"Monsieur,
N'ayant pas eu le loisir de vous connaître, et étant moi-même pour vous un illustre inconnu, je prends la liberté de vous écrire pour vous faire part de mon extrême stupéfaction pour la qualité du spectacle que vous avez produit et que j'ai eu l'agrément de voir et d'entendre à Fayence ce dernier dimanche après-midi.
Ayant été happé à Nice par l'un de vos amis Fayençois et séjournant présentement à Mons, avant que de regagner sous peu la capitale de la France, j'avoue avoir été traîné à cette séance théâtrale avec quelque appréhension, me demandant ce qu'une troupe amateur pouvait bien produire de valable dans un bourg de l'arrière-pays provençal ; or, quelle ne fut pas ma surprise !
Puis-je tout d'abord, et principalement, vous féliciter pour l'excellence de votre écriture et la qualité de votre texte, car c'est lui qui fait prime. La matière parolière que vous avez réussi à insuffler est réellement du beau façonnage. Vous avez su lui procurer forme, en la dotant d'une effective poésie rabelaisienne. Vous seul, bien évidemment, connaissez la part du pastiche et la proportion de l'éventuel emprunt au vocabulaire original. Mais votre facture personnelle est essentielle et manifestement de préséance. J'ai pensé, en considérant l'écarquillement de mes yeux et l'élargissement du pavillon de mes oreilles, que vous aviez découvert une véritable veine argentifère, un filon propre à ces minerais précieux que l'on décèle par inadvertance dans les vallées du Cachemire ou en terre désolée de Patagonie. Indubitablement, vous avez été un orpailleur recherchant avec gourmandise certaines pépites du langage français. J'ai imaginé de ce fait, ne connaissant pas votre production scripturale antérieure, à vous suggérer de poursuivre dans cette voie et à écrire de nouvelles pièces, mais qui s'intitulerait cette fois "Dantesca", "Cervantesca", voire, en bon artisan que vous êtes, un autre "Rabelaisca". Pourquoi ce songe ? Mais parce que vous avez eu la faiblesse d'insérer dans les danses, fort plaisantes par ailleurs, un menuet qui était lui-même conforté par un chant italien. Vous avez par là succombé à la mode de ce temps, à ce parisianisme invétéré de l'Europe. Votre clin d’œil est certes de convenance, mais il est de faiblesse. Il affaiblit d'autant l'homogénéité de la pièce et la structure de votre production, c'est à dire la saveur des mets langagiers que vous nous avez servis.
A ce titre, je vous suggère de procéder à l'écriture d'autres compositions littéraires en langue française, en introduisant des musiques et des danses typiquement de la Renaissance Italienne (en pastichant l'ouvrage de Dante), et de faire de même en incorporant dans un autre écrit, toujours en langue française, des musiques et des danses de la Renaissance Espagnole, en vous inspirant de l'ouvrage de Cervantès. Alors votre filon acquerra une tangible ossature ; votre travail recèlera de vraies richesses européennes. Préservez jalousement la langue française pour vos textes, car c'est elle que vous devez ouvrager, sculpter et ornementer à l'envi, selon votre art indubitable.
Cependant, au sein de l'architecture de votre pièce, il est une légère déficience qu'il est aisé de réparer ; il m'aurait en effet été agréable de pouvoir éventuellement promouvoir votre ouvrage auprès des services du Ministère de la Culture, ou des services de la Ville de Paris, eux-mêmes fort dispendieux en faveur de productions n'ayant pas atteint la qualité de votre pièce. Ainsi, lors des prochaines représentations locales, c'est à dire à Seillans, Montauroux... voire Avignon, oserais-je vous demander d'enfler quelque peu la dernière scène bien trop malingre et chétive ? Pouvez-vous lui procurer un peu plus de chair verbale ? Dans son état, elle est un véritable vermisseau en comparaison de la scène grand-guignolesque qui la jouxte. En cette dernière, la gouaille, la faconde et la ripaille ne font pas trop bon ménage avec la critique ecclésiale, au point d'apparaître caricaturale dans sa démesure. En raison de son enflure, elle est à la limite du blasphème, quoique d'essentielle critique, eu égard aux comportements humains de tous les temps. Le poète se devait de gagner la partie et de conquérir par sa touche d'innocence le cœur du public, puisque telle est d'ailleurs la finalité de votre compagnie portant elle-même la dénomination de " Fin amor' ". Il est en quelque sorte dommage que cette morale de l'histoire, que ce message, n'aient pas été compris par les spectateurs. Votre scénette est d'ampleur trop courte. D'autre part, quand Gargantua le truculent vient à s'éponger dans l'écharpe de la belle, et qu'un enfant, assis au troisième rang dans la salle, s'exprime à haute et forte voix à la vue de ce geste ambigu et prononce ces paroles : "Dis Papa, mais le monsieur, il s'est mouché dans le foulard !", l'amphigouri est total. Ainsi, il serait opportun de fournir chair et couenne à cette dernière partie de votre écrit. Cela lui conférerait équilibre et une contexture de bien meilleur aloi.
Egalement pour rajouter une note de professionnalisme, il serait idoine que l'auteur ait l'amabilité de présenter les deux acteurs principaux, absolument mirifiques, lesquels seraient eux-mêmes en disposition de nommer chacun deux danseurs et deux musiciens dont les partitions sont essentielles à la réussite de votre spectacle.
L'ultime remarque non désobligeante, car les critiques ici prodiguées ne le sont que pour faire accroître et progresser la qualité intrinsèque de votre pièce, consiste en un simple problème de diction ; à l'accoutumée, le débit est malheureusement bien trop rapide. Seuls les deux acteurs principaux ont su s'imposer face à la salle.
Puis-je féliciter avec force et sans restriction les costumiers et les faiseurs de masques dont la signature était homogène et dispensait une grande qualité au spectacle ?
Je prends la plume rarement, mais je voulais, par le simple fait de cette missive, vous encourager à poursuivre votre production littéraire. Monsieur, vous avez du talent ; il serait messéant de ne point le cultiver !
Bien à vous,
(signature illisible, indéchiffrable)