Nos chemins d'étoiles
(Principes de la navigation polynésienne)
Morceaux choisis
(publié dans le cadre d'un projet pédagogique initié par Cécile Vibarel au lycée de Bora Bora).
Nos chemins d'étoiles
(Principes de la navigation polynésienne)
Morceaux choisis
(publié dans le cadre d'un projet pédagogique initié par Cécile Vibarel au lycée de Bora Bora).
Dans le cadre de la mission d'ouverture culturelle incombant à sa fonction d'enseignante documentaliste, Cécile Vibarel, cofondatrice de l'Atelier des Marges, a initié et coordonné, en lien avec l'association "Te Fare Hiroa No Vavau" (le cercle des anciens de l'île), tout au long de l'année scolaire 2024-2025 un projet pédagogique sur le thème de la navigation aux étoiles des anciens polynésiens auprès des élèves du lycée de Bora Bora.
Le projet a été l'occasion de plusieurs activités et évènements:
En lien avec un atelier d'écriture accompagné par les enseignantes Brigitte Vagaggini et Sandrine Lauseig, un atelier d'expression picturale, animé avec la plasticienne Marine Coutelas a donné lieu à deux expositions des peintures des élèves, au centre de documentation du lycée puis à la mairie de Bora en présence du Tavana Gaston Tong Sang.
L'intervention au lycée, de Titaua Teipoarii, capitaine de la pirogue tahitienne Faafaite, navigateur traditionnel "aux étoiles". (Lui même disciple du maître de navigation Nainoa Thompson capitaine de la pirogue hawaïenne Hokulea. "un va'a de voyage polynésien à double coque, lancé en 1975 par la Polynesian Voyaging Society", dont un des objectifs était "la revitalisation culturelle des hawaïens et des autres polynésiens".)
Titaua a par ailleurs donné lors de son séjour à Bora une conférence dans la salle du conseil municipal où il exposait les principes de la navigation céleste.
Une fresque a aussi été réalisée au sol à l'entrée du lycée par les élèves encadrés par un professeur d'art plastique Lionel Giordano représentant "le compas des étoiles".
C''est dans le contexte de ces manifestations, pour le catalogue de l'exposition des peintures des élèves, que Cécile a produit une étude "générique" d'approche anthropologique (en ligne sur Calaméo) sur la navigation des anciens océaniens. Intitulée "Nos chemins d'étoiles" elle retrace les grandes lignes qui permettent d'appréhender les principes de la navigation hauturière des insulaires du Pacifique telle qu'elle a été élaborée et pratiquée au long des millénaires et telle qu'elle perdure aujourd'hui à travers les mouvements de renouveau culturel Maohi en Nouvelle-Zélande, à Hawaï et en Polynésie.
Pour la géopoétique telle que nous la développons à l'Atelier des Marges cette étude, notament les deux extraits que nous relayons sur cette page, ouvre des pistes et fournit un modèle analogique pour ce que nous envisageons comme la navigation du Rêve Océanique.
A partir de deux extraits de ces "chemins d'étoiles" et d'échanges soutenus au sein de notre Atelier, croisants les perspectives de nos pratiques respectives anthropologiques et plasticiennes dans une commune mouvance géopoétique, nous nous appliquerons dans des développement et des articles à venir à naviguer les lignes, les formes et les rythmes du concept de Rêve Océanique qui s'articule avec celui de Corps Insulaire posé en 2024.
La conférence de Titaua Teipoarii le capitaine de la pirogue Faafaite, navigateur traditionnel Polynésien "aux étoiles". J'y étais, Invité par Cécile qui organisait l'expo de dessins d'élèves du lycée sur le thème du Chemin des étoiles dans la salle du conseil municipal de Bora. Tout en tahitien... Rien compris. Mais comme j'aime les diagrammes, les schémas et les cartes, et compte tenue de la "présence" impressionnante du cap'tain, son jeu de corps extrêmement fluide, ses pas et ses gestes qui visaient au loin un ou les deux bras tendus, parfois un bras prolongé par une baguette. j'ai pu m'abreuver et m'imprégner d'un très beau mana de voyageur. Et d'un mental structuré comme une boussole combinée à un psychocosmogramme complexe, avec les paramètres multiples de la navigation combinés et articulés dans toutes les directions de l'espace à partir d'un mouvement à la surface du vide de l'Océan, le ciel nocturne pour guide et une pirogue pour vaisseau spatial.
