Le faux déclin du management stratégique

Extrait d’un projet de communication proposé à la conférence 2022 de

l’Association Internationale de Management Stratégique (accès au texte intégral HAL)

(texte mis en ligne le 2 juin 2022)


« Le management stratégique est mort, mais ce n’est pas grave » titrait un billet de Philippe Silberzahn publié en juin 2017 sur son blog, consécutivement à la parution d’un dossier dans un numéro du Libellio d’Aegis qui se demandait si le management stratégique pouvait (encore) avoir un avenir. Était-ce à l’époque la marque isolée d’un débat académique franco-français sans grande portée ? Pas si sûr. Plus récemment en effet dans les premiers numéros de la Strategic Management Review, d’autres auteurs posent, si ce n’est la question de la disparition du management stratégique, tout du moins celle des conditions de son devenir. C’est notamment la question de l’ampleur du découplage croissant entre les résultats de la majorité de la production scientifique en management stratégique d’une part, et les problèmes stratégiques qui se posent dans le monde réel d’autre part, qui est ici réaffirmée. Le management stratégique pourra-t-il s’en relever ?

Management stratégique : de quoi parle-t-on ?

D’un point de vue académique, le management stratégique est le plus souvent perçu et décrit comme une discipline jeune au périmètre large, au contenu fragmenté et aux frontières floues. Avec plus ou moins de bonheur, nombre de contributions ont tenté, depuis de nombreuses années maintenant, d’aboutir à LA définition synthétique et englobante du concept de stratégie. Notre propos n’est pourtant pas ici de prétendre trancher l’épineuse question de la définition de notre champ, simplement de souligner deux tendances à l’œuvre.

La première concerne une approche singulière de la stratégie qui a progressivement pris de l’ampleur sous la bannière d’open strategy, traduisant une vision radicalement nouvelle des liens entre entreprise et environnement : l’évolution de l’une dépend réciproquement de l’évolution de l’autre, du fait d’un grand nombre d’interactions impliquant de multiples acteurs et parties prenantes. La seconde a trait aux récents progrès de la technologie numérique (cloud and edge computing, machine learning, advanced artificial intelligence, internet of things), qui auraient pour conséquence de modifier la nature même de la stratégie : la "révolution" numérique remettrait en question le rôle traditionnel des stratèges, les transformant de faiseurs de stratégie en coordinateurs du processus stratégique.

Pourquoi le management stratégique déclinerait-il ?

De longue date, le problème soulevé par la thèse d’un déclin du management stratégique est avant tout celui du champ de recherche et d’enseignement, beaucoup plus que celui de sa pratique. Souvenons-nous d’Oliver Williamson qui soutenait il y a 30 ans déjà, dans un article du Strategic Management Journal, que l’économie (au sens de la recherche d’une organisation et d’un fonctionnement efficaces) était tout bonnement la meilleure des stratégies. Rappelons-nous également de la charge virulente d’Henry Mintzberg contre la planification stratégique au milieu des années 1990, qui ne fut pas sans conséquences pour le management stratégique dans son ensemble. Plus encore, un contenu peu accessible aux étudiants en formation initiale, la disparition progressive de nombreuses heures de management stratégique dans les programmes, la rareté des recrutements d’enseignants-chercheurs sur ce profil, la trop grande fragmentation des objets, méthodes et cadres théoriques, ou la primauté donnée par la majorité des recherches francophones à l’étude des processus stratégiques, sont autant d’explications données à la dérive supposée du management stratégique.

Dans le prolongement de ces interrogations existentielles sur l’avenir du management stratégique, certaines contributions ont tout bonnement proposé un dépassement radical des perspectives traditionnelles de la stratégie. Il est ainsi devenu courant de prendre prétexte des bouleversements qui traversent notre époque pour défendre de nouvelles approches au détriment d’autres jugées obsolètes. C’est par exemple le cas de Jean-Philippe Timsit lorsqu’il égrène les "défaillances majeures" de la stratégie traditionnelle pour mieux vanter les mérites de la stratégie digitale (présentée comme le produit d’un changement de paradigme provoqué par l’avènement du web). C’est encore le cas de Philippe Silberzahn qui, s’étonnant de la persistance d’outils prédictifs dans un monde qui n’a selon lui rien de prévisible, suggère que les organisations n’aient pas besoin de stratégie pour faire face à l’incertitude.

Le management stratégique est mort… vive le management stratégique !

À ces visions déclinistes du management stratégique, on peut tout d’abord opposer les invitations de nos pairs à dépasser toute forme de dualité ou d’oppositions stériles entre courants de pensée stratégique, eu égard à la nature éminemment paradoxale du management stratégique (Alain-Charles Martinet) comme au fondement foncièrement dialogique de la stratégie (Edgard Morin). On peut également rétorquer que le management stratégique (envisagé dans sa dimension socio-politique) reste avant tout chose un moyen : si l’être humain est plus qu’un simple Homo œconomicus, et que le management stratégique n’est pas une fin en soi, alors il nous faut selon moi actualiser urgemment les réponses à trois catégories de questions.

Le management stratégique pour quoi (poursuivant quelle-s finalité-s) ?

La quête de performance de l’entreprise et la compréhension de son avantage compétitif constituent de longue date les deux principaux objets de recherche en management stratégique. Très souvent, le type de performance étudiée est le plus souvent d’ordre économico-financier, et l’avantage compétitif est généralement envisagé sous l’angle exclusif de la domination des concurrents. Ni la recherche d’une meilleure performance, ni l’amélioration de l’avantage compétitif ne peuvent cependant être confondus avec la finalité du management stratégique telle qu’héritée de ses origines guerrières : la politique générale de l’entreprise, de la collectivité ou de l’État. Au regard des enjeux contemporains d’ordres économiques, environnementaux (biodiversité), sociaux, climatiques, sanitaires ou énergétiques, le management stratégique doit aujourd’hui être (ré)assujetti au service de nouvelles formes de gouvernement.

