"Dans ce « monde blanc » au sein duquel il évolue, l’Asie joue un rôle primordial : Kenneth White puise dans la sunyata bouddhiste et le taoïsme mais aussi dans le chamanisme et le tantrisme. Plus que d’un syncrétisme c’est d’une démarche personnelle qu’il s’agit : des marches dans l’espace du Dehors (qu’il soit géographique ou culturel) le poète retire une éthique poétique et intellectuelle : ce peut être le nomadisme, le celtaoïsme, le chaoticisme ou la géopoétique. Ouvert aux intuitions directes et aux saisissements selon une approche plus fréquente en Asie qu’en Europe, Kenneth White veut fonder une nouvelle relation de l’homme au monde."
"En révélant la généalogie des valeurs religieuses, le philosophe de Sils-Maria a contribué (après Schopenhauer) à changer la perception du problème de l’être : c’est sur le néant que les hommes construisent. Or Kenneth White est un poète de l’après-Nietzsche, et ce néant est un point capital de son œuvre et de sa pensée. Si bien que son approche des penseurs asiatiques privilégie la question du vide. C’était pourtant sur d’autres bases ontologiques que l’Occident avait voulu aborder l’Orient : sur la question de l’être ."
"La notion d’ouverture trouve son correspondant philosophique dans la notion de vide à laquelle sont étroitement associés deux autres éléments : « le blanc, le vide, le nu, / c’est cela que j’ai toujours recherché », écrit-il dans Mahamudra. Cette trinité personnelle fait que White évolue dans un registre ontologique où l’être n’est pas dans le plein mais se livre dans le vide. C’est la raison pour laquelle le philosophe indien Nâgârjuna, fondateur vers le IIe siècle de notre ère de la sunyavâda (la ‘Voie du vide’) au sein du bouddhisme Mahâyâna, a particulièrement les faveurs de White. On en retrouve l’expression dans le bouddhisme tantrique tibétain (le Vajrayâna ou ‘Véhicule de Diamant’, qui inspirera à White son recueil Terre de Diamant, 1983), dans le bouddhisme chinois tch’an et le bouddhisme japonais zen où ils furent mâtinés de taoïsme puisque, en effet, le vide en est une notion centrale."
"« Le vide, bien sûr, n’est pas le néant. Le néant provient d’une crise d’identité de l’être. Le vide surgit quand on pense l’être jusqu’au bout, et qu’à la place de l’identité on trouve un flux d’énergie. [...] C’est quand les ‘coupures’ que nous pratiquons dans le monde n’ont plus cours, quand le monde retrouve son unité (‘sauvage’, ou ‘chaotique’) que nous pouvons en savourer une perception pleine et vive. »"
"« Etre au centre de l’univers, percevoir les phénomènes aussi profondément que possible, viser un infini réseau de relations - voilà la pratique. Et le résultat est une expérience ek-statique, se dilatant jusqu’à devenir sens cosmique, ou en-statique, se concentrant jusqu’à n’être qu’une sensation lumineuse, la pointe d’un diamant. Ainsi l’expérience érotique mène-t-elle au sens de l’unité cosmique, ou à cette sensation en pointe de diamant [...]. »
Le bouddhisme tantrique est bien évidemment la référence à laquelle on songe en l’occurrence, surtout que White a écrit ce recueil, Terre de diamant (1983), où il évoque cette « Fille de connaissance », la dakini des traditions bouddhiques qui permet la prajñaparamita (ou ‘perfection de sapience’) ; mais Les Limbes incandescents (1976) et Le Visage du Vent d’Est offraient déjà des rencontres avec ces figures féminines et tantriques symbolisant « l’intense aspiration universelle à l’Illumination ». Cette sapience, nous dit Nicole Vandier-Nicolas, « transcende la relation sujet-objet pour se transporter dans l’Un », elle est « connaissance illuminative car elle coïncide avec son objet, et éclaire le ‘véritable caractère’ des choses qui consiste en l’absence de tout caractère particulier » . Plus que cette ‘absence de tout caractère particulier’ dont la neutralité s’accorde mal avec le sentiment dynamique du monde qui est le sien, on peut penser que ce qui retient l’intérêt du poète est que « prajñâ voit [..] toutes choses dans un éternel présent »."