Comprenne qui voudra

"Chasses aux sorcières" de l'époque contemporaine

Une exposition virtuelle proposée par la classe de 2GT 4 - EMC

Réalisée dans le cadre de la résidence d'artistes de la compagnie Verticale au lycée Marc-Bloch

En résidence au lycée Marc-Bloch, la compagnie de théâtre Verticale travaille actuellement sur une pièce qui raconte la persécution et l’exécution de Marguerite Möwel, une femme accusée en 1582 de sorcellerie, à Bergheim en Alsace.

Extrait de la bande dessinée de Thomas Gilbert, Les filles de Salem. Comment nous avons condamné nos enfants, 2018.

Sorcières et sorciers sont des personnages de la culture populaire, qu'on recontre dans des livres, des films ou des séries, avec des caractéristiques devenues pour certaines des stéréotypes (l'apparence physique, le balais, la baguette magique, les sorts, les potions, le chat noir...). Ces personnages sont parfois malfaisants (la sorcière du Magicien d'Oz ou de Blanche-Neige ; plus ambigüe, Karaba la sorcière dans Kirikou...), mais d'autres au contraire, et surtout dans des oeuvres plus récentes, agissent pour le bien (Harry Potter, Kiki la petite sorcière, les trois soeurs de Charmed...).

Image du film d'animation Kiki la petite sorcière d'Hayao Miyazaki, produit par le studio Ghibli (Japon), en 1989.


Le phénomène des sorcières a été une réalité en Occident, à l'époque moderne (XVIe-XVIIIe siècle) - et non au Moyen Âge, comme on le pense souvent. Il s'agissait de personnes, surtout des femmes, qu'on considérait comme dangereuses pour la société, à un moment au cours duquel on cherche à davantage contrôler les comportements individuels. Si on les connaît, c'est parce que de nombreux procès en sorcellerie ont été menés contre elles, dont le plus connu est sûrement celui contre des femmes du petit bourg de Salem, au nord de Boston, en 1692.

Illustration d'un texte de 1533 qui relate l'exécution d'une sorcière à Schiltach, en Allemagne, en 1531.

Ces événements sont à l'origine de l'expression "chasses aux sorcières" qui n'a jamais été employée à l'époque où ils sont survenus. C'est Arthur Miller, un écrivain américain, qui l'emploie pour la première fois en 1953. Il était l'auteur de la pièce de théâtre Les Sorcières de Salem (The Crucible) dont le but était de dénoncer le maccarthysme aux États-Unis. Depuis, elle a pris une signification plus large. Pour la journaliste et essayiste Mona Chollet, cette expression illustre « l’entêtement des sociétés à désigner régulièrement un bouc émissaire à leurs malheurs, et à s’enfermer dans une spirale d’irrationalité, inaccessibles à toute argumentation sensée, jusqu’à ce que l’accumulation des discours de haine et une hostilité devenue obsessionnelle justifient le passage à la violence physique, perçue comme une légitime défense du corps social. » (Mona Chollet, Sorcières. La puissance invaincue des femmes, 2018, p. 14).

Le livre de Mona Chollet est un essai féministe. Elle fait de la figure de la sorcière l'expression de luttes que les femmes doivent, selon elle, encore mener pour leur émancipation aujourd'hui.

Selon cette définition, les huit situations présentées dans cette exposition virtuelle correspondent sur bien des points à des "chasses aux sorcières". Si on en trouve à toute époque et partout dans le monde, celles qui ont été retenues ont eu lieu dans le monde occidental (l’Europe et l’Amérique du Nord) et à des dates dont l’ancienneté n’excède pas celle de l’âge de personnes toujours vivantes (de 1940 à nos jours). Ce sont donc des situations qui ne sont pas trop éloignées de nous. Elles le sont d’autant moins qu’elles font écho à des questions ou à des débats auxquels nous sommes confrontés chacun de nous aujourd’hui, tout comme le sont aussi les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité, et comme le sont plus globalement les droits humains fondamentaux et universels.

Image du film Les Sorcières de Salem, de Raymond Rouleau (1957), sur un scénario de Jean-Paul Sartre, adapté de la pièce de théâtre d'Arthur Miller, The Crucible (1953).