Le management stratégique pourquoi (en référence à quelle-s théorie-s sous-jacente-s de l’entreprise) ?

L’avènement de la loi PACTE a ravivé en France un débat déjà ancien et récurrent sur la question des finalités de l’entreprise, opposant les tenants de la valeur actionnariale et les défenseurs des parties prenantes. Si ces courants se veulent concurrents, ils traitent néanmoins de la même question (l’analyse des modes de gestion des conflits d’intérêt), et relèvent tous deux d’une conception contractuelle aujourd’hui encore dominante en théorie de la firme. Mais quid des propositions alternatives fondées sur les dynamiques d’apprentissages individuels et collectifs, pourtant issues du management stratégique (la perspective "fondée sur les ressources" initiée par Edith Penrose) et qui considèrent l’entreprise comme un "corps de compétences" plutôt que comme un "nœud de contrats" ? Et quid de la possibilité de reconsidérer les théories de la firme à la lumière des bouleversements intervenus depuis une quarantaine d’années (en matière de financiarisation de l’économie comme de position désormais centrale occupée par le capital humain dans les entreprises), octroyant au capital intellectuel une place centrale, si ce n’est la place la plus importante, du système de gouvernance de l’entreprise ?

Le management stratégique comment (par quelle-s voie-s) ?

La crise de la Covid-19 a mis à mal nombre de nos représentations et de nos modèles. Pour Martine Séville, il s’agit là d’une opportunité de repenser la place de l’entreprise dans la société. Dans une perspective de développement durable "fort", elle propose de faire de la préservation du capital naturel la variable clé de l’analyse des stratégies de développement possibles. À cet effet, plutôt que d’appeler à la résilience (la capacité à revenir à l’état initial), elle suggère la voie de la consilience (la volonté d’affronter ensemble l’avenir). De manière concomitante, John Grant et Thomas Wunder proposent de tirer les leçons de la Covid-19 pour engager la transformation stratégique des entreprises par le prisme de la "sustilience". Ce terme désigne selon eux la capacité à concilier, par les innovations adéquates, l’impact des activités de l’entreprise sur les systèmes écologiques et sur les systèmes techniques et sociaux dont elle dépend, mais aussi dont elle a fondamentalement besoin. À la question du comment, une partie des réponses semble déjà au rendez-vous.

Conclusion… provisoire !

À l’instar d’autres disciplines, le management stratégique a dû évoluer pour embrasser les défis de chaque époque, en particulier : l’avènement de la grande entreprise organisée en société par actions comme forme d’organisation dominante au début du XXème siècle ; la révolution managériale cognitiviste des années 1950 avec le passage de l'étude des comportements à celle des mécanismes d’apprentissage collectif ; la 2ème vague de mondialisation avec ses phases successives d’internationalisation et de globalisation ; le bouleversement profond des sociétés provoqué par l'essor des technologies numériques fondées sur l’algorithmique et les modèles prédictifs.

Aujourd’hui pour Étienne Maclouf, l’essentiel se joue pourtant ailleurs : malgré une conscience écologique toujours plus forte, les écosystèmes naturels dont nous dépendons pour notre survie sont en train de disparaître sous l’effet de notre propre action. L’emprise des systèmes industriels que nous avons pourtant créés, mais dont le pilotage nous échappe désormais largement, serait tellement forte, qu’elle hypothèquerait toute tentative de correction ou de transformation de nos modes de production, y compris par nos tentatives de créer des modèles considérés comme alternatifs. Que l’on partage totalement ou en partie cette analyse, une question reste entière : à l’heure où l’AIMS fête ses 30 ans, les chercheurs francophones en management stratégique seront-ils au rendez-vous des défis des 30 prochaines années ?

Références

Eisenhardt K.M. (2002). Has strategy changed? Sloan Management Review, 43 : 2, 88-91.

Grant, J. et T. Wunder (2021). Strategic transformation to sustilience: learning from COVID-19. Journal of Strategy and Management, 14 : 3, 331-351.

Maclouf E. (2020). Pourquoi les organisations industrielles ne sauveront pas la planète. Le Bord de l’Eau : Lormont.

Martinet A-C. (1990), Épistémologie de la stratégie. In A.C. Martinet (dir.) Épistémologies et sciences de gestion, Économica : Paris, 211-236.

Mintzberg H. (1994). Rethinking Strategic Planning Part I: Pitfalls and Fallacies. Long Range Planning, 27 : 3, 12-21.

Morin E. (1990). Science avec conscience. Seuil : Paris.

Penrose E. (1959). The theory of the growth of the firm. Wiley: New York.

Séville M. (2021). La consilience en management stratégique, une voie pour prévenir les crises et promouvoir un développement durable « fort » des entreprises ? Marché et Organisations, 41 : 2, 103-124.

Silberzahn P. (2021). Bienvenue en incertitude ! Survivre et prospérer dans un monde de surprises. Diateino : Paris.

Timsit J-P. (2021). Stratégie digitale : du silex au pixel. Amazon : Torrazza Piemonte.

Williamson O.E. (1991). Strategizing, Economizing, and Economic Organization. Strategic Management Journal, 12 : S2, 75-94.