L'art de la table (de la table au tableau)

Notes sur une série de 4 tableaux. -1995-

Lieu de l'être ensemble familial, lieu du tête à tête amoureux, de la séduction avec ses métaphores faciles, lieu de plaisir partagé.

La table occupe donc le centre et la moitié de la toile ; en son propre centre l'assiette unique comme une trouée d'où surgit le fond. Comme l'oeil du cyclope, un écran de télévision, un hublot, une toile miniature (toile dans la toile) et abstraite (il y a dans toute peinture de l’abstraction). Ici le fond même se présente comme un ajustement de surfaces colorées au nombre de neuf dans un ordre déterminé.

Que trouve-t-on dans cette assiette ? de la peinture assurément. Et s'il s'y offrait quelque aliment préparé avec soin, il n'en serait que plus digeste. Car, si nous sommes ce que nous mangeons, manger nous est nécessaire, le paradigme de la nécessité, tout comme respirer.

A droite on devine un personnage de profil portant ce qui tiendrait autant de la fourchette grand format que du pinceau, selon que l'on voit une table ou un chevalet, une assiette ou une toile. En effet l'absence de perspective nous ramène à la seule dimension verticale, hautement symbolique, mais hors métaphysique. Vertical le fond (mur, sol), verticale la table (tableau), vertical et de profil le personnage.

Un autre tableau de la série s'avère d'une lecture moins immédiate. La forme ne s'est pas encore détachée de l'informe.

Il y a beaucoup à voir, peut-être faut-il un certain délai pour distinguer quelque chose qui se puisse nommer dans cet apparent fouillis. Effrayant certes, doublement, car surgit la question: ce qu'il y a à voir ne sera-t-il pas le pire ? (Parfois, ne serait-il pas préférable de ne rien voir, rien entendre, rien sentir ?)

Ce qui revient ici à s'interroger sur l'utilité de la vision. Voir ne procure pas que du plaisir. Monstres qui grouillent, qui grognent, féroce combat. Qui sera dévoré ?

" À table ! " Nul ne connaîtra l'issue dont la peinture est le combat et le tableau le cirque.

A suivre.

Dans le troisième de la série, le personnage aisément identifiable (c'est un homme) porte à la bouche son ustensile nu. " Repas de poisson ". Ce dernier a-t-il filé avant la cuisson, avant même la capture ? Ou bien s'agit-il d'une simulation de repas ?

Dans l'assiette, toujours de la peinture. De la table dépasse comme une queue de poisson. Le poisson déguisé en table(au).Dans l'eau du tableau le poisson saute aux yeux, à la tête du personnage dont on sait maintenant qu'il est peintre - prédateur.

Le sujet déborde du tableau, en peinture on aborde toujours plusieurs niveaux.

Les surfaces du fond ont perdu leur forme quasi rectangulaire pour se disposer autour du centre ovoïde. Œuf dans l’œuf, et ainsi à perte de vue. Dis-moi ce qui est dans ton œil et je verrai par tes propres yeux. Et je placerai ça et là des objets reconnaissables. Tu trouveras ton chemin, le chemin de l'homme. Dans ce monde où on ne mange pas son semblable, mais l'autre forcément, il est crucial de distinguer, d'y voir clair et non pas foncer tête baissée dans le miroir. Ce serait basculer dans l’immonde.

La quatrième et dernière toile de la courte série apparaît comme infiniment plus policée. Toujours la table, toujours l'assiette, mais les contours sont plus nets, même s'il subsiste une essentielle ambiguïté. Les pieds de la dite table ne sont plus aussi massifs qu’auparavant mais décoratifs, légers, dessinés. En haut à gauche un tableau accroché (au mur) et, tout d'un coup, l'espace tridimensionnel se donne à voir. Mise en scène et à distance de la fonction "réaliste" de la troisième dimension.

Le personnage impeccablement installé sur un tabouret et pour ainsi dire adossé au bord droit de la toile, dans un mouvement délié porte une cuiller à sa bouche entrouverte. Le regard lui-même est dirigé vers l'ustensile. Il y a de la concentration, peut-être un peu de cérémonie, de la délectation sûrement. Qui sait si ce n'est pas une dégustation ? Sérénité, la solitude est vécue avec bonheur, le plaisir sans partage.

Le repas solitaire pourrait aussi s'intituler : le goût. Quoi de plus réjouissant, de plus ostensiblement provocant, universel parce que référant à l'essentiel qu'un type en train de se nourrir ?

SCÈNE

La peinture comme métaphore (transport).

Le travail de la métaphore, du sens, de l'inconscient.

Le repas comme métaphore de l'être-au-monde, du désir, de la peinture.

Le monde comme métaphore. De quoi ?

Joie.

Le face-à-face a lieu avec le repas, l'assiette, le tableau dans le tableau.

La face se trouve bien là, l’œil à demi effacé mais ouvert.

Le personnage, lui, se présente de profil, c'est-à-dire que son contour est visible. Ceci au détriment de la présence.

Rothko nous a appris que le contour était incompatible avec la présence, autrement dit présence égale contour flou.

Scène de théâtre, scène picturale. Le théâtre nous transforme en spectateurs, la peinture en témoins.

Poussin : « le but de la peinture est la délectation », mais c’est aussi une « pensée en action ».

Le corps en peinture.

La peinture comme projection du corps, ou fantasme…