C'est sans doute selon ma sensibilité une des deux formes d'art traditionnel, des reliques millénaires et une transmission initiatique, (l'autre étant le Faapu, le jardin), les plus achevées, les plus authentiques, et par là les moins folkloriques, que j'ai rencontré pendant ces quatre années polynésiennes. YB
La première partie des extraits présentés ici "Connaissances théoriques et approche empirique" peut sembler a priori obscure à qui ignore la complexité de la cosmologie structurant le monde des anciens polynésiens et son langage. Mais les principes généraux de l'astronomie polynésienne apparaissent en transparence poétique, et avec l'évocation des étoiles fixes, des constellations, de la direction des vents, des solstices et des équinoxes..."Le ciel se présente (...) comme un immense tapis roulant qui tourne et se déplace, émergeant des abysses à l’Est et plongeant à nouveau vers les abîmes à l’Ouest, formant ainsi les rua, les chemins d’étoiles que suivent les navigateurs sur leurs pirogues".
Avec la seconde partie: "Une cartographie sensorielle" et la dernière: "une navigation narrative" nous entrons dans le vif du sujet qui nous interesse, et nous approchons des bases conceptuelles du Rêve Océanique.
Connaissances astronomiques et approche empirique
Dans sa thèse, L’astronomie et la navigation traditionnelles des anciens Polynésiens, publiée en 2013, Jean-Claude Teriierooiterai montre que « les anciens Tahitiens avaient acquis des connaissances approfondies sur les mouvements du Soleil, des planètes et des étoiles, afin d’explorer pleinement leur univers. D’un point de vue philosophique et mythologique, le monde ne pouvait avoir, selon eux, qu’une origine céleste. Son histoire s’inscrit de ce fait, dans le déplacement et l’allure des astres (…). A la lumière des observations astronomiques, ils avaient compris le caractère périodique des équinoxes et des solstices ainsi que leurs relations avec le cycle des saisons. Leur calendrier, accordé sur le lever et le coucher de certains astres, est élaboré et comparable à ceux des grandes civilisations de la planète ».
De même, « ils avaient des repères naturels maritimes fort nombreux (…), des catégories d’étoiles et des dessins spécifiques pour leurs constellations, différentes de celles des Occidentaux ou agencées autrement, car ils les avaient dessinées à partir des figures familières de leur environnement océanique ». Par exemple, si les anciens Polynésiens n’utilisaient pas la notion des quatre points cardinaux c’est parce qu’ils n’en avaient pas l’utilité, ne jugeant pas « opportun de réduire à quatre directions leur compas ». L’orientation dans l’espace était surtout en lien avec les vents, et les directions étaient données dans le sens du vent (en suivant les vents dominants ou en les remontant). Enfin, l’axe Est/Ouest avait plus d’importance que la position du Nord géographique. En résumé, « les Tahitiens s’orientent donc par rapport au vent, par rapport au soleil et par rapport au centre géographique d’une île ».
Ces éléments s’avèrent déterminants pour comprendre la navigation traditionnelle puisque la précision de l’orientation relève d’une « multitude de points à l’horizon ». Les vents étaient un instrument d’orientation qui permettait de joindre tous les azimuts, d’où l’importance fondamentale du compas des vents (rua matai’), d’ailleurs toujours utilisé par les pêcheurs et les marins polynésiens actuels. Le plus ancien compas des vents répertorié est celui que le pilote et informateur Tahitien de Andia y Varela, Puhoro, lui a donné en 1774, comprenant 16 vents différents. Naviguer vers le sud, par exemple, c’est avoir le vent Pafa’ite dans le dos. C’est donc la logique inverse de l’orientation européenne. La direction du sud est donnée par le vent du nord qui pousse vers le sud ! C’est d’ailleurs une des raisons du malentendu concernant la lecture de la carte de Tupaia.
