Tapi dans l'obscurité au revers du portail, là-haut sur sa tribune de pierre, vous l'entendez déjà, préparant la prière des peuples, gémissant la douleur des pauvres ; il se meut doucement sur les ivoires carrés, écho de la joie d'un enfant jouant dans sa pure innocence, délicatesse d'une mère portant ses prières en son cœur, fierté d'un père courbé sous le poids du travail, larmes d'une veuve au souvenir inlassable ... Peu à peu la parole des anges se fait de plus en plus proche ; l'entendez-vous gronder du fondement du sanctuaire, la voix des veilleurs, la clameur des archanges venant du haut des cieux ?
La Messe va bientôt commencer et voilà qu'en tribune, une ombre bouge ...
Soudain le tintement d'une cloche retentit, et sous sa cape blanche ornée d'azur et d'or, paraît celui qui vient représenter le Christ sur terre, le temps d'une Messe. Devant lui, sa Croix, scintillante au-delà des ténèbres ; et les prières de son peuple s'élevant au-dessus comme l'encens : "peuple choisi pour être ami de Dieu, rappelle-toi, Marie comblée de grâce, humble servante nous montrant sa foi dans l'Éternel !" Alors, le ciel s'éclaircit, les trompettes éclatantes, les cymbales resplendissantes, font résonner au son du cor et des hautbois, sur les chamades triomphantes, le cantique des peuples : "Église du Seigneur, louange à Dieu !"
La Messe commence : Dieu vient visiter son peuple.
Alors une voix claire et altière se fait entendre, doucement mélodieuse au-dessus des flûtes bouchées ; elle entonne à son gré les versets psalmodiés et, soutenu par les plains-jeux sonnores, le peuple lui répond : "louange à toi, Seigneur de tous les vivants !"
La Messe est en marche : Dieu parmi nous s'avance.
La symphonie des peuples prend fin. Les dernières notes, lancées en l'air, semblent s'immobiliser sous la voute de l'édifice pour s'échapper enfin dans un ultime accord, tels de petits fantômes espiègles cherchant à se cacher et se taire pour ressurgir plus tard lorsqu'on ne s'y attend : sol bémol sous un rideau, la dièse dans un confessionnal, do bémol dans un placard, ré bécarre sous un tapis, terrassé comme le dragon de Saint-Georges, par l'ut de la contre-bombarde...
Puis le silence ... un silence pur comme une onde d'eau fraiche s'écoulant lentement sur la roche. Aux enfers, tous se taisent. Dans l'abîme, point de tumulte. Effrayé, le prince des ténèbres s'en est enfui : la ténèbre elle-même s'est éteinte. De magnifiques cosmos et de somptueux zinias fleurissent au pied de l'ambon. Sur les autels s'épanouissent de magnifiques lis de la Madonne. Aux pieds de Notre-Dame, de jolies paquerettes s'entremêlent à des asters sauvages. Deux grands calices en or attendent sur une crédence, aux côtés d'une cruchette remplie d'eau. L'encensoir fumant encore se balance doucement entre les mains du thuriféraire, laissant s'échapper son parfum d'orient. Encadrant la Pieta, douze flammes dansent sur le maître-autel au creux duquel se cache en son tabernacle, derrière un bouquet de glaïeuls et de freeziahs, un ciboire étincellant de rubis et d'émeraudes. C'est ainsi que tous, les âmes édifiées, les esprits apaisés, Saint-Pierre à droite, Saint-Paul à gauche, ont le regard rivé sur le Christ, majesteux, attaché au bois du supplice. Couronné d'épines, il regarde son peuple rassemblé, et étendant ses mains sur lui, le signe par la main droite et sûre de son ministre, du signe de sa Croix glorieuse, sanctifiant ainsi ce solennel rassemblement : "Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit de Dieu, Amen ! Que la grâce de notre Seigneur Jésus, le Christ Sauveur, que l'amour et la tendresse de Dieu son Père dans la Communion de leur Esprit très Saint soient toujours parmi vous et avec votre esprit !"
