Thématique

Émancipation, institution, évaluation

Un triptyque pour penser une évaluation émancipatrice ?


En inscrivant résolument sa problématique dans le triptyque « émancipation, institution, évaluation », ce colloque, qui prolonge les dernières manifestations scientifiques du gEvaPP, nourrit l’ambition de contribuer à penser, à théoriser, à interroger la notion « d’évaluation émancipatrice ».

À partir d’un premier constat que la plupart des travaux envisagent l’émancipation dans une approche et une rhétorique marxistes, ce colloque propose de s’appuyer sur une définition plus large et plus ouverte de l’émancipation (Galichet, 2014 ; Marcel & Broussal, 2017). Elle est envisagée naturellement comme un processus de lutte, inscrit au niveau individuel ou au sein d’un collectif, accompagnant l’extraction de la place assignée à l’acteur (professionnelle, sociale, personnelle, relationnelle, etc.) d’une part, mais aussi comme son déplacement vers une nouvelle affiliation ou reconnaissance plus proche de ses aspirations, voire « un gain en humanité » (Vial, 2012, p. 9).

À partir du deuxième constat que la plupart des écrits considèrent l’émancipation dans un contexte militant (politique, syndical, associatif) propre à la professionnalisation-profession (Gremion, sous presse; Wittorski, 2014), ce colloque revendique clairement le choix de la confronter à des contextes, professionnels et/ou scolaires, caractérisés par une structuration institutionnelle marquée par la professionnalisation-efficacité du travail et d’étudier ainsi les conditions influençant la compatibilité ou complémentarité entre le mouvement d’émancipation des personnes ou des collectifs et celui d’institutionnalisation.

À partir du troisième constat que de nombreux écrits et propos associent l’évaluation à la certification et au contrôle, ce colloque insiste sur la vision qu’en a le gEvaPP, l’évaluation des pratiques étant comprise au sens large comme une dialogique cherchant à saisir la réalité, à la rendre intelligible, et ce non seulement à des fins de contrôle mais aussi à des fins de développement (Figari & Gremion, 2020)

Ainsi, en lien avec l’identité scientifique du gEvaPP, ce colloque oriente l’observation des interrelations entre institutionnalisation et émancipation vers la focale de l’évaluation telle que définie précédemment. Cela lui fournit l’opportunité de promouvoir la notion « d’évaluation émancipatrice » dont il propose de faire le fil rouge de ce colloque.

L’orientation générale de notre colloque est également à mettre en lien avec la tendance actuelle de renforcement des logiques néo-libérales au travers, en particulier, des politiques de professionnalisation et le nouveau management de la fonction publique. Ainsi, les travaux récents soulignent, sous leur influence, le risque de dilution du sens du travail et des projets qui peuvent conduire à l’anomie (Aballéa, 2014), l’inflation des procédures administratives, l’accélération des contrôles et des demandes de redditions de comptes, la folie évaluative (Abelhauser et al., 2011), en bref la réduction spectaculaire de l’autonomie des acteurs caractéristiques de notre « modernité tardive » (Rosa, 2018) et œuvrant parfois même à la déprofessionnalisation des personnes. Nous retrouvons des conclusions similaires dans des contextes proches mais divers : l’enseignement, la formation, l’action sociale, le médico-social, l’animation, le soin et la santé, etc. Nous pourrions même avancer qu’au travers de leurs prescriptions, les politiques de professionnalisation s’évertuent à placer l’émancipation « sous contrôle » ce qui semble pouvoir être également source de déprofessionnalisation ou d’anomie professionnelle.

Dès lors, est-il acceptable d’avancer la notion « d’émancipation professionnelle » (Vivegnis, 2016 ; Marcel & Broussal, 2021) ? Ce colloque souhaite offrir l’occasion d’en débattre également. Ses organisatrices et organisateurs pensent que, face à cette offensive de restriction des initiatives et des libertés professionnelles, des formes de luttes et de résistance, entre autres effets, peuvent émerger. Elles peuvent se manifester au niveau individuel d’abord, sans doute dans le sens d’une « vraie vie » (Jullien, 2020), permettant de dépasser la non-vie professionnelle dans laquelle les politiques de professionnalisation tentent parfois d’assigner les acteurs. Mais, quand ils sont au service de l’émancipation, fusse-t-elle en contexte professionnel, les combats ne sont-ils pas d’abord et principalement collectifs (Freire, 1974), entrant en résonance avec la pensée de Rosa (2018) ?

