Intervention d'Anne Bouquin
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Avec l'aimable autorisation de l'auteur.
Je ne suis spécialiste en rien, mais j’apporte ce témoignage que je conçois comme un partage d’expérience, pour répondre à la demande d’Estelle et de Laurent BALAHY qui m’ont aidée avec la plus grande générosité - ce qui de leur part n’étonnera personne - lorsque j’ai rencontré des difficultés après le décès de mon mari et une très longue hospitalisation de mon fils.
Si nous parvenons au stade de réflexion qui nous rassemble aujourd’hui, c’est que nous avons déjà franchi bien des étapes, surmonté bien des difficultés, réalisé ce que mon mari appelait « le parcours du combattant » et que nous envisageons de réfléchir et de préparer l’étape ultime.
Cependant, la première grande mesure a été d’assurer à notre enfant devenu adulte, une vie « à lui » hors du domicile familial, dans un lieu où il soit en parfaite sécurité et où il ait la possibilité d’entretenir et de développer toutes ses capacités. C’est l’étape « mon enfant hors de chez moi », alors on ne pense pas encore à « l’après » car la recherche de cette première solution mobilise toute notre énergie.
Notre fils Bruno est né le 25 décembre 1974, il a donc maintenant 49 ans. Il est fils unique et seul Sourd dans une famille d’Entendants, qui n’avaient aucune expérience de la surdité.
Victime d’une anoxie à trois jours de vie, il a été hospitalisé un mois. Il est infirme moteur cérébral – IMC (il souffre de troubles de coordination et d’athétose). Il se déplace en fauteuil roulant. Il n’a aucune atteinte intellectuelle. Et vous allez comprendre qu’il a toujours été extrêmement courageux.
Avant d’aller plus avant, je crois indispensable de rappeler la situation des Sourds de France à cette époque : depuis 1880 interdiction de l’enseignement de la LSF (et bien sûr en LSF !). Elle devient invisible dans l’espace public et cela rend les Sourds eux-mêmes invisibles, ce qui explique notre ignorance.
Il faudra 128 ans à la France pour passer du sombre régime de 1880 à un régime égalitaire par étapes (dont je ne rappelle que les principales) : 1976 création d’IVT (International Visual Theater) par l’Américain Alfredo Corrado et le Français Jean Grémion ; 1977 Loi abrogeant l’interdiction de la LSF ; 1979 insertion d’une brève séquence à la télévision dans RécréA2 « Mes mains ont la parole » ; 1991 Loi Fabius : possibilité d’utiliser la LSF dans l’éducation ; 2005 Loi pour l’égalité des droits : traduction des informations destinées au public, LSF en option aux examens ; 2008 première épreuve optionnelle au Bac. Et grâce à tout cela : explosion de ce qu’on appelle la « Culture sourde ».
Avec Bruno, nous avons fréquenté l’IVT. Il a pu participer aux activités qui y étaient offertes. Nous avons alors décidé qu’il devait avoir accès à cette langue, ce d’autant plus que ses difficultés motrices rendaient difficile l’acquisition du langage parlé, et nous avons engagé un jeune adulte sourd qui s’occupait de lui à la sortie de l’école et le mercredi en lui enseignant la LSF. Bruno s’est emparé de cette langue, il est devenu rapidement bilingue.
Dans le même temps, après avoir consulté le Dr Françoise DOLTO, car il n’était pas évident à l’époque de braver à la fois l’interdiction qui visait la LSF et les préjugés (y compris ceux des Sourds), j’ai essayé d’apprendre le Français signé à l’Institut St Jacques à Paris, ce qui a permis à Bruno de dire que « Maman va devenir demi-sourde : heureusement parce que les Entendants ne comprennent rien ». Mais à l’école de Bruno on m’a signifié que je ne devais pas utiliser ce moyen de communication dans l’enceinte scolaire.
