise – à l’instar de la monnaie et du travail – joue un rôle majeur dans La grande transformation.

Contre la récupération conservatrice de la protection de la terre, Pierre Charbonnier situe du côté d’un socialisme non-orienté par une perspective téléologique (comme le néo-hégélianisme de Marx). Polanyi permet de lier nature et politique dans la perspective démocratique que le socialisme est seul à même de réaliser, puisque le socialisme suppose de « transcender » le marché autorégulateur. Ainsi, chez Polanyi, les relations de subsistance, d’habitation et de connaissance de la terre sont à l’horizon explicite de la construction d’un sujet politique et non rejetée dans l’extériorité d’un projet de maîtrise (socialisé ou non) de l’exploitation des ressources procurées par la terre.

Cette perspective et l’importance donnée aux contre-mouvements oriente le débouché politique du livre de Charbonnier : sortir de l’opposition stérile entre la collapsologie et une formule vague d’adaptation du capitalisme formulée sous le vocable de la résilience ou encore du développement durable. Il s’agit repenser notre rapport à la nature et de reformuler la critique en opérant un déplacement de la dénonciation du productivisme à celle du productionnisme. Le point d’arrivée de la critique de la modernité est donc de s’affranchir de la vision d’un agent démiurge, capable de transformer la matière et de s’établir dans un rapport d’auto-fondation et de souveraineté nécessitant une extériorisation de la nature. Les travaux de Bruno Latour, de la critique post-coloniale et peut-être plus radicalement l’anthropologie de Philippe Descola constituent les appuis théoriques de la symétrisation indispensable à cette déflation des conceptions du sujet. Les contre-mouvements des pays du Sud global ou les protestations étudiées par E. P. Thompson[3] sont alors pris en exemple de de mobilisations susceptibles de politiser la question écologique d’une manière qui déconstruise le couplage entre abondance et liberté. On trouve là le point d’arrivée de la relecture critique du socialisme traditionnel – transversal à Proudhon, Marx ou Durkheim – que l’auteur mène au long de l’ouvrage. Celui-ci a porté sa critique à l’intérieur du couplage entre abondance et liberté. En cherchant à assurer le partage des bénéfices, il a au contraire renforcé ce couplage.

La thèse essentielle est que la question écologique est une nouvelle formulation de la question sociale, l’opposition des termes dans lesquels s’exprime les enjeux politiques étant moins importante que la continuité d’une tension entre projet d’autonomie et recherche d’abondance par l’affranchissement vis-à-vis des contraintes imposées à l’homme par la terre (p.199).

Question sociale et question écologique : un récit de la modernité

Cette lecture du destin de la question sociale invite à faire plusieurs remarques. D’abord à saluer la capacité de Pierre Charbonnier à souligner certains traits propres à l’historicité des sociétés européennes qui, s’ils ne sont pas totalement originaux, n’en produisent pas moins, intégrés à cette histoire environnementale des idées, un sentiment de renouvellement du récit de la modernité. En situant la pensée d’Adam Smith et de John Locke dans le contexte d’une réflexion sur le plafond atteint par une croissance intensive, alors même que la grande divergence entre l’Europe et la Chine étudiée par Kenneth Pomeranz[4] reposait sur une croissance extensive, il signale la centralité des développements coloniaux et les raisons pour lesquels ils constituent un impensé de l’histoire de l’Occident. Ainsi,

« c’est en faisant l’élision plus ou moins consciente des perspectives de croissance extensive offertes par l’empire colonial, pourtant centrales à l’époque, que Smith peut concevoir sous la forme qu’on lui connaît l’articulation entre les valeurs sociopolitiques attachées à l’individu travailleur et l’idéal économique du libre-marché régulant la satisfaction des besoins. » (p.113)

De même, les paradoxes du charbon, redéployés par ceux de l’atome et du pétrole invitent à souligner non seulement la très forte dépendance des sociétés envers des ressources – et le déni de cette importance – mais également le caractère cumulatif ou exponentiel de ces dépendances qui entraînent les sociétés dans un mouvement accumulatif indéfini et disproportionné par rapport aux ressources disponibles. Les sociétés modernes, imbues d’une souveraineté et d’une auto-détermination fictives ou en tout cas dépendantes de l’extraction de ressources matérielles et de la mobilisation croissante de celles-ci, au besoin en exerçant des formes de coercition d’autres parties du globe, sont tout entière tournées vers le progrès qui constitue une résolution dynamique que le développement engendre. Par les modalités mêmes de leur développement propre, elles sont prises dans une fuite en avant. Et c’est finalement le principal enseignement du livre, du point de vue sociologique, que de souligner à quel point la modernité était une chronopolitique, celle-là même que l’entrée dans la crise de la seconde moitié des années 1970 fait voler en éclats :

