YAN MARCHAND
marchandyan@gmail.com
DOCTEUR EN PHILOSOPHIE ET AUTEUR
ENTRETIENS ET CONFERENCES, FORMATIONS A LA PHILOSOPHIE
ENFANTS ET ADULTES
Philosopher avec les enfants
1 clarifier les objectifs
Ce texte est résultat d'une étude menée auprès d'une vingtaine d’enseignants et d'une vingtaines de classe, accompagnée philosophiquement de leur grande section à leur entrée au collège. Cette étude se poursuit actuellement au collège. Il est disponible dans se version complète dans l'ouvrage COGITO, au éditions Nathan Léa.fr. Cette étude au également servi de point de départ à l'ouvrage Dilemmes ( Léa.fr) et de PHILO POUR TOUS
Comment introduire ces temps d’échange philosophique auprès d'enfants. Pierre Hadot proposait une analogie entre une dynamo et le travail philosophique. Cette bicyclette, ancienne convenons-en, est équipée d’une dynamo. La lumière ne s’allume que si le cycliste pédale. Ce couplage pédale-lumière est essentiel à celui qui veut cheminer. La dimension pratique serait le coup de pédale qui permet d’avancer sur le terrain, la lumière la théorie qui permet de s’orienter. Pas de coup de pédale, la lumière s’éteint ; pas de lumière, le cheminement est aveugle. Par quoi commencer ? Les deux dimensions s’appuient l’une sur l’autre. Expérience et théorie, couple classique. Que doit-on viser? Pour répondre à cette question, il est essentiel d’éclaircir les objectifs.
Le décentrement
La conversation philosophique commence par une question pas comme les autres : ni scientifique, ni documentaire. Autrement dit, elle ne suppose pas l’accès à une réponse déjà constituée ou contenue dans des faits. Mais paradoxalement, ce n’est pas la pensée personnelle qui compte, mais ce que celle-ci peut mettre au service d’une réponse. C’est pourquoi une question philosophique n’a pas besoin du vécu intime et de l’affectif pour être examinée.
Les élèves interrogés, comme les enseignants, évoquent avant toute autre cette dimension : on ne parle pas de sa vie, de la vie à la rigueur, mais pas de la sienne. Ils prennent conscience de cette capacité à se décentrer pour décrire un phénomène. Appelons cela comme on veut : distanciation, recul, objectivité… Le regard est depuis l’objet à définir et non plus seulement depuis le sujet qui cherche à définir. Si bien que la conversation philosophique étouffe assez rapidement la compétition des ego, pour préférer celle des égaux. L’important n’est plus qui le dit, mais ce qui est dit.
La recherche
Le philosophe interroge. Pour que la classe se mette véritablement en recherche, il importe d’éviter plusieurs écueils menant à une conversation polémique, informative, au mieux interactive :
⯈ anticiper ce que l’autre veut entendre pour le flatter ou dire l’inverse pour lui déplaire ;
⯈ proposer un chemin balisé que les élèves doivent valider par étapes ;
⯈ vouloir philosopher sans préparation, en laissant la discussion venir des élèves.
En philosophie, on interroge plus que l’on ne questionne, car la question peut rester éternellement ouverte. L’interrogation quant à elle, sans supposer de réponse, indique les chemins d’accès et sait à qui adresser une demande. Une question philosophique qui interroge vraiment surprend par sa formulation, mais elle rend une réponse possible. Par exemple :
« Que se passe-t-il après la mort? », reste une question pseudo-philosophique. Mais si l’on demande : « Peut-on garder un sentiment de continuité après la disparition du corps? », un ensemble d’hypothèses s’épanouit déjà. C’est ce petit décalage que les philosophes appellent la « problématisation ».
Les enseignants insistent sur ce maximum d’ouverture, sur une pensée qui, initialement, ne suppose rien mais veut savoir et cherche. Certains élèves jouent avec ce côté ouvert et comprennent qu’ils peuvent proposer, corriger, changer d’angle, se contredire, interroger les autres. Mais ils conservent jusqu’au bout la volonté de penser une réponse cohérente. L’exercice est celui d’une production de sens, plutôt que d’une réception de sens.