Intelligent, Bruno a pu être scolarisé dans des établissements pour enfants sourds, oralistes évidemment mais avec l’aide de la LPC (Langue française Parlée Complétée) venue des Etats-Unis en 1978. En 1979 il entre à l’école primaire ; 1990/1996 lycée. Bien qu’il ait acquis le niveau requis, il est apparu qu’il ne pourrait pas se présenter au Bac car à l’époque il n’y avait pas de temps additionnel pour tenir compte des difficultés physiques. Aussi, après la classe de seconde, Bruno, qui ne pouvait pas écrire mais avait appris à taper à la machine a, comme beaucoup, bénéficié de la révolution informatique et a été orienté vers un enseignement qui lui a donné accès à différents logiciels.
Pendant toute sa scolarité il a été le seul enfant pluri-handicapé dans les écoles qu’il a fréquentées. La surdité étant à nos yeux la principale difficulté.
Nous avons cependant essayé à plusieurs reprises de faire prendre en compte ses problèmes moteurs. Il n’a pas été facile de convaincre les responsables d’accueillir un Sourd, mais nous avons rencontré des personnes prêtes à s’engager dans cette aventure, notamment :
. dans l’école primaire d’un centre accueillant des enfants myopathes : une classe de dix élèves entendants et une maîtresse expérimentée, volontaire pour intégrer Bruno. Cependant au bout de deux mois la maîtresse et Bruno allaient assez mal, elle parce qu’elle constatait son impuissance, lui, par ce qu’il s’ennuyait beaucoup trop. La décision a donc été prise d’arrêter cette expérience.
. et également, pour des activités extra-scolaires, dans une unité de l’ APF (Association des Paralysés de France). Ce fut là aussi un échec, les responsables se sentaient démunis et ont indiqué qu’ils ne pouvaient pas continuer, incapables qu’ils étaient d’associer correctement Bruno aux échanges qui avaient lieu avec les autres enfants. Comme cadeau de départ ils lui ont offert d’aller participer, à St Nazaire si mes souvenirs sont bons, au lancement d’un trimaran baptisé « Faire face ». De cette expérience il lui est resté des photos de lui à bord du voilier avec l’équipage. Un bon souvenir.
Ces deux tentatives l’ont convaincu qu’il ne pouvait vivre qu’avec des Sourds, avec lesquels la communication était sans obstacle car, à ses yeux, contrairement aux atteintes motrices, la surdité n’est pas un handicap. Il nous a dit aussi – et il le dit encore – « les Entendants ne veulent pas de moi ».
Il est entré en 1999 au musée des Années 30 à Boulogne-Billancourt (gestion de l’inventaire et recherches sur internet) en qualité d’agent administratif à mi-temps, il était le seul Sourd. Il a été titularisé le 23 janvier 2003. Il avait alors 28 ans et nous nous sommes posé la question, que j’ai qualifiée de première grande mesure, où va-t-il vivre désormais ?
Il faut savoir que si Bruno jouit de tous ses droits civiques, ce qui suppose qu’il aurait la capacité de s’administrer seul, il n’en a pas la capacité réelle. Tout a toujours dû être assuré par ses parents, qui ont délégation entière sur ses comptes bancaires et agissent auprès de tous les organismes sociaux que vous connaissez : MDPH, Département, CPAM etc….. Bruno comprend les explications qu’on lui donne et signe les documents, avec contreseing des parents. Mais il est absolument incapable, et il le sait, de gérer toutes ces démarches.
Pour le quotidien, il gère bien son argent de poche et utilise sa carte bleue dans les limites de ses ressources mensuelles propres.
Dans ces conditions, on pourrait sans doute s’étonner qu’il ait pu tenir très correctement le poste qu’il occupait au Musée. Mais si son intelligence et les compétences acquises lui ont permis de bien exécuter des consignes précises dans un cadre défini, il n’a en revanche ni la capacité d’initiative, ni les connaissances, ni la persévérance qui lui permettraient de s’administrer lui-même.
