Cette interview en traduction simultanée (XL Semanal nº996 du 26/11/2006)

Antoni Tàpies, 88 ans.


AT : J’ai des problèmes d’audition et de vision, heureusement l’évolution est lente et pour le moment ça se maintient. Mais rien ne dit que d’un jour à l’autre...Ce qui apporte à toute action une grande intensité, un regard vers l’intérieur.

Question : Vous êtes heureux quand vous travaillez ?

AT : Mon obsession n’a pas changé, créer un monde meilleur, changer ce monde par mon travail ; cette idée me stimule et me fait oublier mes petites misères. J’ai eu une vie heureuse, mais en tant que personne je vis en état constant d’anxiété. Et d’un autre côté je suis assez inquiet et j’ai tendance à vivre avec le sentiment étrange que la vie est une catastrophe immense. Tout me préoccupe, donc je dois faire quelque chose d’utile pour la société. Et dans chaque situation, j’essaie de voir ce qui est le plus bénéfique pour l’humanité.

Q : Malgré cela on se sent en paix quand on est avec vous...

AT : La paix, c’est ce que je cherche tous les jours. Mais c’est très difficile, comme le silence zen...Malgré tout, je reconnais que j’ai toujours eu un style de vie plutôt serein, repas réguliers et peu de vie mondaine.

Q : Comme d’habitude, ce que vous exposez à Paris comme à Madrid a été réalisé pendant les trois mois d’été que vous passez à Campins, près du Mt Cenis.

AT : C’est là-bas que je travaille pour de vrai. À Barcelone mon atelier est très petit, il y a toujours de la visite, sans compter les innombrables distractions d’une grande ville... L’artiste n’est pas un monstre coupé de la réalité, mais lorsqu’il crée, il doit se retirer comme le fait le chercheur dans son laboratoire. D’un autre côté, j’ai toujours senti la nécessité d’être proche de la nature. J’ai besoin de son contact, et ce contact me rend heureux. C’est aussi une façon de me rapprocher des autres.

Q : Vous continuez à travailler de façon rapide et spontanée ?

AT : Ça fait déjà quelque temps que je travaille ainsi, de manière automatique et inconsciente. C’est le bon côté de la maturité, on utilise moins la raison et plus le cœur. La preuve en est que les jeunes travaillent plus lentement, remplis de doutes et de questions et de considérations diverses... Un vieux comme moi, ça travaille plus vite. En une journée je peux faire de nombreux tableaux. Avant ç’aurait été impossible. Ce qui me plait c’est d’expérimenter, improviser, oublier toutes les théories.

Q : Vous utilisez des lettres comme symboles : le X comme la croisée des chemins, le T de Tápies ou de Teresa... Vous l’avez rencontrée quand vous aviez 14 ans et vous dîtes que vous ne pourriez rien faire sans elle...

AT : Quand je l’ai vue, j’ai su que ce serait mon unique épouse. Parler d’elle c’est comme parler de mon âme, impossible de décrire ma vie sans décrire la sienne. Elle m’a sauvé, elle a été le centre de ma vie. C’est elle qui m’enseigne la philosophie de la vie, me montreque la sagesse réside dans les petits détails... Elle me protège. Que puis-je vous dire de plus ?

Q : Vous affirmez que vous appréciez beaucoup les vieillards parce qu’ils ont conservé l’essentiel. C’est quoi l’essentiel pour vous ?

AT : L’essence pour moi, c’est la même chose que ce que tout le monde entend par essence. Tous nous posons les mêmes questions : qu’est-ce-que la vie ? d’où venons-nous ? que se passera-t-il après la mort ? Les choses fondamentales. Moi, je continue à soutenir ces questions dans mon travail, non pas de forme narrative, mais plutôt en cherchant des signes et des formes qui provoquent un changement dans la vision et la mentalité du spectateur. C’est ça l’essentiel de l’œuvre d’art : faire de l’autre un visionnaire, changer la façon de voir le monde. Le moment est venu de considérer le métier d’artiste d’une autre façon, différente de celle du passé, loin des règles et des dogmes. En fait nous nous sommes déjà débarrassés de tout ça.

Q : On vient de vous concéder la Légion d’Honneur, on a parlé de liberté, celle de l’artiste, la liberté politique, comme d’une tradition française...

AT : Pour moi le mot « artiste » a été toujours associé à la liberté et la destruction des préjugés. En France j’ai découvert la liberté. Le jour et la nuit quand on pense à l’Espagne d’alors asphyxiée par la censure. Je suis arrivé à Paris en 1950 grâce à une bourse du gouvernement français, une chance inouïe ! Paris était la Mecque de l’art, tout y était excitant. Mais avant tout, c’est là que je fis connaissance avec l’art véritable et l’énorme respect dont bénéficiaient les artistes. Première différence avec l’Espagne franquiste. Au début j’ai eu du mal à m’adapter, bien sûr, à cette vie désordonnée et agitée. Mais j’ai connu tellement de choses inimaginables ici...