Désirer l’imprévu, au lieu de le craindre, permet de poser aux élèves des questions auxquelles nous n’avons pas de réponse pour pouvoir, nous-mêmes, nous mettre en recherche avec eux et les entrainer dans cette démarche.
La gratuité
Quelle est la destination d’une telle entreprise? Trouver des réponses, bien évidemment. L’embarras n’est que temporaire. C’est d’ailleurs ce qui ressort le plus fréquemment des enquêtes menées auprès des élèves : ils ont le sentiment d’apprendre quelque chose. Par exemple, un élève se rend compte qu’il a toujours considéré ses amis comme des amours, tel autre que le sens de la vie diffère selon les âges, et une dernière qu’il est possible de vieillir sans jamais grandir. La conversation s’achève sur des positionnements conceptuels, que l’on peut contester par la suite, comme dans tout processus rigoureux, mais justement parce qu’ils sont solides.
Le gain est dans la constitution d’une réponse et l’activité a du sens pour autant que l’on perçoive ce gain, même en termes de promesse. La philosophie génère un plaisir, qui n’est pas un but, mais l’indice d’une action. C’est l’exercice de la pensée qui génère le plaisir. Aristote propose cette image : lorsque la marche est à elle-même sa propre finalité, elle procure du plaisir. Ce n’est pas la recherche du plaisir qui fait que l’on marche, c’est parce que l’on marche, vraiment, que le plaisir vient, comme un couronnement. Peut-être même que si l’on marche pour se faire plaisir, le plaisir ne vient pas, car la marche devient un moyen. Le plaisir est le marqueur de l’action et non sa finalité. Il n’y a pas de philosophie dans tout plaisir, mais un plaisir spécifique dans l’acte même de philosopher. À ce moment on se sent à sa place, pas à sa place de sujet, mais humainement à sa place. Si bien qu’avec une classe, pendant le temps philosophique, nous avons l’occasion de vivre autre chose.
Les enseignants expriment souvent l’idée que les élèves sont en action pendant la réflexion philosophique. Ils pensent de façon plus « propre », « authentique », « intérieure », pour donner des exemples de termes employés. Ce qui ne veut pas dire que les élèves sont passifs dans les autres matières. Il faudrait prendre ce mot « action » au sens aristotélicien : quelque chose est en acte quand il coïncide avec son plus haut degré d’expression. C’est toute la différence entre un mouvement qui gesticule vers des buts utilitaires et le geste qui serait le mouvement par excellence. Comme en danse, dans le coup de pinceau, la corde pincée, le kata.
Nous parlons de la gratuité comme action mais peut-être pouvons-nous préciser la nature de cette action ? Saurions-nous dire concrètement comment se manifeste cette pensée en acte ?
Le langage
Dans la démarche philosophique, le langage est l’outil d’investigation du réel. Dans les deux domaines, il y a une recherche de vocabulaire, de définition, de liaison, de structure. Aussi renforce-t-on indéniablement des compétences linguistiques quand on philosophe, car le sujet traité demande de travailler les usages de la langue, ses nuances, ses lacunes aussi. De même, lorsqu’en fin de conversation, le groupe s’essaye à faire une synthèse, il mobilise les techniques de la narration. Ces efforts de langage pour faire parler la langue sont consentis, car la réponse à la question philosophique parait essentielle. « C’est dur les mots ! », disait une élève de sixième. Pourtant, souvent, il y a une percée du sens qui dévoile tout l’enjeu de cet exercice. Par exemple : « la douleur ça fait mal, la souffrance prend la tête », proposait un autre élève de sixième. D’où viennent ces propositions? Comme nous l’avons vu, la question philosophique décentre l’élève, la recherche ne présuppose pas son résultat, car ce dernier n’est pas contenu dans les prémisses du problème. Donc chaque phrase produit un sens qui souvent ne s’annonçait pas. Cela explique en partie que certains philosophes évoquent la liaison entre le langage philosophique et l’usage poétique du langage. L’élève lui-même est souvent étonné d’avoir pu dire cela. Beaucoup saisissent à cette occasion la distinction structurante entre bavardage et parole. Quand l’un fait tourner la « photocopieuse à clichés », l’autre modèle une structure pour présenter une réponse appropriée. La pensée en acte s’incarne dans cette activité spécifique du langage. Les enseignants interrogés font également une différence entre la philosophie et le débat, qui restent dans des gestions ordinaires de vie de classe ou dans des régimes d’arguments et de formulations assez prévisibles.