« La préemption de l’avenir que constitue le credo de l’amélioration, ou comme on dit parfois le mythe du progrès (…) est sans doute la composante la plus frappante de notre monde. Elle en est à la fois la plus robuste, celle qui capte de la façon la plus puissante et durable les aspirations individuelles et collectives et les fait entrer dans des structures idéales et matérielles de très grande ampleur, et la plus vulnérable, celle qui prête le flanc aux plus graves dysfonctionnements et aux déceptions les plus amères » (p.319).

Comment mieux dire à quel point la stabilisation – dynamique, partielle et, comme nous le voyons réversible – de l’État social reposait tout entière sur une croyance dans l’avenir ou un principe de satisfaction différée des besoins[5] qui s’est évaporé avec la crise ? Comment mieux désigner à quel point l’orientation temporelle constitue un des principaux marqueurs de la condition sociale, l’incapacité de se projeter dans l’avenir constituant la caractéristique fondamentale de l’auto-identification comme pauvre, c’est-à-dire comme vivant la modernité comme une promesse non-tenue[6].

Ce récit a l’immense intérêt de contribuer à une remise en cause ontologique, et non plus historique ou sociologique, des Trente glorieuses[7] et des narratifs qui en ont fait l’aboutissement – précaire et réversible des sociétés humaines. La remise en cause de cette organisation « fordiste » au nom de l’insoutenable empreinte écologique sur laquelle il repose n’a d’équivalent que la critique féministe qui a été dressée des États-providence[8] qui ont connu leur apogée dans cette configuration historique. Cette révision a, en outre, l’intérêt de faire apparaître les forces d’accélération à l’œuvre dans la (dés)organisation des sociétés, à rebours des récits qui voient dans la fin des périodes de forte croissance un retour à une organisation passée. La décomposition des phases successives de la construction, de la stabilisation et la déstabilisation de ce rapport au temps orienté vers l’avenir aurait permis à Charbonnier d’ancrer son récit dans un ensemble de réflexions susceptibles de préciser les termes dans lesquels se formule aujourd’hui la question sociale et les raisons pour lesquelles la conciliation de ses exigences avec la question écologique ne saurait se résumer à une substitution. Parmi les récits disponibles des phases de la modernité et de la construction du projet d’autonomie, le livre de Peter Wagner, Liberté et discipline. Les deux crises de la modernité (Paris, Métailié, 1996) n’est pas mobilisé. Pourtant, celui-ci a le grand mérite de poser une triple distinction conceptuelle qui complète et précise le récit de Charbonnier. Première distinction, celle que Wagner fait entre les phases de la modernité : la modernité libérale restreinte où la proclamation universelle du droit (à « l’égaliberté » pour paraphraser Etienne Balibar) se heurte aux restrictions de celle-ci et à sa limitation de fait à une infime minorité de la population mondiale (occidentale, homme, blanche et propriétaire). À cette modernité libérale restreinte où une contradiction se loge au cœur de la proclamation de l’autonomie individuelle succède une modernité organisée où l’autonomie collective encadre, autour des structures matérielles et symboliques de la classe et de la nation, l’autonomie individuelle pour la rendre effective à des parties plus larges de la population – les classes laborieuses des pays d’Europe et d’Amérique du Nord. Enfin, à partir des années 1960, une double crise de cet édifice, dont les deux composantes sociales et nationales sont perturbées par deux grandes tendances à l’individualisation et à la globalisation. Une partie des analyses sur la double spatialité des modernes et sur la formation des asymétries sur lesquelles elle repose aurait gagné à être intégré dans ce séquençage déjà constitué des offensives de modernisation par lesquelles la modernité est advenue.