Pour les anciens Polynésiens, la voûte céleste est la toiture du ciel dont les 10 Piliers (Pou) correspondent aux 10 piliers d’une maison traditionnelle, comme celle d’un fare pote’e. Sur cette voûte, les 10 étoiles les plus brillantes ‘anacorrespondent aux étoiles zénithales mais le ciel est parsemé de divers objets lumineux, des étoiles fixes (fetu), des constellations (hui fetu), des planètes mouvantes (fetu horo). Dans le ciel le plus élevé et éloigné, le 10° ciel, s’étend Vai-ora a Tane, la Voie lactée, « Eaux vivifiantes du dieu Tane ». Le ciel se présente donc comme un immense tapis roulant qui tourne et se déplace, émergeant des abysses à l’Est et plongeant à nouveau vers les abîmes à l’Ouest, formant ainsi les rua, les chemins d’étoiles que suivent les navigateurs sur leurs pirogues.
Selon JCT, « tous les objets célestes, le soleil, la lune, les planètes, les constellations, les nébuleuses, les amas et les trous sombres, sont considérés comme des ‘avei’a des ‘’étoiles- guides’’, ou fetū-‘avei’a. Chaque île est repérée par son ‘avei’a, c’est-à-dire, par l’étoile qui passe à son zénith. Les étoiles de la classe, ta’urua et ‘anā, peuvent donc également, entrer dans la classe des ‘avei’a ». Le compas et la boussole sont d’ailleurs désignés, par les Polynésiens d’aujourd’hui, sous ce terme de ‘avei’a. Les figures dessinées par les ensembles d’étoiles forment des constellations que les Polynésiens ont identifiées par des images familières correspondant à leur univers de sens : L’hameçon de Maui (Scorpion), La Pirogue, le Cerf-volant, l’Oiseau, les Pléiades, la Croix du sud, etc …
Une autre catégorie d’étoiles ou de planètes est considérée comme des repères de rua (ta’urua), associées à une constellation : Déneb (Cygne), Bételgeuse (Orion nord), Ceinture d’Orion (Orion sud), Sirius (Grand Chien), Formalhaut (Poisson) ou encore Jupiter et Vénus (Ecliptique), ainsi que le Soleil (Solstices), sont des astres remarquables parce qu’ils signalent la présence d’une route céleste (rua). C’est cette étoile ta’urua, la plus brillante d’une série, que le navigateur repère pour suivre une route. Le rua est donc « un concept fondamental de la navigation astronomique » inventé par les anciens Polynésiens, « qui relève à la fois de la mythologie, de l’astronomie et de la géographie ». JCT précise que « pour traduire ce concept incontournable de la navigation traditionnelle polynésienne, les navigateurs (actuels) utilisent le terme house (maison) pour désigner leur rua. L’horizon, à l’Est est donc divisé en quinze houses (maisons), de largeur identique que l’on retrouve à l’Ouest. Chaque house (maison) est reconnaissable par un nom qui lui est attribué selon un choix indépendant des astres qui s’y trouvent ».
Enfin, un certain nombre d’étoiles, appelées ‘ana, correspondent aux 10 piliers du ciel (pou). D’après Teuira Henry, elles indiquent l’emplacement d’un pou, pilier du ciel, devenu étoile scintillante. Les étoiles ‘ana en astronomie correspondent donc aux piliers (pou) de la mythologie. « Nous pouvons donc conclure », avec JCT, « qu’un ‘ana est le repère d’un pou, alors qu’un ta’urua est la marque d’un rua ». Parmi elles : Polaris, Antares, Régulas, Dubhe, Arcturus, Procyon, Bételgeuse … A chaque pou correspond donc une étoile ‘ana, laquelle indique une position astronomique sans être toutefois liée à une suite d’étoiles comme les astres rua. JCT précise également qu’ « il existe dix pou qui soutiennent Tāpo’i-o-te-ra’i ‘’Toiture-du-ciel’’, la demi-coquille supérieure du bivalve primitif, Rūmia », chacun de ces piliers étant nommé selon sa fonction : Pilier central, Pilier d’attente, Pilier pour se lever, Pilier pour se farder, Pilier de l’éloquence, Pilier pour s’en aller … D’après JCT, les piliers (pou) correspondraient, d’un point de vue astronomique, aux méridiens (ligne virtuelle qui joint sur la sphère céleste le pôle Nord au pôle Sud).
