Notes d'un voyage à Rangiroa
Notes d'un voyage à Rangiroa
« Each Isolato living on a continent of his own »
(Herman Melville)
I
Juillet 2022. Tahiti. Nous attendons l’avion, direction l’atoll de Rangiroa, dans l’archipel des Tuamotu. Premier vrai décentrement par rapport aux îles sous le vent, dans l’Archipel de la Société où, depuis un an, nous avions exploré ces îles hautes dont les reliefs émergent de l’océan à partir d’anciens volcans effondrés.
Dans le hall de l’aéroport de Papeete, une vitrine, destinée aux touristes, présente quelques reproductions d’oeuvres d’art polynésiennes. Un masque en bois attire mon attention par son caractère brut et ses formes primaires : grands yeux cerclés de noir, nez long et droit, tête couronnée d’appendices de bois en forme de coquilles et barbe en fibre de cocotier. Il s’agit d’un des rares masques connus à ce jour, en Polynésie, qui représente Tu-te-poga-nui, divinité de la mer des Tuamotu, sorte de Poseidon polynésien, parfois représenté avec de vrais coquillages incrustés sur la tête et sur le visage.
Ce masque était traditionnellement utilisé par les pêcheurs de nacre pour raconter des légendes, lors de représentations théâtrales. Ses grands yeux rappellent ceux des tiki, les statues marquisiennes, et je me dis qu’ils évoquent sans doute le regard largement ouvert sur l’horizon de ce peuple de navigateur vivant dans un espace océanique immense. Tournés vers la mer, lieu de solitude intense autant que route migratoire, les polynésiens ont tous plusieurs origines (d’un archipel à un autre, ou plus lointaines, chinoises, françaises, américaines, chiliennes, corses …) et tout cela fait un sacré bruit généalogique !
Si le masque de Tu-te-poga-nui, le roi des mers, a pu garder toute sa fraîcheur et sa primitivité, malgré le passage du temps, c’est peut-être que de la généalogie à la géologie, il m’invite à pénétrer dans un territoire d’outre-moi, dans un espace vide où les identités s’estompent, comme le dit Cézaire, avec
la poussière d’alizé
la vertu de l’écume
et la force de la terre
II
A une heure de vol à l’est de Tahiti, Rangiroa est le plus grand des 76 atolls de l’archipel des Tuamotu, les « îles au large », amas de petits îlots sans reliefs, dispersés à la surface de l’océan jusqu’aux Gambier. Sur la première carte des Tuamotu, publiée par Bougainville en 1768, ce dernier l’a nommée « Archipel dangereux. Terres basses et noyées ».
Par le hublot de l’avion, je vois déjà se dessiner sur l’océan une sorte de boucle non fermée qui rappelle le cercle d’éveil de l’art zen, l’Enso. Cet anneau de sable corallien d’à peine quelques kilomètres de large ouvre ainsi de toutes parts une perspective circulaire sur le lagon et sur l’océan, évoquant la globalité ultime de l’être et de l’univers. Nous nous installons à Rangiroa pour une quinzaine de jours afin de nous imprégner du lieu et de son énergie.
Depuis le petit aéroport du village d’Avatoru, nous faisons la liaison en bateau, cap à l’ouest, jusqu’au motu de la pension Aotera, à environ 30 mn du village. Le long de l’atoll qui s’étire sur 80 km, nous voyons défiler les cocotiers. L’île est une immense cocoteraie. Peu d’autres arbres, quelques arbres de fer (Aïto), des Pandanus et des Bougainvillées aux couleurs éclatantes. Une vigne a même été plantée là et donne des vins délicieux, blancs ou rosés, au parfum fruité ou au léger goût de corail fumé.
La pension Aotera nous accueille sur ce motu du bout du monde. Nous nous installons dans un petit bungalow au toit de Niau, sous les cocotiers, avec vue directe sur le lagon limpide et sa palette bleue, depuis le cobalt presque violet de la ligne la plus lointaine qui rejoint les eaux profondes de l’océan jusqu’au rivage cristallin, en passant par le bleu de prusse, le turquoise clair ou profond et le vert d’eau. Partout des cocos et des palmes séchées jonchent le sol. Le chien « aïto » et le cochon « côtelette » viennent nous saluer.
