Qu’on le veuille ou non, la question du sujet est capitale en peinture, pour une raison toute simple : c’est le critère qui permet de la distinguer de deux pratiques dont elle est à la fois proche et d’un essence radicalement différente, l’illustration et la calligraphie. L’illustration, avec laquelle elle partage ses techniques, et parfois ses intentions ; la calligraphie, qui dans certaines traditions -islamique, chinoise- remplit peut-être les fonctions qui sont assignées dans la culture occidentale à la peinture.
Le sujet, ce n’est pas, bien sûr, ce qui est représenté, l’éventuel objet figuré sur la toile ou le papier ; toute peinture a un sujet, et il n’est d’aucune importance qu’il s’agisse d’un portrait, d’un paysage, ou d’un simple carré (blanc sur fond blanc, bien sûr).
C’est d’ailleurs parce que l’objet représenté dans une œuvre est autre chose que lui-même qu’il devient le sujet de la peinture. Ainsi, d’un portrait de Géricault : d’abord une vielle femme hagarde, puis un type universel, la Monomane de l’envie à l’expression saisissante, rageuse et dépossédée d’elle-même, et enfin l’idée même de la folie qui rôde et menace chacun...
Et parce que chaque peinture a un sujet qui la dépasse, la peinture a un projet, celui de nous affranchir des limites que le monde nous assigne ; « déconcerter l’attente, désigner une autre vérité », écrivait Jacques Thuillier. Son sujet, c’est son projet, son intention et son ambition. Nous faire toucher du doigt une autre réalité. Certains disent : nous aider à respirer.
Le sujet, question capitale, car ce que nous voyons dans une peinture dépasse toujours ce qui est représenté, et ce que l’on pourrait en dire. Il n’est que le point d’appui qui nous guide vers un ailleurs. Et c’est justement la force de la peinture que d’être le support physique de cette aventure illimitée : au fond, quelque soit le sujet du tableau, le sujet de la peinture est finalement la peinture elle-même, comme formidable outil de connaissance et de liberté.
Et le peintre peut librement explorer le visible ou l’invisible, prendre comme matière les éléments les plus divers, du moment qu’avec ces formes il nous propose un sens. Qu’il s’appuie sur un objet, sur une figure, sur une forme géométrique, une tache de couleur, une ligne aléatoire, une lettre ou un idéogramme, seul importe que cet élément physique soit l’expression d’une dimension qui lui fait dépasser les limites du quotidien, monotone, imperturbable. Une dimension qui nous fait entrer dans une sphère, quelle que soit la manière dont on la nomme, et dont il détient les clefs. A chacun de lire cette autre dimension proposée par la peinture, et une oeuvre sera d’autant plus grande qu’elle permet à un plus grand nombre d’yeux d’y trouver ces sens multiples.
Pourquoi ce long détour pour tenter d’entrer dans ce qui fait l’originalité des papiers de Philippe Judlin, cette aventure dans laquelle il s’est lancé, après des années d’un travail qui l’avait conduit sur des chemins en apparence bien différents ? Pourquoi le papier, le noir et blanc, et surtout l’emploi de ces mots, de ces lettres, qui forment une texture dont le sens apparaît plus ou moins, parfois nettement, presque comme un calligramme, et parfois plus du tout ?
Que nous disent ces mots, ces phrases ? C’est la première question que l’on se pose devant ces oeuvres dont la matière est une apparence de texte, d’une lisibilité incertaine, voire presque impossible ; question à laquelle répond immédiatement cette lisibilité aléatoire : ces lettres, ces mots, ces phrases, sont au fond un simple thème -au sens musical du terme-, le support d’une aventure à laquelle elles convient notre imaginaire, et dont le mystère qui les enveloppe est un élément essentiel.
Le regard croit déchiffrer, épèle, annone, comprend autre chose, se trompe, recommence, et la compréhension de l’image développe ses strates successives dans cette épaisseur de la lecture, qui vont se recouvrir, se juxtaposer, se métamorphoser, pour devenir un récit tout autre que celui du texte de départ, un récit que chaque spectateur construit à sa guise parmi tous ceux qui lui sont proposés par le dessin. Ici, les lettres disparaissent sous l’image, elles se fondent l’une dans l’autre pour créer une émotion qui vient aussi de leur disparition.
Une démarche à des années-lumières de la calligraphie, mais aussi de l’illustration, qui toutes deux ne visent jamais à exprimer autre chose qu’elles-mêmes, qui se réduisent à leur message et veulent au contraire le rendre le plus lisse, le plus clair possible, le plus lisible. Dans un cas, la recherche de la clarté, dans l’autre celle du mystère, comme celui que portent ces dessins parfois opaques, mais tellement denses.
La question de la lisibilité renvoie à un propos plus dense, multiple, qui tire sa force de sa dialectique infinie avec l’imaginaire du spectateur, qui superpose les strates de sens, qui déploie les significations. Plus que la lettre, parfois, ce qui produira la richesse de l’image sera le jeu entre le plein et le vide, les nuances entre le noir, le gris, le blanc, qui forment une nouvelle polychromie, qui nous font entrer dans la peinture ; plus que la lettre, c’est la fusion des motifs qui portera le sens de l’image, l’articulation des éléments entre eux, qui donnent à chacun une nouvelle identité dans une configuration inédite.