Ce sont tous ces corps célestes que les anciens Polynésiens utilisaient pour la navigation mais également pour la mesure du temps et, par extension, pour l’agriculture, la pêche et le calendrier rituel. En utilisant les différentes catégories de corps célestes mentionnées précédemment, comme autant d’instruments de navigation, (les chemins d’étoiles matérialisant les latitudes et les piliers s’alignant sur un méridien), les anciens Polynésiens ont traversé l’immensité du Pacifique et peuplé les îles découvertes au fil des millénaires, témoignant en cela d’une haute maitrise astronomique. Cette science des étoiles n’étant pas suffisante pour atteindre une île-cible, les Polynésiens ont développé d’autres méthodes empiriques pour affiner la navigation et s’approcher au plus près de leur objectif.
Compas des étoiles réalisé par Nainoa Thompson, navigateur Hawaiien. L'horizon était divisé en 16 "maisons" du Nord au Sud, qui portaient toute un nom. Ces maisons étaient délimitées par la longeur d'un poing tendu à bout de bras. Les navigateurs suivait le cap d'une maison pendant leur voyage, et connaissaient parfaitement quelles étoiles se levaient dans quelles maisons (et se couchaient dans la maison du même nom au cap opposé). Pour les aider dans la navigation ils utilisaient également la maison qui se trouvait sur un cap de 90°, perpendiculaire à la direction de la pirogue. Les associations entre les maisons et leur maison perpendiculaire étaient retenues par des moyens mnémotechniques. Par exemple, la maison Oio (oiseau sterne) était la perpendiculaire de la maison "Na ra'i" ( dans le ciel) car "la sterne vol dans le ciel". La maison Ra (soleil) était associée à la maison Fata (néant) car "le soleil se lève du néant".
Une cartographie sensorielle
Ainsi que le précise Hélène Artaud, dans la perspective océanienne, « la navigation n’isole pas le navigateur du monde extérieur. Le centre géographique d’orientation maritime est le navigateur lui-même, et son pahi : la pirogue hauturière tahitienne est un point fixe dans un monde vivant ». Plus encore, « le rapport à l’océan, qui se dessine hors des techniques instrumentales de navigation sur la base d’informations encodées dans le corps ou dans les traditions orales, se distingue essentiellement de celui médié par l’instrument ». Cette approche renvoie, en définitive, à une compréhension locale du monde fondée sur une perception de l’espace à partir « de dispositions corporelles et esthésiques », établissant « des routes et des séquences vécues depuis le point de vue d’un organisme mobile ». Elle se distingue nettement de la cartographie moderne (mental map), laquelle se fonde sur « la représentation d’un espace homogène de type euclidien ».
L’anthropologue écossais Tim Ingold, qui s’est intéressé à la notion de perception d’un point de vue anthropologique, prend justement comme exemple la navigation micronésienne (Journey along a Way of Life : Maps, wayfinding and navigation) et remarque que l’engagement du corps prend ici le pas sur la dimension instrumentale pour devenir le principe à partir duquel l’environnement est perçu. Celui-ci n’est pas envisagé comme « un ensemble d’objets et de lieux spatialement liés dans un espace de type euclidien, mais d’avantage un ensemble d’itinéraires ». Pour lui, cette perception sensorielle de l’espace (vision, ouïe, odorat) rend compte du paysage comme une composition dynamique et polysensorielle à laquelle le corps prend pleinement part. Selon Hélène Artaud, qui le cite, « ce que défend Ingold, c’est qu’il y a non seulement le point de vue de la tradition, qui implique de comprendre la perception de l’environnement à partir d’une perspective culturelle singulière, mais il y aussi, et peut-être surtout, le point de vue du corps : de l’organisme en mouvement qui s’y déplace ».
Selon Hélène Artaud, « ces singularités empiriques maritimes ne sont pas détachables des traditions et des corps des navigateurs polynésiens qu’elles participent à façonner ». Elle avance que la navigation non instrumentale se déploie sur la base d’une véritable « cartographie sensorielle » (sensory map) et cet engagement sensoriel complet implique « une adhésion et une attention constantes aux singularités océaniques ».