À quel moment l’activité philosophique devient-elle réellement parlante ? Les élèves comme les enseignants insistent sur cette dimension : ce travail du langage aboutit à des gains de connaissance. Certes cette volonté de faire coïncider le réel, sa pensée et la langue, bute souvent, si bien que cela donne l’impression que l’on ne parviendra jamais à le dire vraiment, mais cette activité ne laisse personne dans un champ de ruines pour qui sait regarder, en réalité, beaucoup de choses ont été édifiées. Rien de contradictoire dans cette impression, il s’agit du problème le plus ordinaire du langage. Le langage devient parole quand il compose avec ce paradoxe.
La philosophie avec les enfants : un enjeu paradoxal
Décentrement, recherche, gratuité, langage : ces quatre aspects, tel que nous les avons définis, semblent être aussi des composants d’autres disciplines. Les enseignants le concèdent mais persistent : la philosophie chercherait ces éléments d’instabilité de façon plus active. Philosopher est donc forcément un acte de mobilité sans pour autant que cela devienne une liquidité. Il y a là un effet de la philosophie qui déconcerte les élèves et les enseignants. Nous cherchons avec rigueur, mais le résultat semble provisoire. Pour reprendre une formule de Clément Rosset : « Il faut à la fois que la volonté de trouver soit inébranlable et que le risque de découvrir soit nul » (Le Réel. Traité de l’idiotie, Les Éditions de Minuit, 1978-2004, p. 62.).
Rosset n’est pas le seul à évoquer cette ambiguïté. Comment conserver la volonté de trouver si le résultat est par avance provisoire? Ne disons pas que le but est dans la démarche, car alors on vient de trouver. Non, il faut prendre ce mot au sérieux. Il faut vouloir trouver, se dire que l’on va trouver sans se dire que c’est impossible, mais en faisant tout pour que le « risque » soit nul, car c’est au cœur de la précision que la nullité va germer, au cœur de ce qui est dit et se dédit que le réel va briller par son absence. Diderot disait tout autant « Il faut dans la philosophie, chercher le vrai avec ardeur et l’espérer avec patience »(L’Encyclopédie, article « génie », 1751–1772.). C’est moins désespérant mais le fond est le même. La philosophie obtient des résultats quand elle renégocie le point final. Flaubert le dit mieux que nous : « La bêtise c’est vouloir conclure » (dans une lettre à Louise Bouilhet). Ce qui veut dire que si nous sommes bien obligés de conclure, il ne faut pas le vouloir. La conclusion s’impose faute de temps, de mots, d’énergie, ou parce que le groupe pense ainsi. Mais attention, vouloir ne pas conclure serait encore une conclusion. Ce qui veut dire que le mouvement est infini on le sait, mais il faut bien s’arrêter. Généralement en classe, c’est la sonnerie qui met fin aux échanges, c’est la fatigue, l’épuisement de l’intérêt ou de notre capacité à interroger. Seulement ce mouvement infini ne peut être indiqué que par l’échappement des mots que nous voulons les plus précis possibles ; il s’agit, pour reprendre une formule de Baudelaire dans ses écrits posthumes, d’un « infini diminutif ». « Parce que la mer offre à la fois l’idée de l’immensité et du mouvement. Six ou sept lieues représentent pour l’homme le rayon de l’infini. Voilà un infini diminutif. Qu’importe, s’il suffit à suggérer l’idée de l’infini total ? Douze ou quatorze lieues de liquide en mouvement suffisent pour donner la plus haute idée de beauté qui soit offerte à l’homme sur son habitacle transitoire. »
Évidemment cela fait également songer à la démarche de l’esprit scientifique qui se forme en réformant, comme le dirait Bachelard. Disons que le temps de la réforme serait le temps philosophique qui interroge déjà la constitution de la nouvelle forme.