Plus fondamentalement, la tension inhérente à la double spatialité des modernes et aux contradictions du droit se logent dans une conception individuelle de l’autonomie que les modernes ont cherché à dépasser dans une autonomie collective – organisée. De là découlent trois remarques, qui sont autant d’interrogations quant au point d’arrivée du récit de Charbonnier. Que peut vouloir signifier un antiproductionnisme pour les parties de la population pour qui la production, aussi – et peut-être surtout quand elle est inaccessible – résume les aspirations et les identités que la société a mis à leur disposition ? La construction de la modernité a certes donné lieu à un profil psychologique lié à l’abondance matérielle, que Charbonnier repère à juste titre chez Durkheim, mais la conception extractive de l’autonomie se nourrit de l’inachèvement de l’abondance matérielle et de la concurrence, de même que les appels à la relance sont justifiés au nom d’une volonté (réelle ou de façade) de réintégrer à la production ceux qui la vivent comme un horizon inaccessible et non comme un état vis-à-vis duquel il faudrait se désaccoutumer. Autrement dit, si le socialisme a perdu un siècle parce que la protection de la terre a été récupérée par le conservatisme, la question de savoir quelle identité offrir à celles et ceux qui désespèrent d’atteindre un état – instable – de possession de leurs facultés et de leurs possibles demeure entière. Quel horizon existentiel, politique et social proposer à ce qu’Arendt appelait les « travailleurs sans travail » ? Comment éviter la récupération de ce désarroi tant la figure du producteur, récusée pour l’impasse ontologique dans laquelle elle conduit, est et reste précisément celle qui nourrit les aspirations car elle a capté l’essentiel, sinon l’intégralité de la définition de l’utilité sociale. Le récit que Robert Castel avait fait de la genèse de cette concentration quasi-exclusive des possibilités concrètes d’intégration économique et sociale autour du travail salarié reste entièrement d’actualité. Initialement associée à une condition subalterne et dégradante, la figure du travailleur a progressivement agrégé l’ensemble des sources de prestige et d’identité sociale, en même temps que les mesures de la richesse et de la production se sont polarisées sur un certain type d’activité économique. Ce récit revêt même, en cet automne 2020, une actualité tragique dans la mesure où la question structurelle qui traverse nos sociétés depuis 40 ans – quelle place faire à ceux qui sont devenus des surnuméraires de l’emploi, au moment même que la société a détruit toute identité alternative – est rendue encore plus aiguë par une crise conjoncturelle d’ampleur exceptionnelle. Signalons immédiatement que la proposition de revenu universel (souvent mobilisée pour répondre à cette disparition de l’emploi et non-abordée par Charbonnier dans son ouvrage) ne règlerait qu’une toute petite partie de ces enjeux proprement identitaires, quand bien même elle se concrétiserait.

Ensuite, les deux termes par lesquels Wagner désigne les caractéristiques de la « crise de la modernité organisée » (qui désigne la phase actuelle de la modernité et qui constitue une critique de la notion de modernité réflexive) : individualisation et globalisation. Or, la question sociale a connu une double mutation et, loin de s’être transmuée en une question de la terre ou écologique, s’est métamorphosée sous ces deux modalités qui contraignent directement les réponses qu’il est possible de lui apporter et les modes de liaison à opérer avec la question écologique. Loin de donner lieu à des conflits entre groupes sociaux stables et hiérarchisés, la question sociale contemporaine est caractérisée par une « concurrence entre égaux »[9]. Le salariat s’est non seulement maintenu comme « intégrateur » social mais il s’est recomposé, normativement et dans les cadres des rémunérations, autour d’une individualisation susceptible de renouveler les formes de mobilisation de la main-d’œuvre[10]. Ce point est essentiel car il décuple en quelque sorte la difficulté à orienter les intérêts d’acteurs aussi peu agrégés, sauf à se heurter à une incompréhension entre une décision centralisée et des individus atomisés et en concurrence pour les positions sociales valorisées. L’absence (ou l’effacement) de médiations collectives constitue un obstacle majeur à une réorientation des identités et des intérêts et pose un défi, que l’on pourrait trivialement énoncer ainsi : comment « embarquer » des individus non-reliés – quand ils ne sont pas opposés - entre eux dans la mutation des identités et des comportements nécessaires pour préserver les ressources de la terre ? La double impasse de la responsabilisation individuelle et de l’écologie autoritaire pointe dans le constat de l’affaiblissement considérable des médiations autour desquels la redistribution des bénéfices de la croissance s’était opérée. La direction d’un antiproductionnisme ne peut être envisagée sans se traduire par une désindividualisation radicale qui s’inscrit pourtant à rebours non seulement des structures matérielles et symboliques du projet moderne, mais aussi d’une des tendances les plus profondes du capitalisme contemporain et de la conception des normes sociales qui se diffusent autour du noyau central de la grande entreprise et jusque dans les politiques sociales. Cela n’enlève rien à l’urgence d’articuler la critique du mode de production à la (re)formulation d’un sujet critique mais pose au contraire, de manière aiguë, la question des organisations susceptibles de négocier et de faire accepter des compromis et des groupes au nom desquels elles pourraient le faire[11]. D’un point de vue analytique, on voit l’intérêt de distinguer, comme l’avait fait Wagner, une autonomie individuelle d’une autonomie collective et de prendre cette distinction comme un repère pour élaborer un séquençage des périodes de la modernité. Repolitiser la question sociale – et la question de la terre – revient à réorganiser (autrement) la modernité et à inverser la tendance à l’individualisation, les deux allant de pair.