En 2003, telle était donc sa situation. Nous avons pensé cependant qu’il fallait tenter de lui permettre de vivre « chez lui », avec bien sûr une aide domestique à domicile et l’aide constante des parents.
Nous l’avons installé dans un appartement adapté à ses difficultés motrices, proche à la fois de son lieu de travail et de notre domicile. Les choses se sont d’abord très bien passées, de son groupe d’amis sourds il était le premier à disposer d’un domicile personnel, qui est devenu le lieu de réunion pour les soirées de match de foot ou d’anniversaire. Mais après 8 ans de cette vie, ses amis de lycée qui étaient constamment présents se sont mariés, ont eu des enfants et petit à petit il s’est retrouvé isolé.
Il a alors sombré dans une dépression sévère et en 2011 il est revenu au domicile familial. C’était la fin de sa vie professionnelle. Il a été suivi par un psychiatre de l’Hôpital Sainte Anne à Paris.
Le temps était venu d’organiser autrement sa vie. Il ne voulait plus vivre seul, et ne le pouvait pas. C’est alors que nous avons été rattrapés par la réalité : où trouver un accueil adapté ?
Munis d’un certificat du psychiatre, qui concluait à la nécessité d’un accueil prenant en compte sa surdité et son besoin vital de communication, nous avons engagé des recherches tous azimuts, dont je vous épargne le détail car ce serait vraiment trop long, mais aucun accueil n’était possible, alors le psychiatre nous a dit « vous avez songé à la Belgique ? » et ….. en janvier 2013, nous étions en Belgique, à Namur exactement, capitale de la Wallonie donc francophone, dans un établissement pour adultes – La Bastide - qui accueillait à l’époque des Sourds et des personnes pluri-handicapées, avec une bonne pratique de la Langue des signes francophone belge. Bien que cette LSB soit différente de la LSF, Bruno a très rapidement acquis un niveau qui lui permettait de communiquer facilement. Il s’est d’autant mieux adapté que l’offre d’activités était assez riche.
Malheureusement, cette insertion très bien commencée, s’est soldée par un échec très douloureux car les règles de recrutement ont été modifiées en 2015 et l’institution a privilégié l’accueil de personnes porteuses de déficiences mentales, sans pratique de la langue des signes. En outre les activités offertes ont été considérablement appauvries, puisqu’elles devaient être à la portée du plus grand nombre. Bruno s’est senti une nouvelle fois seul et isolé et, sans activités suffisantes, il s’est à nouveau enfoncé dans la dépression. En dépit de l’aide apportée par ses parents sa situation n’a cessé de se dégrader de façon critique. Il est apparu vital de renter en France et de rechercher un établissement adapté. Bruno a encore clairement exprimé sa conviction profonde que son univers est celui des Sourds – ce que le psychiatre a confirmé - et qu’il ne pouvait être isolé parmi des Entendants.
Notre famille qui avait abandonné son logement de Paris, s’est réfugiée dans les Deux-Sèvres chez une de mes soeurs. De ce lieu d’ancrage, nous avons sollicité tous les établissements répertoriés dans l’hexagone. Les nombreux dossiers déposés pendant cette période et suivis activement, ont été successivement classés sans suite.
Dans toutes ces démarches désespérées nous avions été aidés par celles et ceux qui avaient autrefois œuvré avec mon mari, Robert BOUQUIN. Il a été en effet un militant associatif engagé et très actif, notamment dans la création de la CNAPE (Convention nationale des Associations de la Protection de l’enfance et de l’adolescence) dont il a été le premier Président. Mais, même ainsi, nous ne trouvions pas de solution, nous étions dans une impasse et l’avenir nous paraissait extrêmement sombre.