Qu’observe-t-on quand l’élève se met à philosopher, autrement dit quand il nage dans cette mer baudelairienne ? Des auteurs ont voulu décrire ce moment. Platon parle d’un dialogue silencieux de l’âme avec elle-même, Hannah Arendt évoque le philosophe comme étant dans un « rapport articulé avec soi-même, une scission en deux de l’un qu’il est pourtant » (« Vérité et Politique », in La crise de la culture, trad. P. Lévy, Gallimard, 1972). Paul Ricœur, quant à lui, parle du for intérieur, au sens de forum, de « petit espace ubique interne » ( « Le sentiment de culpabilité : sagesse ou névrose, Dialogue avec Paul Ricoeur », in Innocence et culpabilité, Albin Michel, 2007) qui permet de ne pas être seul quand on est seul. Alors si déjà tout seul on ne l’est pas, que dire quand on se retrouve en groupe et que chacun se dédouble de la sorte ? Ce dédoublement réflexif (pour reprendre un terme de Jankélévitch) est une attitude particulière et ne saurait être réduit à la seule réflexion qui est un rapport spéculaire de soi à soi sur le mode de la digestion. La réflexion serait l’attitude visant des objectifs secondaires centrés sur le sujet, comme le développement psycho-affectif, cognitif, ou de citoyenneté. Le dédoublement réflexif, le forum intérieur, le dialogue de l’âme avec elle-même, le deux en un, vise l’objectif principal de la philosophie : qu’une pensée se dédouble pour se situer dans le jeu offert par les représentations. Une élève disait qu’en philosophie, elle parlait « avec son double ». Que fera-t-elle de cette découverte ? Qui sait ? De la philosophie, dans tous les cas.
L’habilité philosophique se trouve peut-être moins dans ce qui se dit que dans tout ce qui se retire. Ce n’est pas l’éloquence flamboyante, le brillant exposé, cela se joue plus subtilement dans le temps que prend une formulation. Il y a autant de sens dans une expression maladroite que dans une démonstration logique respectant les règles du jugement. Hésiter, tenter, revenir en arrière, reformuler, écouter. Le fanfaron se tempère progressivement, laissant le plaisir philosophique à d’autres, avant de saisir lui-même l’occasion de philosopher.
2 Comment philosopher avec des enfants ?
Les enseignants sollicités dans le cadre notre étude ont mentionné les besoins suivants pour mener des conversations philosophiques dans leurs classes :
⯈ Gagner une légitimité à philosopher alors que l’on n’est pas spécialiste.
⯈ Renforcer la capacité à relancer une conversation qui a tendance à se fatiguer.
⯈ Visualiser en amont des synthèses qui résument les idées et les directions proposées par les élèves.
⯈ Optimiser le temps consacré à la préparation pour une heure de conversation
Gagner en légitimité pour parler de philosophie
Les adultes n’ont pas toujours les connaissances philosophiques ni les habitudes méthodologiques propres à cette discipline, même s’ils perçoivent le sens d’une telle activité en classe. Le risque est alors de confondre les formes d’expression orale (par exemple le débat) ou d’user de définitions générales au lieu des concepts, ou de vouloir faire référence à un auteur, à une pensée, connue de façon fragmentaire. On peut penser, en toute bonne foi, que l’on propose un échange, quand en réalité on induit un savoir déjà constitué. Car, sans formation longue, le risque est de chercher à valider des visions du monde à grand renfort de Spinoza ou Socrate, qui n’en peut plus d’être cité, mal cité. Connaitre l’histoire de la philosophie, c’est prendre conscience que nous donnons notre assentiment à certaines propositions davantage par habitude que par examen. Nous héritons plus que nous ne pensons.