Nous pénétrons dans la lumière et les couleurs du grand ciel « Rangi Roa » ponctué de petits nuages pommelés qui, le soir venu, empruntent à la palette des roses et des mauves, allant du lilas à l’améthyste comme dans un tableau d’Eugène Boudin. Nous contemplons ce ciel qui s’offre à notre regard, assis sur le sable fin et blanc, teinté de rose par endroits, sur cette plage improbable ici, où, partout ailleurs sur l’atoll, il n’y a que débris de coraux.
La première sensation oriente vers le vide, vers un espace ouvert sur l’infini qui dissout les êtres et les choses. Depuis cette bande étroite de sable et de corail, hormis la calligraphie que font les palmes de cocotiers balancées par les vents, rien n’arrête le regard. Rien, il n’y a rien d’autre que cette effusion avec l’infini. Le temps s’efface, tout comme la ligne des cocotiers qui bordent le rivage de l’atoll semble disparaître à l’horizon. Au contact de cet espace radicalement ouvert, le corps-esprit éprouve ce que Victor Hugo déjà nommait « les élargissements successifs du moi ».
Carte des Tuamotu, Bougainville, 1768.
III
Une première exploration alentour nous mène jusqu’au récif, de l’autre côté de la bande corallienne, là où l’océan jette ses vagues sur le tombant. Les eaux limpides se répandent entre les masses noires et déchiquetées des rochers formés par les dépôts coralliens et laissent apparaître sous nos pieds un pavement de coraux roses, mauves ou dorés. Un petit requin pointe noire se faufile entre les roches. La masse sombre des géants de corail forme un théâtre d’ombres anciennes qui se détachent sur un ciel soudain orageux. L’éphémère rejoint l’éternité.
Après quelques jours à flâner le long du rivage ou dans la cocoteraie, à nager dans le lagon à la rencontre d’une tortue ou de quelques requins, retour au village. Passe de Tiputa. Notre première plongée se fera dans l’étale. La passe est tranquille puisque les courants entrants et sortants s’équilibrent. Les fonds sont clairs et peuplés d’une foule d’habitants bigarrés, les demoiselles bleues, petits poissons violets et scintillants, côtoient de plus gros poissons, multicolores, des carangues, des perroquets, des napoléons ou des balistes, des bancs de thons argentés, des barracudas, des requins gris ou pointe noire et, à proximité, le chant des dauphins. Mais nous ne les verrons sauter dans les flots qu’à la fin de la plongée, après être remontés sur le semi-rigide qui nous a embarqués jusqu’à la passe. Ici les dauphins viennent à la rencontre des plongeurs et si nous sommes chanceux nous pourrons peut-être les approcher.
Cette première immersion dans la passe me précipite dans la mémoire archaïque de la mer, dans la matrice génétique d’avant la naissance, me laissant aux prises avec les éléments mémoriels de ma propre genèse, angoisse et joie profonde souvent mêlées comme les deux forces pulsionnelles de la vie psychique, Eros et Thanatos. Si la conscience humaine est une mer de ténèbres, certains explorateurs de l’Inconscient (Freud, Ferenczi), ont tenté de dresser des cartes de ce territoire inconnu, une psychanalyse des origines. Là, dans ces profondeurs océanes, dans cette communion fulgurante avec tout, un sentiment d’unité et de compréhension se fait. L’extase de Ramakrishna prend ici tout son sens, lui qui décrivait cette expérience comme « un océan de joie ineffable ». C’est d’ailleurs en reprenant son expression que Romain Rolland évoquait, dans sa correspondance avec Freud, « le sentiment océanique ».