Parmi ces situations se trouve celle des femmes tondues à la Libération de la France en 1944 : une « chasse aux sorcières » qui a révolté le célèbre poète français Paul Éluard, contemporain des événements, et l’a fait réagir en écrivant un poème, dont le titre à donner celui de cette exposition, "Comprenne qui voudra". Dans ce titre, et ce qui est aussi le premier vers du poème, s'exprime beaucoup de désarroi. Il pourrait nous laisser penser qu’il n’y a rien à comprendre dans la fatalité des violences que le poète veut dénoncer. Mais dans « Comprenne qui voudra », on peut aussi entendre une incitation à comprendre. Pas pour excuser ni pour atténuer les torts qui ont été commis. Plutôt pour essayer de voir le monde avec les yeux de ceux qui ont organisé des chasses aux sorcières et ainsi tenter de comprendre le sens de leurs actes (Johann Chapoutot, Le Grand récit, 2021, p. 23).

Photographie prise à Chartres le 16 mars 1944, par le reporter-photographe Franz Capa, engagé pour la communication de l'armée américaine, au moment de la libération de la ville de l'occupation allemande. Simone Touseau avait travaillé pour les Allemands et avait eu une relation amoureuse avec un soldat allemand dont elle a eu un enfant. La photographie est publiée quelque temps plus tard dans le magazine Life, puis devint une image célèbre sous le nom de "La tondue de Chartres".

Toutes les chasses aux sorcières présentées ici correspondent à des contextes de bouleversements importants de repères, à l’origine de tensions. Elles sont motivées par le racisme, la xénophobie, l'antisémitisme, le sexisme, l'homophobie, l'handophobie, le refus de la différence, de la liberté d'opinion ou d'expression. Bien qu'il en soit peu question dans l'exposition, l'Allemagne nazie a cumulé toutes ces motivations en les portant à un niveau extrême de violence. Le génocide des juifs d'Europe fut la « chasse aux sorcières » la plus meurtrière de toute l’histoire de l’humanité. Or, dans ses travaux sur le nazisme, l'historien Johann Chapoutot explique que c'est très commode pour nous de considérer les crimes nazis comme de la folie. Selon lui, il faut au contraire les appréhender dans toute leur rationnalité, donc les comprendre. Les nazis évoluaient dans un univers de sens et de valeurs, qui ne sont pas les nôtres. Cependant, ils tenaient des discours très cohérents, avec des idées souvent banales et audibles à leur époque et dans le monde occidental. C'est pourquoi il faut essayer de voir ce que nos sociétés peuvent parfois avoir en commun avec les auteurs de "chasses aux sorcières" et leurs motivations, même si c'est minime. Sinon, on s'empêche d'apprendre.

À Berlin, le 10 mai 1933, les nazis organisaient un autodafé, en brûlant des livres jugés dangereux. Brûler ces livres, comme on brûlait parfois celles qui étaient condamnées pour sorcellerie à l'époque moderne, était alors un "acte de foi" (en portugais, "auto da fé").

Le travail pour aboutir à cette exposition s’est fait dans cette intention. Il est le résultat de recherches, de présentations d’exposés, de cours, de discussions et surtout de rencontres avec les artistes de la compagnie Verticale en résidence au lycée. Le théâtre est l’occasion de vivre dans la peau d’un autre. Et pour le spectateur, il est l’occasion de recevoir la parole d’un autre. Nous nous sommes initiés aux deux. Au-delà de ce que peut apporter l’histoire et les sciences sociales, on a ainsi pu s’approcher un peu plus du réel, c’est-à-dire des persécuteurs et des persécutés. Au bout d’un moment, il y a des choses qu’on ne peut comprendre que grâce à l’art, la littérature ou la philosophie. C’est ce que nous ont montré ces rencontres, de même que le poème de Paul Éluard et l’expression d'Arthur Miller. Comme l’écrivait Albert Camus : « Si le monde était clair, l’art ne serait pas ». Il permet de dire ce qui est compliqué, de prendre conscience, de mieux réagir et de rendre plus vigilant.