Pour qu’une parole philosophique circule en classe, inviter à se méfier de l’automate qui est en soi est déjà un bon début. Mais cette précaution est un début auquel ne saurait se réduire à cette discipline. C’est pourquoi il convient de préparer des « matrices » qui posent de façon synthétique les enjeux philosophiques, mais surtout des enjeux accessibles aux élèves. Cela réclame, dans l'idéal d'accéder à des sources qui présentent les enjeux philosophiques contenus dans telle ou telle notion (Par exemple Cogito, Nathan)
Renforcer la capacité à relancer une conversation
Les élèves ont besoin d’être interrogés, et ils ont, pour la plupart, à cœur de répondre. Mais la conversation peut s’essouffler, buter et n’effleurer qu’à de rares occasions la parole philosophique. La difficulté est réelle. Trouver une relance, c’est réamorcer le dynamisme de la conversation, c’est lui donner le gout de la reprise quand elle cherche à se figer dans des considérations consensuelles. Pour interroger avec la ferme intention de trouver et motiver les élèves pour ce temps d’interrogation, la relance doit à la fois ouvrir et recadrer en permanence :
⯈ trop ouverte, elle n’appelle pas de réponse,
⯈ trop cadrée, elle donne la réponse dans sa formulation et fait comprendre que celui qui interroge sait et attend quelque chose, ce qui rend toute prise de parole aussi inutile que risquée.
Dans les ateliers, les relances apparaissent sous forme de questions suffisamment ouvertes pour ne pas flécher le contenu, mais assez précises pour que la conversation reste cadrée.
Il convient de penser à un balisage, serré en apparence, qui offre en réalité un espace de circulation entre un grand nombre de possibilités. Si un cadre est posé pour éviter la dispersion, les combinaisons restent infinies.
Synthétiser la diversité des arguments
La philosophie implique de distinguer les mots, d’analyser des exemples, d’argumenter puis de relier tous ces éléments très disparates dans un discours cohérent et lisible par le plus grand nombre. Cela demande des capacités de mémorisation et de liaison que les enseignants exercent au quotidien. Cependant, les enseignants disent avoir des difficultés à reprendre ce qui a été dit car ce qui leur semble plus aisé pour une narration leur parait plus complexe pour une démonstration. Or, sans ces temps de synthèse, les élèves perdent le fil et jugent l’activité comme brouillonne. Ces moments sont fondamentaux, puisque les élèves n’ont pas le plein usage de cette capacité synthétique. Aussi, après une activité orale, ils auront grand- peine à trouver un ordre dans ce qui se dit et à percevoir la progression du raisonnement. Charge à l’enseignant de charpenter la conversation tout en restituant ce qui a été dit.
Peut-on synthétiser sans orienter ? C’est impossible : synthétiser c’est faire des choix, reformuler, présenter et hiérarchiser les arguments. Seulement, il ne s’agit pas de la direction de l’enseignant mais de celle qui se dessine dans l’économie générale de la conversation. Autrement dit, cette direction n’existait pas avant le début de la conversation, même si on peut anticiper les grands moments structurants. La philosophie ne serait-elle pas d’ailleurs, en partie, cet exercice synthétique qui, à force de reformulation, de réitération des propositions, favorise l’émergence d’un savoir inattendu ?
Ces moments de synthèse sont essentiels au fil des ateliers : pour garder l’attention et faciliter la concentration, dans cet exercice qui demande souvent aux élèves d’accéder à degré d’abstraction inhabituel, les synthèses fréquentes sont les bienvenues. Elles permettent de :
⯈ marquer une pause,
⯈ savourer l’avancée de la réflexion,
⯈ permettre aux élèves égarés de reprendre le cours de la conversation,
⯈ aborder un nouvel angle de la réflexion et d’amorcer les relances.
Optimiser le temps de préparation d’une séance
Le temps de préparation peut être un vrai frein à l’organisation d’atelier dans sa classe.
En effet la préparation d’une séance demande, dans l’idéal :
⯈ d’anticiper les arguments des élèves,
⯈ d’anticiper les concepts et les distinctions nécessaires pour bien appréhender le sujet,
⯈ d’anticiper les tensions implicites dans la question posée,
⯈ de penser ceci dans un ensemble organisé,
⯈ tout en gardant un œil permanent sur les éléments posés par l’histoire de la philosophie et les philosophes actuels, afin de mieux apercevoir l’originalité des jeunes penseurs, mais aussi pour estimer le point jusqu’où la pensée humaine peut aller,
⯈ le tout pour amener un gain de connaissance.