C ’est alors qu’on nous a conseillé de prendre l’attache du Relais Handicaps Rares de la Région parisienne. Bien que Bruno ait été atteint à la fois de surdité et de troubles mixtes qui rendent son cas particulier, nous n’avions pas pensé pouvoir obtenir de l’aide de ce côté car, dans notre esprit, le « handicap rare » était associé à la notion de maladie ou de handicaps orphelins. Ce conseil s’est avéré d’autant plus pertinent que c’est ce Relais qui nous a recommandé de prendre contact avec l’IRSA qui allait ouvrir un établissement pour adultes à Mérignac . Nous n’avons pas perdu une seconde.
La suite, vous la devinez, Bruno a été accueilli à la Résidence Luis Daney le 17 juin 2017 et je n’hésite pas à dire que cela lui a vraiment sauvé la vie et a transformé la nôtre.
Après ce long parcours nous aurions pu nous dire, « maintenant nous pouvons mourir en paix », mais cela aurait été dommage. D’abord nous n’en avions pas du tout le désir, ensuite par ce que nous savions que le temps était venu de passer à la phase d’organisation de la vie de « notre enfant après nous ».
A vrai dire, dès la fin de l’année 2014, alors que Bruno était en Belgique et que son état anxio-dépressif était accentué par le souci que lui causait l’âge de ses parents (père 92 ans – mère 74), en accord avec lui, nous avions envisagé que deux cousins proches de lui et volontaires pour se faire pourraient l’assister le moment venu. Après avoir examiné les différentes possibilités, il nous était apparu que, dans la mesure où Bruno est capable de comprendre les propositions qui peuvent lui être faite et qu’il gère correctement son petit pécule, le choix devait se porter sur la curatelle. Nous avons envisagé donc une curatelle partagée par les cousins et un accord écrit a été signé en ce sens, ce qui a apaisé les craintes de tout le monde.
En 2021, Bruno est donc à la Résidence Luis Daney (RLD). Il nous semble que le moment est venu de passer aux actes. Sur le conseil de notre notaire, nous rencontrons Mme Maud TROULAY, Mandataire judiciaire à la protection des majeurs, qui accepte de mettre à jour nos connaissances. Je dirai, que là encore nous sommes rattrapés par la réalité. Tout est à refaire, elle nous explique parfaitement la procédure, la possibilité d’une curatelle partagée : curatelle aux biens, curatelle à la personne et la nécessité d’une décision de Justice. Nous comprenons que les neveux domiciliés respectivement à Paris et à Lille ne pourront pas exercer de curatelle. Tout au plus pourrait-on proposer au Juge que l’un d’eux soit désigné « subrogé curateur ». Comme mon mari n’a alors que 98 ans et gère allègrement tous les dossiers, et que – il faut bien le dire – il ne montre pas beaucoup d’enthousiasme à l’idée de ne plus veiller directement sur son fils, qui est en outre en sécurité à la Résidence Luis Daney, nous décidons qu’il est urgent d’attendre.
Mon mari est décédé en juin 2023 dans sa centième année. Je suis en train de terminer la préparation d’une requête à déposer auprès du Tribunal de Bordeaux.
Le projet est le suivant :
curatelle renforcée aux biens, qui serait confiée par le Tribunal à une mandataire à la protection des majeurs,
curatelle à la personne, exercée par moi. Je garderai ainsi tant que j’en serai capable mon rôle de Maman, en étant soulagée de toutes les tâches administratives et de gestion. Si le Juge l’accepte, j’assurerai aussi le rôle de subrogé curateur, ce qui me permettrait de suivre les comptes et d’être associée aux décisions importantes ; rôle qui pourrait revenir à l’un de mes neveux au moment opportun….s’ils ne sont pas alors eux aussi trop vieux !
Je suis bien conseillée et bien secondée, mais de la réunion d’aujourd’hui j’attends de parfaire mes connaissances et de confirmer mes choix avant le dépôt de la requête au Tribunal.
Anne BOUQUIN - 22 mars 2024– participation à la journée de rencontre « Mon enfant après moi » organisée par l’APTAPAI