La question des médiations institutionnelles suscite d’ailleurs un commentaire. L’appel à la politisation et la référence appuyée à des mouvements sociaux irréductibles au mouvement ouvrier occidental traditionnel pour modeler le socialisme renouvelé que Charbonnier appelle de ces vœux entrent en tension avec une des thèses les plus solidement établies par Castel. En effet, Castel a fait de l’intervention de l’État dans la question sociale un moment de discontinuité radicale dans le récit de la construction de la société salarialee. Cette thèse a fait l’objet de critiques très fortes, au nom même de la politisation des questions d’inégalités. Dans cette perspective, parler de question sociale présuppose qu’elle soit résolue par l’application d’une morale d’État consensualiste, fortement inspirée par un personnalisme moral hérité du paternalisme voué à enrichir – plutôt qu’avec – la forme contrat. Finalement, l’intervention de l’État se situerait dans la continuité de ces initiatives. [12]. Or, on peut penser que c’est précisément parce qu’elle a su agréger autour d’elle une nébuleuse réformatrice et agréger des corps sociaux pourtant opposés que la doctrine solidariste a pu donner lieu à une construction institutionnelle relativement stable et dont la puissance des effets se mesure par-delà les décennies. En tout cas, et cela lui a beaucoup été reproché, Castel fait de l’avènement de la question sociale une production d’élites fortement ancrées dans l’État, bien plus que de mouvements sociaux qui ont certes pu servir d’aiguillon, mais aucunement être directement à l’origine des institutions dont nous avons héritées. Il y a une leçon à tirer de cette genèse : l’approfondissement de la démocratie n’a été la seule voie conduisant à l’État social et il est tout à fait possible que des régimes autoritaires soient les plus ambitieux en matière environnementale comme l’Allemagne de Bismarck le fut en matière sociale, instaurant des assurances sociales pour les catégories modestes presque quarante ans avant la France.

Dernier élément, la globalisation. En effet, tout compromis social est également un compromis international[13], un déséquilibre trop prononcé (en faveur des détenteurs de capital et/ou une pression à la baisse sur les salaires) dans un pays rejaillissant immanquablement sur ses partenaires et concurrents dans une économie intégrée. Les analyses les plus rigoureuses des transformations qui ont affecté l’organisation économique, sociale et politique des sociétés au vingtième siècle ont toutes souligné l’articulation de la dimension nationale et de la dimension sociale des États sociaux. A l’heure d’une interdépendance accrue des économies à l’échelle planétaire ou en tout cas de blocs régionaux, cette double construction invite à se demander comment réorienter les activités et organiser la déflation de l’habitus producteurs sans perdre des « parts de marché ». Cette question est très concrète en Europe, continent où un pays – l’Allemagne – a adopté un modèle économique « mercantiliste » visant à dégager des excédents commerciaux substantiels pour financer ses propres équilibres sociaux (ou atténuer ses déséquilibres) dont la stratégie façonne nombre de paramètres structurants des relations interétatiques au niveau européen. A l’échelle globale, la hiérarchie des puissances se redessine et, si elle est prise au sérieux, l’adoption d’une tendance antiproductionniste pose la question, très concrète, des motifs de refus d’accès à un mode de vie désiré aux millions de personnes qui tendent vers lui du fait de la globalisation des imaginaires marchands. La question sociale, comme la question écologique – et leur gestion conjointe – ne pourront être envisagées sans organisations internationales à même d’aider à forger et à transcrire en actes les compromis sur la répartition du fardeau de la réduction. Il faut souligner que traiter dans le détail de ces questions n’est pas l’objet du livre et que, par sa présence multiforme dans le débat public, Pierre Charbonnier contribue à traduire, tel un sismographe, les mouvements tectoniques de la diplomatie environnementale et à les faire entrer dans la conscience collective. Néanmoins, cette dimension constitue une dimension essentielle de toute réflexion sur la question sociale et son articulation avec la dimension nationale de l’État [14] et constitue un élément majeur de toute réflexion sur la portée, mais aussi les limites, de la symétrisation entre le bloc civilisationnel de l’Occident et les autres régions émergentes – ou non.