Mais, laissons de côté toute idée de mystique. Il suffit d’évoquer une expérience élargie de la conscience qui peut survenir aussi bien dans la contemplation d’un tableau ou d’un paysage qu’en écoutant de la musique. Ce détachement, cet abandon profond qui opèrent là, dans la sensation d’apesanteur du corps et d’expansion de l’esprit, c’est dans l’ivresse des profondeurs et dans l’expérience d’ouverture du grand large que je les éprouve. Dans la dissolution des limites de notre condition ordinaire. Sous le grand ciel et dans le vaste océan, partout un grand silence où l’on entre seul, comme ces errants des îles du pacifique qui suivent le chemin excentrique menant de l’enfance à la plénitude.
IV
Nos pérégrinations se poursuivent par la visite d’un petit marae situé sur la dune, derrière la pension, lieu d’échanges entre les hommes et les dieux, parmi les offrandes de coquillages et les pierres dressées. Puis, en longeant le rivage, nous descendons vers « l’arbre au crâne », ainsi dénommé car il aurait été le réceptacle d’un crâne humain et sans doute l’objet de quelque culte des morts ou du moins de quelques croyances superstitieuses. C’est un grand Aito, autre « isolato » majestueux penché au bord de l’eau, et dont les racines, déjà bien rongées par la mer, descendent dans l’eau turquoise.
Par delà les symboles dont les hommes aiment à s’entourer, ce que l’on sent, c’est que la mort ici, à l’instar des croyances polynésiennes, n’est ni sombre, ni lugubre. Elle n’est que l’autre face d’une même réalité qui s’éprouve dans la continuité du vivant et manifeste seulement un changement de support pour « le souffle ». En Polynésie, les morts et les ancêtres sont toujours en relation avec les vivants. Ils manifestent leur présence dans un animal, une pierre, un arbre et délivrent des messages pour guider ou protéger (ou au contraire pour menacer ou détruire).
Soir après soir, nous échangeons avec notre hôte toutes ces petites histoires qui font la chair des rencontres humaines. Stéphane, que ses employés polynésiens appellent affectueusement « boss », est le gardien des lieux. C’est un gars placide et solitaire qui a fait du motu son jardin. Robuste comme une baleine (il en a le souffle, dit-il, quand il plonge) et aussi fou qu’il se peut pour venir s’installer dans ce lieu perdu. Très intégré au lieu et à la vie pa’umotu, il nous apprend une foule de choses. Il est aussi plongeur expérimenté et connait très bien son environnement marin.
Nous sommes là suffisamment longtemps pour voir passer les différentes humanités touristiques, polynésiens des îles, de Tahiti, de Moorea, ou même « voisins » de Rangiroa, français expatriés sur le retour après un long séjour en Polynésie, espagnols, italiens, américains. Tout ce petit monde se croise, se parle, de loin en loin et recrée le temps d’un dîner, d’un petit-déjeuner, d’un transit en bateau, une sociabilité légère, quoi que toujours un peu mondaine, qui me laisse pourtant un sentiment d’étrangeté, comme si la solitude de l’île avait ouvert en moi une brèche et que je me trouvais soudainement l’âme à fleur de peau. Je me sens, comme ces « isolatos » dont parle Melville, précipitée dans ma propre solitude.
V
Mon exploration du lieu prend d’autres chemins aussi, les paysages de l’esprit. Je lis L’île-sirène de Seegan Mabeesone et La baleine tatouée de Witi Ihimaera, des récits marquisiens ou maoris de Nouvelle-Zélande. Ces histoires de terre et d’océan sont imprégnées par des lieux et des cultures à l’énergie dense et tellurique qui contrastent étrangement avec la sensation d’épuration, de vide, d’espace nu qui se fait jour dans cet atoll des Tuamotu.