C'est pourquoi, il est pratique de consulter des matrices déjà existantes, ou de les élaborer collectivement.
3 Les conseils pratiques
Quelles sont les étapes d’une séance type ?
Nous résumons ici les étapes de la conversation.
Proposition de la question inaugurale Tout d’abord, il ne faut pas se tromper dans la formulation de la question inaugurale. C’est à partir d’elle que tout se déploie. Nous vous proposons une question pour chaque début de séance. Cette question inaugurale fait suite à une mise en situation, ou à un inducteur qui permet de donner une forme concrète au problème philosophique qui va se poser.
Le recueil des réponses Une fois la question posée, recueillir assez passivement l’ensemble des propositions. Les élèves ne vont pas se lancer dans de grandes expositions. Il s’agit le plus souvent d’idées brèves, percutantes et de beaucoup de formulations alambiquées.
La catégorisation pour dessiner la structure de l’atelier : les « chemins »Les propositions des élèves dessinent progressivement une structure que vous pouvez prévoir. À ce moment, proposer une courte synthèse au cours de laquelle sont catégorisées les différentes propositions pour constituer des chemins en nombre limité.
Explorer le premier chemin Après ce premier cadrage, demander aux élèves de déployer les arguments en lien avec le chemin. Après chaque argument, reformuler celui-ci et proposer une relance vers un autre argument.
La première synthèse Lorsque la conversation s’épuise, devient confuse, ou que l’argumentaire semble posé pour ce premier chemin, il est temps de proposer une synthèse en nommant si possible les élèves qui ont posé les éléments centraux. La reprise des arguments leur ouvre de nouvelles possibilités, leur donne de nouvelles idées.
Amorcer un changement de chemin par une relance Une amorce commence par une reprise d’un élément déjà énoncé, afin de poser à nouveau le cadre de la conversation et d’indiquer un changement d’angle. Nous pouvons dire, par exemple : Je reprends un peu ce que vous avez dit… mais si je comprends bien vous avez aussi proposé une autre idée… mais alors, doit-on penser que…
Une fois le premier chemin exploré, il est temps de passer au deuxième chemin.
Répéter le même cycle pour l’exploration de tous les chemins Le rythme est donc répétitif. Autrement dit : exposition du chemin, recueil de l’argument, développement, relance, argument suivant, relance… synthèse du chemin et relance vers un autre chemin.
Répondre à la question de départ La fin de la conversation s’annonce quand tous les chemins ont été explorés. Nous voyons alors apparaitre les pôles d’un concept, le fil d’un raisonnement, ou un dilemme qu’il faudrait bien résoudre. La conversation alors s’achève sur une grande synthèse qui doit impérativement formuler une réponse claire et pertinente à la question posée. Sinon, les élèves interrogeront le sens même de l’exercice. Pourquoi consacrer une heure de travail si personne n’en retire rien, ou si nous n’en retirons que des réponses assez triviales ?
Comment présenter la philosophie aux élèves ?
Nous avons anticipé le fil de la conversation, nous avons le lieu, un cercle d’élèves, mais comment leur présenter brièvement ce que l’on va faire? Pas besoin de faire de longs discours : il suffit d’annoncer que nous allons parler environ une heure d’un sujet de conversation différent de ceux que nous avons l’habitude de traiter pendant la récréation : d’un sujet philosophique ! Il s’agit d’un sujet qui intéresse tout le monde, vraiment tout le monde : les personnes ici présentes et toutes celles présentes dans l’établissement et au-delà, dans les établissements du monde entier et dans tous les lieux de tous les pays.
Ces sujets intéressent tout le monde, car ils posent question. Tous les êtres humains qui ont vécu avant nous, ceux qui vivront après nous se poseront les mêmes questions sur les mêmes sujets. Si on leur demande de donner des exemples de questions qui intéressent tout le monde, les élèves vont alors penser à des questions techniques (comment fonctionne tel appareil ?), des questions scientifiques (pourquoi la Terre tourne ?), des questions historiques (pourquoi la Première Guerre mondiale a-t-elle eu lieu ?). La question philosophique est différente : toutes celles mentionnées portent la possibilité d’une réponse qui existe déjà, car contenue dans le fait observé. Ces questions sont déjà orientées vers un savoir constitué, et les élèves veulent savoir ce que les savants savent.