Q : Vous aviez des lettres de recommandation adressées à Picasso ...

AT : Je suis allé le voir dans son atelier rue St augustin : On venait de lui attribuer le Prix Nobel de la Paix et c’était plein de monde. Il m’a montré ses tableaux de Braque et de Cézanne et m’a demandé quel genre de peinture je faisais, puis, avant que je puisse répondre, a ajouté « aujourd’hui c’est difficile d’expliquer comment on peint ». Pour moi Picasso fut une révolution, sans aucun doute, et j’admire la générosité de ses opinions politiques ; pourtant je crois que Miró, plus jeune, est allé au-delà dans le langage et le subconscient de la peinture.

Q : Vous avez été amis. Quels souvenirs avez-vous de cette amitié et de sa peinture ?

AT : Une belle amitié. De ma part un grand respect et beaucoup d’admiration pour l’homme et l’artiste. Très humain et pourvu d’une vision du monde pleine d’imagination. Tous les deux nous aimions nous évader dans les rêves, rêves ancrés dans le plus profond de notre être, et à la fois très proches d’une réalité tangible et de la vie quotidienne. Pour moi ça a toujours été un exemple d’indépendance, de liberté.

Q : Comme celui de Miró, votre art est magique. Vous dîtes que l’artiste est un magicien.

AT : Oui, le ,magicien de la tribu, le sorcier, celui qui fait réfléchir les gens, réveille leur esprit critique et montre le chemin de la connaissance. L’art comme médecine, un art utile. Mon idéal serait de soigner un malade en lui appliquant un tableau sur le front. Bien sûr, ça parait prétentieux. Mais non. Pour moi l’art c’est ça, ou bien ça n’a aucun sens.

Q : Vous croyez vraiment que l’art est plus libre actuellement ?

AT : Les peintres, nous avons atteint une indépendance extraordinaire, la photographie nous ayant libéré de la servitude de copier la réalité. Le tableau est devenu quelque chose en soi au lieu de « décrire » ou « représenter » les choses. Pourtant nous vivons actuellement une situation d’esclavage technologique et matériel. Nous sommes assaillis en permanence par de nouvelles idées philosophiques et slogans publicitaires qui nous empêchent de voir la véritable réalité.

Q : La réalité intérieure ?

AT : Une réalité au-delà du visible. La profondeur ne se trouve en aucun lieu caché ou inaccessible, mais plutôt dans la vie quotidienne. C’est ce que nous ont enseigné les grands penseurs, surtout les philosophes orientaux. Voir et vivre la réalité, ce n’est pas se transporter en un autre lieu, ce n’est pas transcender, mais au contraire s’immerger dans ce qui nous entoure. C’est de cette réalité-là que je parle.

Q : Dans vos dernières œuvres la calligraphie apparaît pour la première fois, et réapparait le rouge, comme un besoin de proximité avec l’Orient.

AT : Je crois que je travaille avec le même sentiment dans tous mes tableaux. La forme peut être parfois plus dramatique, d’autre fois plus rageuse, ou plus sensuelle, chaude ou sereine. Mais le fond reste le même : un profond respect et un amour intense pour l’humanité et la nature.

Q : Vous dîtes toujours que la transcendance se trouve dans les petites choses.

AT : Les Japonais affirment que l’univers entier est contenu dans une motte de terre et que c’est à la fois le symbole de la fragilité et de l’insignifiance de la vie. Mes outils sont des plus modestes, quelques pinceaux fixés sur un bâton... Ces éléments simples peuvent exprimer les sentiments humains les plus profonds.

Q : La pensée qui vous a le plus influencé est celle du bouddhisme zen, pourquoi ?

AT : Oui, pour moi en tout cas ce fut une libération, car il ne s’agit pas de religion dans le style archiconnu , avec évêques et oppression, mais plutôt d’un souci des questions purement humaines. Mais je ne veux pas parler de zen, c’est tellement à la mode que personne n’y comprend rien. C’est devenu un adjectif qui s’applique à tout, voyez la publicité. Cette commercialisation des choses les plus profondes crée une société à la fois confuse et banale. À mon point de vue, le plus important aujourd’hui est de comprendre l’importance des autres civilisations. Il y a longtemps que l’Europe n’est plus le centre du monde.

Q : Vous avez toujours défendu l’idée que l’art est un chemin vers la connaissance. Où en êtes-vous arrivé vous-même ?

AT : Je n’ai jamais été satisfait des résultats obtenus. Je suis toujours à la recherche d’une véritable communication avec la société. Je ne crois pas avoir obtenu un grand succès, peu m’importe de toute façon. Par contre je crois que j’ai gagné quelque chose comme un certain respect. Comme peintre, je suis en chemin. Car si j’avais atteint la connaissance, je n’aurais plus besoin de peindre. Ce serait comme le silence zen. Mais ce n’est pas le cas, alors je peins. Je suis toujours un apprenti, ou comme on dit, un amateur.