« Péché originel »


La peur du dérapage, ce péché originel de Tol Ardor, a fait de nous ce que nous sommes. Parce que certaines technologies étaient jugées trop dangereuses entre les mains de certains, nous les interdisons à tous. Les Exos utilisent-ils leurs réseaux pour surveiller le peuple ? Pas de réseau pour nous, punition collective. Il n’était que normal, lorsque le Tissage est apparu dans nos vies, que les autorités voudraient l’interdire. Ils y viendront, j’en suis sûr, mais pour l’heure, la Cour des Dragons a décrété ses Dix Commandements. Tu ne liras pas les pensées de ton prochain. Tu ne manipuleras pas les émotions de ton prochain. Tu ne, tu ne. C’est faire fi de la règle la plus essentielle de la morale : nos actions ne sont bonnes ou mauvaises qu’en fonction de nos intentions. Est-ce un crime pour un chirurgien de retirer une tumeur au scalpel ? Je suis plus que chirurgien et je vais, moi, là où les scalpels ne peuvent pénétrer, là où les Dragons de la Cour n’osent s’aventurer.

Il forçait les filles. Mais sans preuves, sans rien d’autre que leur parole contre la sienne, avec toutes les incohérences d’une mémoire choquée, avec toutes les ambiguïtés d’une pression psychique mais jamais physique, comment obtenir cette intime conviction sans laquelle nul juge ne saurait condamner ? Ce fut facile pourtant. Je lui posai la question, en face du miroir et de la lune, et par M’Andos, il me répondit, incapable de dissimuler la vérité. Je le fis car je le pouvais, et comme je le pouvais, c’était mon devoir de le faire. L’injustice ne peut être tolérée, et je n’aurais pu supporter le poids sur ma conscience de ses victimes futures. Bien sûr, mon châtiment devait échapper à l’attention des Dragons de la Cour, car je savais qu’ils appliqueraient contre moi leur loi, quitte à me condamner d’avoir corrigé un coupable et à me châtier pour avoir osé protéger les innocents. C’était pourtant un risque que j’étais prêt à prendre. Je punis le criminel par là où il avait péché et confiai en la honte de son affliction pour le maintenir au silence. Les hommes comme lui ne parlent pas volontiers de leurs problèmes génitaux, et comme mon sort ne se déclenchait que lorsqu’il désirait une femme, il faudrait un œil attentif pour le repérer.

Je chasse ceux qui échappent à la justice des hommes, mais toutes les victimes ne portent pas plainte. La honte, la peur, le manque de recul par rapport aux pressions subies. « Après tout, j’ai dit oui ». « C’est mon mari ». « C’est moi qui ai commencé à l’embrasser ». « Peut-être que c’est normal dans un couple ». « Peut-être que c’était un peu de ma faute ». Ce sont des choses que j’entends. Toutes celles qui ne peuvent s’avouer le tort qu’elles ont subi, qui leur rendra justice ?Moi. Je les entends, même si elles ne sont pas encore prêtes à parler à voix haute, je les écoutes. J’écoute leurs prédateurs aussi, et lorsqu’il le faut, je sévis. Mes sentences sont sans appel et ne laissent pas de place à la récidive, mais le plus gros avantage de ma méthode, c’est que je ne peux pas faire d’erreur, ne peut pas me faire manipuler. On ne ment pas à un Tisseur.

Elles ne sauront jamais qui je suis ni ce que j’ai fait pour elles, ni à quel prix, mais je n’ai pas besoin de remerciements. Leurs vies sont un peu meilleures grâce à moi, et c’est la seule récompense que j’espère.