Nous exagérons ce point qui ne manquera pas de faire réagir un scientifique ou un historien, qui vous dira qu’il ne suppose que ce qu’un ensemble de preuves permet de supposer dans l’état actuel de la discipline. Disons que nous nous appuyons sur des faits déjà constitués par les autres disciplines pour interroger notre relation à ce fait. Nous pouvons tenter de définir par exemple ce qu’est une guerre, et bien évidemment il faudra nourrir la conversation avec des connaissances, mais si un élève commence à interroger les raisons pour lesquelles tel personnage historique a pris telle ou telle décision, à partir de ce moment, répondre serait l’affaire d’un historien… Nous pouvons tout autant nous demander ce qu’est un écran ou un jeu vidéo, non pas pour interroger la dimension technique de l’objet, mais la relation que nous entretenons avec cet objet technique.
Bien entendu, des connaissances rendent les conversations plus signifiantes, mais le philosophe est aussi celui qui démarre, qui interroge à un moment où tout le monde croit avoir trouvé.
Faut-il poser des règles avant tout échange philosophique ?
Les règles pour mener les ateliers sont simples : deux règles fondamentales suffisent.
Ne pas parler de soi mais répondre à la question posée
Il y a une règle à imposer aux élèves : ne pas parler de sa vie. Car en fait, cela ne répond pas à la question posée et cela réduit la question générale sur les centres d’intérêt. Les élèves vont alors utiliser ce temps en commun pour liquider des conflits, montrer des affinités, ou faire valoir des normes sociales et culturelles. Surtout, la conversation risque de se morceler.
Bien entendu, parfois on sent l’intime dans la parole, mais l’élève petit à petit s’amusera à utiliser des tournures impersonnelles (Un jour je suis allée dans un camping… Un garçon qui est allé dans un camping… Une personne dans un camping… En camping…) qui offre à son propos la plus grande extension possible : c’est cette dimension-là qui permet, en sortant de son monde, de capter tout le monde. Héraclite disait, que la sagesse consiste à écouter « non moi mais le logos ».
Il convient donc d’interrompre l’élève qui se lance dans ses récits personnels, souvent exagérés et scintillants, car cela empêche la progression de la conversation. C’est ce point qui est retenu comme le plus surprenant et le plus aidant par les enseignants. Les élèves témoignent de leur attachement à cette règle, en ne manquant jamais de la rappeler entre eux. Dans un monde où parler de soi est presque devenu un sport de compétition, ce temps de décentrement est apprécié par tous.
Être à l’écoute de ce qui se dit et non de qui le dit
Pour s’écouter, il faut organiser la prise de parole. Le plus simple est de conserver les règles introduites en classe. Les bâtons de parole ne sont pas nécessaires. Il est souvent plus simple de demander aux élèves de réclamer la parole par un signe discret, comme lever la main, peut-être avec cette demande supplémentaire : quand quelqu’un parle, il faut baisser la main. Lever la main quand quelqu’un parle, c’est postuler que l’autre va échouer à répondre, ce qui est un peu oppressant pour celui qui parle. Mais surtout, celui qui lève la main est tellement dans le désir de prendre la parole qu’il néglige d’écouter l’autre. Alors l’élève se met à répéter ce qui vient d’être dit et cela tourne en rond, ou quand vient son tour d’être interrogé, il répond de façon intempestive à une question passée sans se rendre compte que le groupe était passé à autre chose; la conversation risque alors de régresser. Répétition et régression sont les marqueurs d’une écoute flottante. Par contre, lorsqu’un élève prolonge le développement d’un autre élève, lorsqu’il synthétise pour amorcer son idée, quand deux ou trois élèves se répondent, alors nous sommes au spectacle de jeunes esprits qui philosophent sans même s’en rendre compte.
Texte de présentation de Yan Marchand,
Docteur en philosophie, auteur, marchandyan@gmail.com
( extrait adapté de Cogito, Nathan, 2022, travail collaboratif avec Léa.fr, Patricia ,Strauss et Jean-Paul Mongin)