Elles me font pénétrer, paradoxalement, de façon plus fine l’énergie de cet espace insulaire singulier comme si l’ambiance éthérée des Tuamotu était l’autre face de celle qui se fait sentir dans les îles hautes ancrées dans l’océan par leurs montagnes. Il y a quelque chose ici qui échappe à toute saisie, quelque chose qui se fond dans une matière presque impalpable, faite d’une densité légère et fluide. Comme dans l’art zen de l’Enso, évoqué plus haut, il y a dans ces atolls qui affleurent à la surface de l’eau l’expression de l’ainsité, du vide, d’une totalité insaisissable.
Dans son travail sur Les religions d’Océanie, l’ethnologue Jean Guiart a ouvert, en son temps, des territoires anthropologiques peu familiers, ceux du totémisme ou du culte des morts. Car la mort, en ce lieu si pleinement vibrant de vie, est à l’oeuvre comme une autre expression de ce vide, de cette absence qui transpire dans le poème visuel qu’est Rangiroa. Le rapport des polynésiens aux revenants, aux fantômes, et plus généralement à la mort, est particulièrement sensible ici, dans cet espace dépouillé à l’extrême, un espace de nudité solaire qui fait éprouver le non-lieu et le non-temps mais qui est paradoxalement propice à toutes les ombres et à une épaisse superstition.
C’est ce que suggère Kenneth White, dans Le rôdeur des confins, lors de son passage à Rangiroa : « les histoires de fantômes ne sont que l’expression diminuée et déformée d’un sentiment vraiment panique (sensation de l’être total, mélange de plénitude et de vide) qui peut vous envahir dans les parties reculées du monde, et à certains moments ».
Si les Tuamotu étaient réputées dangereuses, comme le soulignaient déjà Bougainville, puis Stevenson à sa suite, c’était, rappelle Kenneth White non sans humour, « à cause des conditions géographiques et météorologiques (les vents y sont fous, et les courants forment un réseau inextricable), mais aussi à cause de leurs habitants, bourrés de croyances barbares ». Mais sous la superstition, réelle, on peut aussi envisager une dimension plus profonde qui rend compte d’une certaine représentation polynésienne du monde. Le Pô, le monde de la nuit originelle, de l’invisible est un réservoir de potentialités dont toute vie provient et à laquelle toute vie retourne.
De la même manière qu’il n’y a pas de rupture entre nature et culture, il n’y a pas de discontinuité entre les vivants et les morts. Ce qui s’éprouve ici pleinement, c’est un continuum d’énergies qui circulent et vibrent sur différents plans. Tout communique avec tout dans un vaste cercle d’échanges énergétiques qui impliquent les humains comme les non humains. Dans les cultures océaniennes, comme le notait Jean Guiart, entre la vie et la mort, il n’y a pas de discontinuité mais une porosité entre les mondes « comme s’il y avait là deux aspects d’une même réalité ». La mort n’est pas l’arrêt de la vie mais son inversion, tout comme l’île haute (de la terre entourée d’eau) est le contrepoint de l’atoll (de l’eau entourée de terre).
VI
Deux nouvelles journées de plongées s’annoncent dans la passe. Cette fois le courant entrant ou sortant est au rendez-vous. Les dauphins aussi, comme le couronnement majestueux de notre rencontre avec les mondes sous-marins. Le ballet des poissons, le relief corallien des fonds ocre ou pourpre, la présence magnétique des requins, des raies léopard, des thons qui scintillent dans la lumière, à travers le fluide matriciel, orchestre une symphonie de sensations : la danse des demoiselles bleues aux reflets violets électrise la lumière ; un imposant napoléon évolue parmi les coraux rouges, entouré d’un nuage de poissons aux couleurs sombres en un saisissant tableau ; enfin, le passage rapide de deux dauphins femelles avec leurs petits, à quelques mètres de nous, comme un rêve de la mer. Partout les formes et les couleurs foisonnent.
A mesure que nous maitrisons un peu mieux la technique de la plongée, nous nous laissons aller à la promenade contemplative, chacun relié à la source de ses émotions, dans une paix profonde, peut-être proche de l’état méditatif. Chaque plongée a l’intensité de ces instants uniques où l’impression d’étrangeté d’un monde qui n’est pas notre élément naturel se confond paradoxalement avec l’apaisement que procure la sensation d’un retour à la source de la vie. Cet océan matriciel qu’évoque Ferenczi dans Thalassa et dont nous garderions, d’après lui, la mémoire et la nostalgie.