Ces remarques n’enlèvent rien, bien au contraire, à l’intérêt de la perspective de Pierre Charbonnier. Elles visent à souligner à quel point les enjeux et les obstacles à la réorientation qu’il préconise sont peut-être encore plus grands que la vision d’un passage de la question sociale à la question écologique le suggèrent. La non-résolution, voire les mutations internes de la question sociale « traditionnelle », celle de la répartition des bénéfices de la croissance, constitueront des paramètres de la transition et de la mutation qualitative à entreprendre. Le débat sur la meilleure manière de concilier les impératifs de la question sociale et ceux de la question écologique ne fait que commencer et toutes celles et ceux qui souhaitent y prendre part sauront gré à Pierre Charbonnier d’avoir posé, avec une si grande précision d’ensemble et de détail, les termes permettant de politiser ou repolitiser des tensions fondamentales de la vie démocratique.

Notes :

[1] Florence Hulak, « Le social et l’historique. Robert Castel face à Michel Foucault », Archives de Philosophie, vol. 81, n°2, 2018, p.387-404.

[2] Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Seuil, 2012.

[3] Edward Palmer Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Seuil, 2017, 1er édition anglaise 1963, traduit par Gilles Dauvé, Mireille Golaszewski, Marie-Noëlle Thibault.

[4] Kenneth Pomeranz, The Great Divergence : China, Europe and the Making of the Modern World Economy, Princeton, Princeton University Press, 2002.

[5] Robert Castel, L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, La République des idées/Le Seuil, 2003.

[6] Nicolas Duvoux et Adrien Papuchon, « Qui se sent pauvre en France ? Pauvreté subjective et insécurité sociale », Revue française de sociologie, 2018/4, p.607-647.

[7] Céline Pessis, Sezin Topçu, Christophe Bonneuil, Une autre histoire des « Trente Glorieuses ». Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre, Paris, La Découverte, 2013.

[8] Ann Orloff, « Gender in the Welfare State », Annual Review of Sociology, Vol.22 (1996), p.51-78.

[9] Robert Castel, 2003, op.cit.

[10] Sophie Bernard, Le nouvel esprit du salariat. Rémunérations, autonomie, inégalités, Paris, PUF, 2020.

[11] De ce point de vue, le mouvement des Gilets jaunes est aussi significatif pour la question traitée par Charbonnier parce qu’une imposition « écologique » s’est heurtée à une demande sociale multiforme, mais aussi parce que celle-ci s’est précisément manifestée en-dehors (et souvent contre) les organisations représentant les salariés.

[12] Bruno Karsenti dans sa note, « Éléments pour une généalogie du concept de solidarité », Multitudes, décembre 1997.

[13] Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1999, p.643-644 (1er édition 1995).

[14] Étienne Balibar, « Insurrection et constitution, la citoyenneté ambiguë », entretien avec Yves Sintomer, Guillaume Garreta, Hugues Jallon, Pensées critiques [Mouvements, 1998], 2009, p.9-28.

Image : Olivier Debré, Loire, huile sur toile signée, titrée et datée au dos Février 1971.

Je remercie Florent Guenard et Ariel Suhamy pour leurs remarques stimulantes. Je suis seul responsable du propos.




Publié le 27 septembre 2020