Construire l'histoire de la Résistance
AVEYRON 1944
(Conférence du 16 mars 2024
Christian FONT
La difficulté des Aveyronnais à entrer en Résistance
Christian Font, historien, revient pour la troisième fois à Villefranche où une nombreuse assistance est venue écouter ce grand spécialiste, qui avec son ami Moizet, constituent une référence reconnue pour la connaissance de la période 39-45 en Aveyron. Le conférencier parlera 1h30 sans note, citant, de mémoire, chiffres et dates à profusion, indices d’une maîtrise parfaite du sujet.
Il commence par un avertissement relatif au sujet: ces années noires constituent une période troublée, brûlée de passion, où la vérité a mis du temps à se faire jour, en conséquence tous les auditeurs sont très attentifs à ce qui se dit, ils peuvent aussi avoir un avis tranché, difficile à remettre en question. L'historien, à partir de faits, a une vision d’ensemble qui peut ne pas correspondre aux avis de quelques-uns, il convient de ne pas taire ce qui pourrait déplaire mais d’avancer avec une vision approfondie et élargie de la question. Il reprend l’image du bateau descendant le fleuve, « le paysage est toujours le même mais le point de vue change ». Son point de vue a changé au cours des années, même à 360 degrés sur quelques points affirme-t-il. La nature humaine est très complexe, on a bien vu la plupart des collaborateurs finir résistants en août 1944. Mais il faut se garder de juger, n’oublions pas que nous connaissons la fin de l’histoire, ce n’était pas le cas de ceux qui la vivaient au jour le jour, ignorant ce qu’allait être leur lendemain.
Petit rappel historique
* 23 août 1939 : pacte germano-soviétique entre Hitler et Staline. Les deux chefs s’entendent pour dépecer la Pologne, personne ne bougera pour la soutenir. La Russie qui s’entend avec Hitler devient ennemie du gouvernement, en conséquence, les communistes seront pourchassés. Thorez déserte et passe la guerre dans le pays qui est devenue notre ennemie : la Russie.
* Le 3 septembre 1939, l’Angleterre et la France déclarent la guerre à l’Allemagne, sans enthousiasme mais avec résolution.
* 10 mai, invasion allemande qui emporte tout sur son passage bien que les Anglais et les Français se soient bien battus, plus de 102 000 morts en quelques mois, plus d’un million de prisonniers dont 9 000 Aveyronnais qui vont souffrir dans des camps, l’opinion publique ne supporte pas leur éloignement.
* 16 juin négociation pour un armistice, 17 juin de Gaulle se réfugie à Londres, 18 juin appel du général. Cet appel fut-il entendu en Aveyron ? Un seul cas connu, un certain Bousquet, du bassin houiller, l’aurait entendu et l’aurait mis par écrit. La presse aveyronnaise n’en parle pas sauf « le Narrateur » qui le mentionne indirectement en page 2, en indiquant que le général est destitué suite à son appel. La France coupée en deux zones garde ses colonies, sa flotte et une armée d'armistice.
Attitudes des Français.
Il y a-t-il eu des gestes de résistance en 40-41-42 en Aveyron? Oui, mais modestes et minuscules, ils furent ultra minoritaires, quelques exemples : un cantonnier recouvre une affiche de Pétain, une mère à Rodez a tracé sur une devanture : ” Vive de Gaulle”. Il y aura des cris, des vociférations. Plus tard, en 1943, bris de glace, à l’hôtel Binet où se trouvaient les troupes allemandes. La Résistance armée, organisée, sera embryonnaire au printemps 1944.
Alfred Merle refuse de signer une lettre de félicitations de la Chambre de Commerce de Millau à Pétain. Il sera le seul alors que les ateliers de la ville fabriquent moufles et habits fourrés pour les Allemands engagés dans l’hiver russe sur le front de l’Est.
Quand l’opinion bascule-t-elle ?
Depuis le début, les Aveyronnais sont germanophobes, au moins depuis la guerre de 14 ; ce qui n’empêchait en rien ceux qui le pouvaient de faire du trafic avec leur ennemi. Le passage à l’acte contre les troupes d’Occupation se fera lentement, la population ne s’est pas mobilisée contre les rafles d’août 1942. Les gendarmes d’Espalion rafleront les derniers Juifs en juin 1944, quelques semaines après, au mois d’août, ces mêmes gendarmes rejoindront la Résistance !