Dernière plongée après un repas de thon, délicieusement mitonné par le cuistot du centre de plongée, pris sur le deck au soleil. Une atmosphère paisible et bienveillante est palpable sur le semi-rigide qui nous conduit vers la passe. Nous sommes en bonne compagnie, un de nos compagnons de palanquée nous l’affirme, ici « c’est le temple de la plongée » ! Et l’émerveillement enfantin est lisible dans ses yeux bleus délavés. Après vérification de tout le matériel, on s’équipe, palmes, masques, gilets où s’accrochent les bouteilles, détendeur en bouche. Assis au bord du semi-rigide, gilets gonflés, c’est la bascule arrière et nous voilà dans le bain. La descente est tranquille jusqu’aux environ des 20 mètres. La déambulation peut commencer, le regard est toujours étonné de tant de beauté. La respiration se cale. La flottaison s’équilibre au fil de l’exploration.
Les rayons lumineux convergent vers la profondeur. Plus loin, plus profond dans le bleu, des dauphins s’amusent et glissent en suspension dans l’épaisseur liquide. Soudain, à travers le bouquet des rayons lumineux, ils approchent. Souplesse des corps, douceur et grâce des mouvements. Ils sont là, ils glissent vers nous. Relevant légèrement la tête, je les aperçois, juste devant moi, à quelques mètres. Tout un groupe de dauphins en approche. Je regarde, avec respect et stupéfaction, laissant venir. Un dauphin s’avance droit vers moi, me frôle. La caresse de son flanc doux et glissant sous ma main est inoubliable. Ce toucher là. Cette présence si singulière. Le sentiment que ces animaux ne sont pas comme les autres, qu’ils portent une puissance de douceur et une intelligence rieuse. Ils se laissent caresser, vont et viennent entre les plongeurs et j’éprouve une émotion si intense que les larmes montent en moi.
On nous avait prévenu, la rencontre avec les dauphins est un moment unique. Je dois contenir l’émotion, ne pas me laisser aller à ce bouleversement, continuer à rester vigilant, maîtriser la flottabilité, rester dans la palanquée car il est difficile, en effet, de ne pas les suivre dans le bleu, au large, ou quand ils remontent vers la surface. On voudrait prolonger l’intensité de l’instant. Là, dans le milieu vital des grands animaux marins, dans la fulgurance des requins ou la cavalcade des dauphins, on rencontre une forme de vie sauvage. Certes, dans la passe de Tiputa, ces animaux sont largement familiarisés avec les plongeurs dont le nombre ne cesse de croître. Les dauphins, en particulier, sont apprivoisés, viennent à la rencontre des hommes et cherchent le contact, la caresse.
Au Ier siècle de notre ère, déjà, dans le Livre IX de son Histoire naturelle, Pline l’Ancien écrit au sujet de cette amitié entre hommes et dauphins. Il consigne plusieurs histoires de relations bienveillantes des dauphins envers les humains : « Le dauphin n'est pas seulement ami de l'homme, il aime aussi la musique (…). Pour lui l'homme n'est pas un étranger dont il ait peur ; il va au-devant des vaisseaux, il joue, il bondit, il joute même, et dépasse les navires, quoiqu'ils voguent à pleines voiles ». Il rapporte également qu’Alexandre le Grand consacra un enfant, qui entretenait des relations familières avec un dauphin, « prêtre de Neptune à Babylone, regardant que l'attachement du dauphin était une preuve de la faveur de la divinité ».