Ainsi, dans la perspective pacifique, c’est la matière empirique elle-même - l’océan - qui donne « les clefs du déchiffrement de l’espace ». Les points de repères en mer (seamarks) que constituent les essaims de poissons, les volées d’oiseaux, les groupements de bois flotté, le sens des vagues et des courants, la couleur de l’eau ou des nuages, les chemins de migration des animaux, etc …. expriment « la matière sensible, labile, discrète et évanescente sans laquelle les perceptions océaniennes de l’espace demeurent inintelligibles ». Le paysage océanique est un milieu sensible et vivant tramés de corps multiples et mouvants dont la lecture ne relève cependant pas du hasard ou de la fantaisie.
L’art de lire l’océan constitue, selon David Lewis, « la base commune de la méthode de navigation pratiquée dans les îles et les archipels de l’Océanie ». Ces indices forment un réseau de correspondances et d’indicateurs dynamiques, mutuellement interdépendants qu’Hélène Artaud propose de définir comme une « écoesthésie », c’est-à-dire comme une « forme de consubstantialité de l’environnement et du corps, dès lors que ce dernier n’est pas outillé ». Le corps et l’environnement forment alors un continuum.
Selon le vice-amiral Emmanuel Desclèves (2010), « toutes ces données, physiques, animales et végétales, sont prises en compte dans le cerveau et la mémoire attentive de notre navigateur polynésien, puisqu’il n’a aucun instrument de mesure et qu’il ne connait pas l’écriture ». Sa capacité à « lire la nature » se double d’une grande aptitude à la mémorisation des routes stellaires et des divers outils sensibles qui sont à sa disposition. C’est un long apprentissage qui est transmis par les maîtres de navigation aux néophytes.
Certains supports pouvaient également être utilisés pour mémoriser les routes, les courant, le sens des vagues ou les expériences de navigation, comme les cartes à bâtonnets des Îles Marshall, les rebbelib (dénommées ‘’stick charts’’ en anglais). Ces dernières ne servaient pas à naviguer et n’étaient pas emportées sur les pirogues mais constituaient la mise en forme cartographique d’une expérience personnelle de navigation. Intuition, prescience et augures faisaient également parties du voyage. Le rituel, les liens avec les ancêtres (tupuna), les récits mythologiques et la recherche du mana, individuel ou collectif, constituaient autant d’éléments nécessaires à la réussite d’une telle Odyssée.
Comme l’exprime, en définitive, JCT, « c’est par ascendance que les Tahitiens se rattachent à toutes choses dans l'Univers, animés ou inanimés, car toutes procèdent d’une généalogie (…). En conséquence, la nature et tout ce qu’elle contient, la terre, la mer, le ciel, les animaux, les plantes, les rivières, les montagnes et les étoiles sont, soit parents, soit rattachés à un ancêtre commun et exigent de ce fait que le traitement qui leur est accordé soit semblable à celui consenti pour les êtres humains. L’homme n’est pas dissocié de son milieu ». C’est la grande et belle leçon que nous transmettent les maîtres d’astres et de navigation polynésiens.
Une navigation narrative
Enfin, si Lars Eckstein et Anja Shwarz, dans leur étude sur Tupaia, ont proposé le terme de « navigation narrative », ce n’est pas seulement pour mettre en évidence le mode d’appréhension de son univers et sa mise en récit à travers les routes de navigation qu’il retrace sur sa carte. C’est aussi en référence à toute une tradition orale qui a encodé et conservé les informations d’itinéraires maritimes sous forme de psalmodies, de chants, de récits mythiques. Les récits mythologiques ou les chansons gardent alerte et confiant l’équipage et dirigent l’attention des navigateurs vers certains indicateurs naturels. Ils réactualisent également la mémoire de tout un groupe. « Les insulaires ont littéralement chanté leur chemin à travers la mer » comme le souligne P. D’Arcy (2013). C’est aussi une manière de conserver et de transmettre à la mémoire collective l’exploration de mondes inconnus.
Un chant transmis dans les Îles Marshall par l’anthropologue Leonard Mason (cité par D’Arcy) définit ainsi l’itinéraire entre les îles de Likiep et Worje :
Où sommes-nous ?
Au vent de Wotho
Remplir les brise-lames
Le canot est maintenant exposé,
(...)
Quel signe avez-vous vu ?
Nous avons vu le kalo (oiseau)
Où ont-ils atterri ?
Nous avons vu des endroites blancs au vent d’Emelwa et de Matirik
(...)
Nous avons vu les signes des arbres kone.