On dit que l’année 1942 fut la bissectrice de la guerre, après l’invasion de la zone sud, mais pour l’Aveyron l’opinion basculera en 1943 après la victoire de Stalingrad et la mise en place du STO. ( A Villefranche, la perte d’attractivité de la Légion des combattants, marquant un revirement dans l’opinion, se fera au cours du second semestre 1942).Les réfractaires au départ pour le Travail Obligatoire deviendront de plus en plus nombreux et se réfugieront dans la campagne puis les maquis.
On le sait, la Résistance n’a joué aucun rôle dans la Révolte des Croates, elle se contentera de recueillir ensuite certains mutins en fuite.
Quels puissants freins empêchaient le développement de la Résistance armée ?
• l’isolement
Le département est isolé, mal desservi, peu de routes sont goudronnées, le pays est morcelé en petites unités repliées sur elles-mêmes avec comme seule valeur: la terre , comme le rappelle le commandant Charles en 1945, toute l’énergie est concentrée sur le travail. La presse muselée, la raréfaction du téléphone et l’absence de radios ne permettent pas de savoir ce qu’il se passe ailleurs. Cet isolement sera favorable à la constitution de maquis peuplés par des gens venus d’ailleurs, les Aveyronnais y seront fortement minoritaires.
Le premier maquis en Aveyron, celui de Bir Akem, établi dans l’année 1942 à Lestibie, près de Pargasan et Brandonnet, ne comprenait pas d' Aveyronnais mais des étudiants toulousains qui s’y réfugièrent. Ils fuirent ensuite dans l’Hérault et les Cévennes. (Par qui avaient été renseignés ces jeunes Toulousains pour découvrir un secteur aussi perdu?)
• le patriarcat
Le père dirigeait les affaires jusqu’au bout. S‘ils souhaitaient s’engager dans la résistance, les jeunes n’avaient pas d’autonomie pour le faire, de même le monde des valets et des servantes, soumis, devait se conformer aux ordres du chef de maison.
• l’Église
L’évêque soutient Pétain jusqu’au bout et condamne les terroristes, les prêtres sont tenus de lire, en chaire, les textes de l’évêque. “Toute obéissance est due au chef temporel qui tient son pouvoir de Dieu”. La forte présence de curés et de sœurs dans toutes les familles aveyronnaises freinait toute émancipation. Pour atténuer la noirceur du rôle de l’évêque Chaillol, il faut signaler que les archives du Vatican prouvent son soutien aux Juifs protégés à Notre-Dame de Massip.
• les notables
Les notables dans leur ensemble soutenaient la politique de Vichy ou évitaient de lui nuire.
Pourtant certains s’engagent rapidement. François Vittori, des brigades internationales et militant communiste est incarcéré à la prison de Villefranche. Il profite d’une permission de 24 ou 48h pour s’évader, évitant ainsi le transfert vers une prison plus dure. Après son évasion, il est chargé de faire sortir tous les prisonniers. Une tentative a lieu le 15 février 1944 mais échoue par l'action des gardiens.
Ces mêmes gardiens, le 6 juin 1944, participeront à la réussite de l'évasion.
Alfred Merle, patron gantier protestant, fondateur de Combat à Millau, organise en février 1941 une réunion de juristes de Montpellier pour voir comment constituer un réseau d’opposants. Sur dénonciation de la Gestapo, il est emprisonné en février 1944, il subira des interrogatoires renforcés, mais n’a pas parlé sous la torture. Il sera retrouvé mort dans sa cellule le 11 février 1944.
Freychet, directeur des caves de Roquefort, a joué un grand rôle dans la constitution de l’Armée secrète dans le sud-Aveyron. Arrêté à Rodez, torturé, déporté, il survivra.
Le préfet Dupuech soutenait aussi la Résistance, il fut arrêté le jour de la fête de Jeanne d’Arc dans la cathédrale ; déporté à Neuengamme, il mourut sous les bombes anglaises dans un bateau le transportant.
