Jean d'En Haut

1929. Un vieil homme termine son existence, retiré sur un alpage jurassien, à l’écart du monde. Pour ses neveux et nièce, seuls liens qu’il conserve avec le monde moderne, il entreprend de réunir ses souvenirs. Et c’est un univers encore proche qui ressurgit: ouvriers horlogers, anarchistes, sectes protestantes rigoristes, patrons oscillant entre paternalisme et aristocratie. Revivent aussi dans ces pages, en filigrane, des personnages comme James Guillaume, Adhémar Schwitzguébel, Mikhaïl Bakounine, Karl Marx. Avec l’évocation du passé viennent les interrogations. Où se situe l’essentiel? « On ne peut jamais savoir, on fait ce qu’on croit être juste, on tente d’être en accord avec soi-même, et l’important est de pouvoir se dire qu’on n’a jamais triché, même si l’on s’est trompé. »

Article de Florence Beaugé, Le Monde Diplomatique, août 1998

Roman historique placé sous le signe du temps, celui qui s’écoule, avec lenteur, et accompagne toute vie, et celui qui caractérise chacune des saisons. Jean d’Enhaut est l’un de ces livres rares capables de procurer un vrai moment de bonheur. Nous sommes début mars 1929, dans le Jura suisse. L’hiver « retarde », il neige encore. Un ancien artisan horloger, aujourd’hui vieillard solitaire retiré dans son alpage, entreprend d’écrire ses souvenirs sur un cahier, à l’intention de ses petits-neveux.

Anarchiste convaincu, mais conscient d’avoir perdu le combat mené des années auparavant avec ses compagnons de la Fédération jurassienne, le vieil homme passe en revue les principales étapes de sa vie : sa rencontre déterminante, aux alentours de 1868, avec le révolutionnaire suisse James Guillaume qui « va prendre en charge [son] éducation », et l’influence parallèle d’une autre figure marquante de l’anarchisme : celle du grand théoricien russe Mikhaïl Bakounine.

Jean revit son adhésion enthousiaste à la section locale de l’Association internationale des travailleurs, la flambée d’espoir suscitée par la Commune de Paris, les luttes menées avec les frères syndicalistes, leur vie faite de rigueur et d’organisation, non de désordre et de violence comme le veut la légende. Il se souvient de leur lucidité prophétique face aux dérives du communisme, de leur bataille contre Marx « et son salon de Londres où l’on tramait l’exclusion des défenseurs du socialisme libertaire ». Il souffre d’avoir dû un jour dresser ce constat : la Fédération jurassienne était « devenue vieille sans le savoir », ils n’avaient pas su prévenir la « décomposition de l’idéal anarchiste ».

Méditation sur la révolution, sur la solitude, la vieillesse et la quête du bonheur, sur l’échec aussi, Jean d’Enhaut de Charles- Edouard Racine (1) se lit comme un long poème. Les chapitres tournent comme les aiguilles d’une horloge, repartent pour un tour, le balancier oscille et fait battre un cœur, celui de la pendule au même rythme que celui du vieil homme. Dehors, les saisons se succèdent, Jean l’ouvrier redevient paysan pour décrire ses montagnes, avec des mots simples, émerveillés mais remplis de nostalgie à l’idée de ce qui a été et n’est déjà plus, de ce qu’il lui va falloir bientôt quitter. Le temps, toujours le temps... Pour goûter la vie, faudrait-il se débarrasser de ce « moulin du diable » que constitue une montre ? Le narrateur le croit. « Il faut avoir été horloger, (et ne plus l’être !) pour réaliser à quel point le temps des montres mange la vie et nous impose sa loi (...). Ouvrez une montre : ces rouages, ces ponts, ces pignons sont à l’image du monde des fabriques qu’on nous a peu à peu imposé : une chose à la fois, chaque chose à sa place, l’ancre ne laisse passer qu’une seule dent de la roue ! »

Jean d’Enhaut arrive au bout de son histoire quand l’hiver revient. Il n’a proposé, dans son récit, ni modèle, ni réponse, ni vérité, « pas même des phrases dignes d’être recopiées... ». Mais lui, le militant, le syndicaliste, l’anarchiste jurassien, qui a donné sa vie à une cause occultée dans les livres d’histoire, garde un espoir : « Si on se soucie encore de nous dans l’avenir, on nous jugera comme des utopistes rêveurs et peu efficaces, ce qui sera doublement faux. Nous aurons peut-être eu raison trop tôt, mais comment le prouver ? »

Florence Beaugé