Dans son livre, Le retour de Moby Dick, François Sarano rappelle que beaucoup de dauphins sauvages ne manifestent pas cette bienveillance et expriment même parfois une farouche réserve, voire une attitude agressive. Dans tous les cas, pour l’océanographe et plongeur expérimenté, c’est la liberté de l’animal sauvage qui prime. L’amitié envers les humains est toujours à l’initiative des animaux sauvages qui choisissent ou non d’apprivoiser l’humain. Reste que « les animaux qui peuplent notre dernier grand territoire sauvage, l’Océan, donnent l’exemple » de ce que pourrait être une relation apaisée et respectueuse avec tous nos « coloca-terre sauvages ».
Si certains pensent que pour sauver ce qui reste de vie sauvage, il ne faut pas aller à sa rencontre, Sarano préconise plutôt « un chemin étroit, respectueux, qui permette une relation réciproque et consentie sans pour autant pervertir la vraie nature des animaux sauvages ». Ce chemin implique, par exemple, de ne pas caresser les dauphins ou les baleines, mais de répondre à leurs sollicitations tout en gardant une distance respectueuse. «Apprivoiser», précise-t-il, « nécessite le respect de l’indépendance de l’autre, à l’opposé des liens de dépendance imposés à l’animal domestiqué ». Je comprends la démarche philosophique et le souci éthique de François Sarano, mais je ne peux nier la joie profonde du contact avec les dauphins. Même si nous savons que ces dauphins-là sont apprivoisés et familiers des rencontres inter-espèces, plonger dans le monde propre des grands animaux marins, c’est aller, sous la surface des choses, à la rencontre de nous-mêmes, de cette part vitale et sauvage qui vit en nous.
C’est le coeur bouleversé que je remonte sur le bateau qui nous ramène au deck. Ce qui est évident, là sur ce chemin du retour, c’est cette même joie palpable chez tous et l’émotion indicible qui se lit dans le regard de chacun. Pour chacun l’expérience est unique mais pour tous elle est inoubliable. Longtemps après ces plongées, je ressens encore l’infini bercement, la caresse intime et apaisante du milieu océanique et, en son coeur, la présence-source des dauphins.
VII
Comme pour prolonger ce calme intense mais plein d’une puissance prodigieuse et inconnue, la soirée est baignée par la lumière surnaturelle d’une super pleine lune rose se reflétant au-dessus du lagon. Une tempête s’annonce, comme la région n’en a pas vue depuis 2005. Une forte houle, formée plus au sud dans l’océan pacifique, remonte à travers toute la Polynésie nous plongeant, dès le lendemain de cette nuit encore sereine, dans une brassée de vents et de vagues. Cette nuit-là, la lune devenue dorée, éclaire l’obscurité et des filaments de flammes scintillent sur le lagon étrangement calme. On dirait que la houle et le vent guettent le moment d’inverser le monde.
Le lendemain, « l’arbre aux crânes » est tombé. La plage est jonchée de débris de palmes, de troncs d’arbres et de coquillages. Sous les assauts de la marée, l’eau du lagon a envahi pour quelques heures le motu, nous laissant dans une atmosphère de naufragés. Puis le calme revient sur le lagon comme en nous-mêmes. Il est temps d’aller saluer une dernière fois le grand océan. Le chemin vers la mer, à travers la cocoteraie, est baigné de lumière dans le calme absolu de l’air. Je marche pieds nus sur le sable inondé, parmi les branchages, les palmes de cocotiers et les noix tombées, de l’eau jusqu’aux mollets. Partout des crabes de cocotiers et des bernard-l’ermite se frayent, comme moi, un chemin. Au seuil de la cocoteraie, je longe le sentier de corail jusqu’au récif. Dans le ciel pur, lumières et murmures à l’envol des oiseaux de mer, sternes, frégates, fous de bassan.
Je croise en chemin un arbuste solitaire, au milieu du désert de corail, dont les terminaisons étranges ont les formes spiralées des galaxies attendant leur blanche floraison. Le monde prend fin ici, et c’est un jardin, le jardin des confins, comme celui d’Epicure, un grand jardin pour vivre et pour voir plus transparent le monde. Seule sur le récif, j’écoute les versets du vent, parmi les géants de corail postés sur le rivage comme des sentinelles, chacune disant quelque chose, dans un langage de roc, aux baleines de l’océan. Les vagues, aux blancheurs d’écume, vont et viennent, inlassablement. Mon errance est une percée dans la solitude, dans « le libre lieu de mer » (Saint John Perse).
