UN MONDE SANS ÉTOFFE (1984).

Fermez les yeux et imaginez un monde sans étoffe, sans trame, sans tissu social, sans langage. Imaginez une seule et longue journée dans un pareil monde…

Si le tissu est un logos.

Si le tissage de Pénélope est anamnèse.

Tisser et détisser sont les deux mouvements complémentaires du discours de la fidélité.

Au souvenir, espérance vivante.

Le tissage est une sophia en action. Habiter le temps au rythme de la navette qui va et revient comme la mer immémoriale et incréée.

Annuler le temps à force de passer et repasser (presque sur le même pas).

Passe-temps dérisoire, mesure de l’éternité.

Défaire le tissu, c’est ôter le presque, défaire la vie c’est ôter le presque.

Le tapis est un paysage mis à plat.

Reprendre la problématique de Klee : transformer le plan en profondeur. Quelle profondeur ?

Mon souci est de faire moins décoratif et moins symbolique. Soit le cubisme, soit la figure.

Contrairement au papier, le tissu est un support extrêmement ingrat. Il réclame grandes persévérance et patience.

Chaque touche de couleur est aussitôt bue et il n’en subsiste qu’une infime trace visible. Mieux vaut abandonner en fait le projet de départ et laisser la chose se construire lentement.

L’écueil à éviter est celui de l’effacement, car à force d’en rajouter, superposer les couches, je peux, non seulement, recouvrir toute la surface mais aussi toutes traces. La question du terme et de la clôture se pose de la même manière que dans un travail rapide. Dans un cas comme dans l’autre rien de plus facile que de tomber dans le système.

Si le résultat de mon travail (trace, geste) n’est pas visible, alors je travaille à l’aveuglette, dans un autre espace, une autre dimension, celle de l’effacé. Mais en réalité je ne produis rien (de tangible, de visible), comme si je peignais dans l’eau, ou dans l’air. Pénélope du pinceau.

Au nom de quelle injonction, dans quel intérêt ?

Pourtant la couleur s’enracine dans l’étoffe et, peu à peu, pierre après pierre, l’édifice s’élève, les éléments se mettent en place.

Dans un sursaut, je m’éveille, l’œuvre est là, elle existe, me fait face.