Au sein de ce colloque, les échanges et les réflexions seront organisés autour de trois axes interdépendants :

1) Les communications présentées se donneront pour première fonction de rendre compte des diverses modalités et composantes des processus d’émancipation au sein de divers contextes institutionnels, même parfois rigidifiés par certaines politiques de professionnalisation.

2) Pour ce faire, sera privilégiée une entrée par (ou via une focale sur) l’évaluation des pratiques professionnelles. Elle nécessitera de théoriser et d’opérationnaliser l’évaluation à des fins d’émancipation professionnelle ou l’évaluation qui, sans en faire sa finalité, provoque ou restreint l’émancipation. Cette évaluation pourra cibler les pratiques de l’acteur individuel mais aussi de l’acteur collectif, une évaluation qui pourra privilégier le versus des apprenants (dans le cas de pédagogies émancipatrices (Rancière, 1987), celui des formés, celui des soignés, etc. (selon les modalités de « pratiques émancipatrices » (Bacqué et Biewener, 2015) ou le versus professionnel (dans l’enseignement, la formation, l’éducation populaire, l’action sociale, le médico-social, l’animation, le soin et la santé, etc.)

3) Enfin, en s’appuyant sur les derniers travaux s’intéressant à l’évaluation , les communications pourront fournir une contribution à la définition, à la théorisation et à la critique de la notion « d’évaluation émancipatrice ». Il ne s’agit plus ici d’évaluer le processus d’émancipation mais d’assumer de « prendre part » à ce processus, en tant qu’éducateur (au sens large) ou en tant que chercheur. L’évaluation accède alors pleinement à l’acte politique.

Cette notion « d’évaluation émancipatrice » soulève de très nombreuses et importantes questions parmi lesquelles, nous citerons, sans exhaustivité, celle des statuts des évaluateurs et des évalués, celle du choix ou de la combinaison d’une approche individuelle et d’une approche collective, celle de sa référentialisation et de sa dimension critique, celle de son positionnement et de sa fonction par rapport à l’institution, celle des dispositifs et des outils, celle de son « rapport » à l’éducation, l’enseignement ou la formation (Broussal, 2019), celle de la contribution de la recherche (notamment participative), etc.

Références bibliographiques (Normes APA 7)

ABALLÉA, F. (2014). L’anomie professionnelle. Recherche & Formation, 72, 15-26 [En ligne]. http://rechercheformation.revues.org/2014

ABELHAUSER, A., SAURET, M.-J. et GORI, R. (2011). La Folie Evaluation : Les nouvelles fabriques de la servitude. Fayard.

BACQUÉ M.-C. et BIEWENER C. (2015). L’empowerment, une pratique émancipatrice ? La découverte.

BROUSSAL, D. (2019). Émancipation et formation : une alliance en question. Savoirs, 51(3), 13-58.

FIGARI, G. et GREMION, C. (2020). Vers une évaluation dialogique ? Dans N. Younès, C. Gremion et E. Sylvestre (dir.), Évaluations, sources de synergies (p. 250 267). Les Presses de l’ADMEE.

FREIRE P. (1974/1969). Pédagogie des opprimés. Éditions Maspero.

GALICHET, F. (2014). L’émancipation. Se libérer des dominations. Chronique Sociale.

HADJI, C. (2021) Le défi d'une évaluation à visage humain : dépasser les limites de la société de performance. ESF.

JULLIEN, F. (2020). De la vraie vie. Éditions de L’observatoire.

MARCEL, J.-F. et BROUSSAL, D. (dir.) (2017). Emancipation et recherche en éducation : conditions de la rencontre entre science et militance. Éditions du Croquant.

MARCEL, J.-F. et BROUSSAL, D. (2021). Evaluer l’émancipation professionnelle des enseignants. Dans C. Gremion, C. et De Paor, C. (dir.), Comment évaluer la professionnalité émergente ? (pp. 107-127). De Boeck.

RANCIÈRE, J. (1987). Le maître ignorant : cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle. Fayard.

ROSA, H. (2018). Résonance. Une sociologie de la relation au monde. La découverte.

YOUNÈS, N., GREMION, C. et SYLVESTRE, E. (dir.). (2020). Évaluations, sources de synergie. Presses de l’ADMEE.

VIAL, M. (2012). Se repérer dans les modèles de l’évaluation méthodes dispositifs outils. De Boeck université.

VIVEGNIS, I. (2016). Les compétences et les postures d’accompagnateurs au regard du développement de l’autonomie et de l’émancipation professionnelles d’enseignants débutants : étude multicas [thèse de doctorat, Université du Québec à Trois-Rivières]. http://www.archipel.uqam.ca/9331/


Avec le soutien du :