Je m’absorbe, longtemps encore, dans la contemplation du tombant de corail rouge. Le soleil réchauffe mon corps exposé au vent, mes pieds connaissent la caresse de l’océan. J’embrasse pleinement la nudité du lieu, son alchimie minérale. Un absolu de sensations m'ouvre l’esprit. Dans la fulgurance de l’instant s’éprouve la disparition de soi dans les éléments. Dans ce vide, qui est aussi plénitude, émerge la chair du monde comme un poème océanique.
Le jour de notre départ, le lagon retrouve son éclat turquoise. J’observe les ondulations de la lumière sur la peau de l’océan comme dans un kaléidoscope aquatique. La lumière sonde, depuis la surface, toute la profondeur outremer. Rangiroa, Tuamotu … l’expérience n’est plus seulement celle de l’espace insulaire mais celle de l’expérience océanique elle-même. On appréhende, dans ces confins du monde, une autre dimension de l’espace-temps dans lequel tout advient en se dissolvant, tout se dissout en advenant, comme l’esquisse pacifique d’un océan de vide. La houle et le vent se font et se défont, dans un cercle infini, toujours ouvert, laissant à la portée du regard une sorte de permanence, un fond des choses, le sentiment d’habiter l'horizon.
Rangiroa, le « grand ciel », est une erre de vagabondage pour le corps-esprit, un espace ouvert sur un paysage archaïque :
« un lieu qui n’est plus un lieu,
où il n’y a plus ici ni là,
mais seulement lumière calme »
(K. White)
Cécile Vibarel, Rangiroa, Juillet 2022.
"Notes bibliographiques
Herman Melville, Moby Dick, Phoebus, 2005, traduction d'Armel Guerne.
Voici la manière dont Melville évoque l'isolato : « Comment il se fait que les « insulaires » soient meilleurs chasseurs de baleine que les continentaux, je ne saurais le dire ; mais le fait est qu'à bord du « Péquod », tous ou presque tous étaient originaires des îles, îliens solitaires [isolatoes] eux-mêmes, je puis bien le dire, îliens non pas tant à cause du retranchement de leur lieu d'origine d'avec le continent de l'humanité en général, mais parce qu'en réalité chacun vivait séparément et constituait son propre continent à soi seul ».
Aimé Césaire, Moi, Laminaire, Seuil, 1991.
Victor Hugo, Les travailleurs de la mer, Folio Classique, 1980.
Sandor Ferenczi, Thalassa : Psychanalyse des origines de la vie sexuelle, Payot et Rivages, 2002.
Le "sentiment océanique", évoqué dans la correspondance entre Freud et Romain Rolland, est présenté en profondeur dans le livre de Michel Huslin, La mystique sauvage, Puf, 2008. Voir également, Sigmund Freud et Romain Rolland, Correspondance 1923-1936, Madeleine et Henri Vermorel, Puf, 1993.
Sur le terme "océanique" évoqué par Ramakrishna, voir Yves Vaillancourt, Sur le sentiment océanique, Editions Hermann, 2019.
Seegan Mabesoone, L'île-sirène, Haere Po, 2021.
Witi Ihimaera, La baleine tatouée, Au vent des îles, 2022.
Jean Guiart, Les religions d'Océanie, Haera Po, 2012.
Kenneth White, Le rôdeur des confins, Albin Michel, 2006.
Pline l'Ancien, Histoire naturelle, Les Belles Lettres, 2016.
François Sarano, Le retour de Moby Dick, Actes sud, Mondes sauvages, 2017.
Saint John Perse, Amers, Puf, Gallimars/Poésie, 1970.
Kenneth White, La route bleue, Grasset, 1983.