D’autres qui avaient montré leur désaccord avec la collaboration furent étonnamment muets pendant des années, peut-être agissaient-ils en sous-main ? Cette discrétion ne pouvait inciter d’autres Aveyronnais à participer à une lutte armée. Ramadier, homme politique considérable avant et après la guerre, fut d’une discrétion suspecte après avoir perdu son poste de maire en 1941. On ne se souvient pas d’une prise de position hostile à Vichy durant l’Occupation. Il eut cependant un rôle déterminant concernant l’assassinat du commissaire Roche de Decazeville, rôle que notre conférencier découvrit seulement il y a quelques mois, suite à une révélation tardive de Mme Garcia, épouse d’un des assassins. Le commissaire Roche, nommé le 16 juin 1941 à Decazeville, entre en conflit avec sa hiérarchie, l’inspecteur des renseignements généraux s’en plaint au préfet. Mais la population remuante du Bassin ne lui facilita pas la tâche, les nombreux étrangers – en particulier des Espagnols - et des communistes qui s’opposaient à Vichy cherchaient à l’éliminer. Garcia et Delpech tendent un guet-apens ( le premier sera fusillé par la milice dans l’Hérault, le second deviendra ensuite maire de Decazeville). L’escorte des deux policiers devant le protéger fut grassement payée pour ne pas intervenir lorsqu’il fut abattu le 31 mars 1944 à l’âge de 31 ans. Ramadier aurait eu une part dans cette élimination par le financement des gardes du corps inactifs. Cependant Ramadier déclara qu’il ne fut pas informé du projet d’assassinat « car j’aurais désapprouvé cette action » : propos rapportés par Christian Roche, docteur d’État en histoire dans un écrit de janvier 2017. Selon que l’on était SFIO ou communistes, le rôle de résistant de Paul Ramadier n’était pas perçu de la même manière.
Pour montrer que l’époque fut compliquée, précisons que si Garcia obtint la mention « Mort pour la France », il en fut de même, en 2016, pour sa victime le commandant Roche; Ramadier devint « Juste parmi les Nations » 24 ans après sa mort, en 1985.
Le silence ou l’inaction d’autres notables comme MM. Monsservin, Tourtonde, Temple, Martin, encourageait le peuple à la passivité.
La presse
Pendant toute la guerre, tous les journaux désinforment en publiant des mensonges, cette propagande se poursuivra jusqu’à la fin. En juin 1944, alors qu’il n’y a plus de préfet, la presse continue de désinformer, elle préfère parler des dangers du bolchévisme que des avancées des Alliés. Le « Narrateur » évoque le débarquement du 10 juin 1944 mais c’est pour en minimiser la portée, rappelant que l’armée allemande, grâce à de fortes réserves, finira par contenir l’avancée des troupes.
Les combats autour de Villefranche
Ensuite Christian Font rappelle les combats des maquisards dans le secteur et la féroce répression qui s’ensuivit par la division Wilde : les stèles de Gelles, de Fondiès, du Bosc del Còati en témoignent. Rétrospectivement ces embuscades paraissent confuses, un peu improvisées même si les chefs maquisards disent qu’elles furent méthodiquement organisées et préparées.
Certains ont pu penser, en juillet 1944, que devant la totale déliquescence de la situation, la population aveyronnaise aurait pu se révolter en masse. Le département fut quand même en effervescence, il y eut des manifestations un peu partout, des drapeaux de la résistance brandis, des inscriptions hostiles, des véhicules attaquées, des vitrines brisées, des chefs miliciens arrêtés, des collaborateurs poursuivies, des femmes tondues.
Quelques chiffres.
Combien de maquisards ?
En janvier 1944, quelques dizaines, en juin un petit millier et 10 000 fin août 1944 d’après les effectifs homologués de tous les maquis, soit 6 % de la population active aveyronnaise, c’est beaucoup, bien supérieur au 1 % national mais tardif. Parmi ces maquisards, il faut noter une majorité de personnes venues d’autres départements et de nombreux étrangers.
L’Aveyron est un département qui s’est battu, au moins à la fin, il y eut 123 fusillés, 90 morts au combat ( les 2/3 proviennent du maquis d’Olt), 117 morts en déportation (hors Juifs), 17 torturés à mort.
A la Libération, commence la chasse aux collaborateurs, 52 femmes furent arrêtées et deux tuées, 400 procès furent mis sur pied suivis d’une cinquantaine d’exécutions dont les 2/3 hors juridictions légales.
Pour terminer Christian Font répondit aux nombreuses questions d’un public averti. L’époque fut difficile avec les dénonciations nombreuses, les changements abrupts d’orientation, le double jeu, les trahisons. L’omerta fut souvent adoptée ensuite pour ne pas revenir sur des affaires pour le moins gênantes ; afin de réduire les incertitudes de ces années noires et mieux connaître les faits, les ouvrages du présentateur connurent du succès.
Claude Loupias.