Alors ils lui demandent sa très sainte miséricorde, confessant leurs péchés ... De douces clarinettes évoquent une litanie, très vite rejointes par un chœur de voix ténébreuses qui, s'élevant d'une chapelle, entonne un Kyrie eleison empleint de mélancolie. Mais dans un horizon lointain, l'orchestre de l'armée des anges s'entrevoit déjà : il vient chanter l'hymne des cieux, comme dans la nuit de Noël où les bergers les entendirent acclamer : "Gloria in excelsis Deo et in terra pax hominibus bonae voluntatis !" Les clairons retentissent au-dessus des cornets : ils acclament leur Dieu tout-puissant !
Vient alors le temps de la mémoire ... et, doucement accompagnés par un dialogue de cornets et de cromornes, se succèdent les Prophètes, les Apôtres, David chantant la gloire de son Dieu... Ils se souviennent du Peuple hébreux, si longtemps errant dans le désert, tour à tour prisonnier puis en marche vers la terre promise... et de la vie du Christ partageant la condition des hommes... C'est alors que le peuple l'acclame, invité par un grand fond d'orgue majestueux : Alléluia ! Bonne Nouvelle ! Alléluia ! Dieu nous appelle !
Dans un silence, une voix céleste se hasarde, limpide écho tramblant et discret de la Parole de Dieu ; ondulante comme la voix d'un spectre chuchotant à l'oreille de l'être aimé épleuré qui cherche un signe de sa vie d'au-delà. "Souviens-toi... souviens-toi de Jésus Christ... souviens-toi de Jésus Christ, ressuscité d'entre les morts : il est notre salut, notre joie éternelle !"
Puis une voix austère s'élève du tréfond du chevet. Elle dit : "Credo in unum Deum" S'entonne alors un long plain-chant alterné : tour à tour une assemblée de chanoines, un solo de clarinette, un duo de trompettes, un plein-jeu, un grand fond d'orgue, un dialogue sur les grands-jeux, se répondent à travers l'édifice. Les trois visages de Dieu se dessinent sur les mélodies baroques que font entendre la multitude de tuyaux d'étain et de bois...
S'en suit alors un grand silence duquel s'extirpe un long crescendo symphonique : les principales masses sonores des grandes orgues s'ajoutent peu à peu les unes aux autres. Tandis que s'élèvent tour à tour ciboire, calice et encens, les bourdons et les flûtes appellent les montres, les cornets, les plains-jeux, les cymbales puis le grand chœur des anches masquant ainsi le son des pièces d'or qui tombent au milieu de l'osier. C'est alors que commence la grande prière de l'Église : Jésus-Christ lui-même est présent, il descend sur terre sanctifier les offrandes des hommes et transformer le pain en sa propre chair, le vin en son propre sang. Mystique instant ponctué d'acclamations triomphantes !
Les hommes vont communier à la chair de leur Sauveur et laver leur péché dans le sang de l'Agneau accompagnés par une mélodie douce et tremblante de dulciane et de clarabelle. L'instant est crucial : Dieu habite parmi les hommes ...
Puis une dernière prière pour rassembler le peuple ... et comme la Messe s'est faite, voilà qu'elle se défait pour envoyer le peuple annoncer la joie de Dieu parmi les nations. S'entamme alors une longue fugue processionnale : au fur et à mesure que les voix de l'orgue entrent, les fidèles sortent, laissant derrière eux un immense cortège de notes et d'accords qui se rassemblent dans une coda "cathédralesque" signifiant ainsi l'universalité de l'amour de Dieu venu rassembler son peuple ...
Les lumières s'éteignent peu à peu sous les voutes ... l'édifice est vide des hommes et plein de la présence de Dieu ... Sur la tribune de pierre, l'ombre disparaît derrière le buffet des grandes orgues ...
Fabrice Corsand.