L’œil passe d’une lettre à l’autre, d’un mot à l’autre, dans un processus qui n’a plus rien à voir avec celui de la lecture ; on entre ainsi dans une nouvelle temporalité, où le temps est comme réversible, où chaque moment de l’appréhension de l’œuvre se nourrit des précédents, appelle les suivants, revient en arrière pour y lire un nouveau message, qui à sont tour enrichit l’attente…
Le texte disparaît, la lettre est parfois abolie sous l’épaisseur de la pâte, seuls demeurent quelques blocs de mots comme des rochers apparus sur l’estran, quand la mer se retire et découvre le monde encore englouti quelques heures auparavant ; seuls demeurent ce que nous ne pouvions pas voir, ce que nous ne devions pas voir, le mystère de cette puissance, de cette énergie qui se dégage de ces images. Une énergie qui nous fait dépasser les limites du temps et de l’espace dans lequel le quotidien nous enserre.
Bien sûr, c’est la lecture qui a commandé ce cycle : l’Apocalypse, Dante, Reverdy, Artaud… Puis l’écriture, avec les propres textes de Philippe Judlin. Mais ces textes n’ont été que le point d’appui qui lui a permis de déployer sa vision plastique, comme un autre motif pour d’autres peintres, les ruines d’Hubert Robert, la Volterra de Corot, les pommes de Cézanne. Liszt a bien composé Après une lecture de Dante. Et il s’agit de musique, avant toute chose…
De la même manière, la poésie est à la source de ce travail, car elle l’a fécondé comme elle a fécondé Liszt ; ce sont les lambeaux du rêve qu’elle porte qui ont permis la sédimentation de cet univers de formes, la construction de cet espace imaginaire, et ces images sont le prolongement sous une autre forme des heures passées en compagnie des textes, on le devine, une manière de reprendre le fil à l’endroit où les poètes l’auraient laissé.Une manière aussi de leur rendre hommage, en montrant, avec les moyens de la peinture, combien résonne leur parole
Mais ici, on entre vraiment dans l’univers de la peinture, où ce qui compte, c’est l’épaisseur du trait, la nuance de la couleur, la force de la touche, la rapidité du geste, le jeu du fluide et du compact, les coulures avec leur dimension aléatoire, la composition de l’ensemble, avec ces lignes-blocs qui se répondent, et pour finir la lumière : devant ces camaïeux de blanc, de gris, de noir, on se pose les mêmes questions que devant une nature morte ou une œuvre abstraite ; et comme pour toute peinture, on découvre que c’est la manière dont la matière est travaillée qui permet de la dépasser et de donner tout son sens à l’œuvre.
La peinture, avec ses moyens et ses outils, ses techniques et son savoir-faire, son métier fait de l’alliance de l’œil et de l’esprit, que la main accompagne. Dans ses méthodes de composition aussi, avec ici un fond simplement brossé de quelques taches de couleur, puis un sujet qui se surimpose, et la succession des plans qui se constitue au fil du travail, et du regard.
La peinture, et sa profondeur de champ constituée par les dimensions variables des éléments, par leur masse ou leur légèreté, un espace dans lequel les lettres sont comme les carreaux d’un sol, les briques d’un mur sans cesse en construction, les éléments d’une structure qui donne un sens inédit à chaque élément, devenu indissociable des autres.
Car même si une impression de frontalité s’impose tout d’abord, on découvre très vite que le volume se creuse par le jeu de la matière, par les différences d’épaisseur de la pâte, parfois la finesse du trait, ou la violence de la projection de la couleur-, qui recréent avec des moyens nouveaux l’espace constitutif de toute peinture, et dégagent la diversité des significations.
Ces images témoignent de la puissance de cette pratique immémoriale qui s’empare du dessin et de la couleur, mais pour leur donner un sens qui les dépasse. La peinture, c’est un langage, comme le montrent pleinement ces œuvres, l’expression d’un message complexe, qui s’offre en se dissimulant, et que nous devons déchiffrer. Un peu comme ces mots estompés, matière du travail de Philippe Judlin, qui peut se comprendre aussi, dans cette perspective, comme une métaphore de toute peinture, celle qui masque pour mieux dévoiler, et nous permet de construire le berceau dans lequel se loge notre rêve, à nous qui les regardons…
C’est cela, peindre, peindre ce que l’on ne voit pas, ce qui est au-delà du visible, et qui le rend vraiment visible, comme lavé des scories qui le maculent et empêchent de toucher du doigt sa richesse, sa diversité, de le voir au-delà du temps.
Michel Ragon, pour parler d’une peinture dont la force s’imposait à lui, dont la densité était manifeste, disait qu’elle « quitte avec vous le mur quand on s’en va », « qu’on l’emporte avec soi ».
Alors, ces peintures, que chacun les emporte avec soi…
Olivier Amiel