À propos de mon travail

Avec une formation de peintre et la forte influence de Cézanne, mon travail s’est d’abord développé sur le champ du dessin et de la peinture à l’huile.

En 1980, la découverte de l’aquarelle, permettant une technique plus directe, me conduit à l’assemblage afin de garder en réserve des blancs purs et des couleurs limpides ; très vite l’acrylique - qui a le même éclat - me laisse libre d’agrandir à volonté les formats.

Mes voyages en Turquie, au Moyen-Orient et au Maghreb où la civilisation traditionnelle - reflet de la ferme de mon enfance - disparaît et mon goût pour la surface me poussent à fixer mes impressions avec des éléments du réel - matériaux de différentes cultures, matières inscrites dans le temps - en des compositions de larges assemblages à base essentiellement de tissus.

Je travaille depuis plus de quarante ans dans une forme de retrait, mue essentiellement par une recherche libre de la peinture. Maintenant une certaine nécessité dans le regard, le maniement des formes, dans la référence aux découvertes, aux moments forts et aux convictions de mon histoire, me conduisent à affronter une nouvelle expérience en relation avec des lieux qui m’accueillent, celle du regard public et des regards professionnels.


Prendre tout de la vie et intervenir le moins possible, le hasard est toujours plus riche, plus inventif et aucune fatigue.


Les gestes du corps, les outils : la même chose, très rassurante.


Les objets extérieurs à moi comme une matière première, tissages, tissus, papiers, vêtements, bouts de toute sorte, ont une vie propre qui inspire et dirige mon travail.

Depuis toujours j’assemble des morceaux. Autrefois des découpes de papier que je peignais étaient organisées autour d’une structure spatiale, un peu comme un paysage débordant sur un grand châssis.

Les tissus rapprochés créent immédiatement un espace imaginaire : souvenirs de voyages en Orient, la ferme et la plaine, la nature (un clair de lune, oui, mais avec la permission d’un carré de tissus japonais, un bout d’argent et le grand pan d’ombre d’une jambe de pantalon). Ce n’est pas moi qui fabrique cette belle couleur c’est le tissu qui l’offre. Ce n’est pas moi qui décide, c’est ce qui se propose autour de moi. Je pose un bout et immédiatement je vois, je sais, je garde ou supprime. Parfois le tissu se retourne sur lui-même ou glisse et je m’aperçois que c’est mieux comme ça : une trouvaille du tissu. À la fin l’assemblage garde ce côté hasardeux, ouvert, un peu mouvant mais calme de ce qui s’est décidé tout seul.

Le hasard comme partenaire mais aussi, avec quel apaisement, le temps. Le tissu qui a vécu, passé, décoloré, usé, rendu transparent comme l’affleurement d’une respiration, peut-être comme un soupir parle de temps - le passage aimé du temps, le temps devenu peintre, le temps que je fixe à petits points.

J’ouvre un vêtement, je rentre dans sa vie, dans sa civilisation. Kimonos de soie magnifiquement doublés et surpiqués évocateurs de printemps et de nuit, étroits tissages africains, indigo et couleur sable, au graphisme léger, toujours musical, boubous sans épaisseur formés de rectangles, bleus de travail si difficiles à découdre, bleu moisson, jamais plats mais modelés autour du corps, basins africains damassés, neufs, éclatants et brillants, absolu de la couleur du monde islamique.


Les morceaux sont tous équivalents, l’envers d’un tissu est plus près de la matière première comme l’inconscient de sa fabrication, la déchirure est une broderie. Je prends, il n’y a pas de déchets. Les fils emmêlés sont des touches, d’anciens morceaux d’assemblages mis de côté reprennent vie associés à d’autres.


Bien que je passe tant d’heures à coudre – j’aime aussi le côté industriel, rouleau compresseur de la machine mais mes assemblages sont souvent trop grands, de matériaux trop différents, de sous-couches trop épaisses pour passer sous l’aiguille de la machine ; la main est plus libre et le travail ininterrompu –, toutes ces heures sont détachées d’un travail de couture : je construis un objet. Il résiste, il a ses lois. Chaque parcelle étant autonome, il faut la surfiler, l’aplatir, la doubler, la repriser ou au contraire fixer les plis. Le tissu tombe en suivant la gravité (posé sur le mur quelle aide que cette perpendiculaire au sol) la déchirure suit le droit fil, chaque matière à ses lois, son poids. Il y a le contour des découpes, le graphisme des coutures, les bords effrangés recouvrent, les ourlets bordent. Il faut que tout cela tienne ensemble et je passe le plus clair de mon temps à bâtir et à fortifier par derrière. Quand je tire l’aiguille les deux piqures forment une ligne droite ; je bâtis, je laboure, au bout du sillon le nœud est un clou. Et mon corps tourne autour. Sur le sol, le buste penché au-dessus du tissu comme un bourrelier turc, je tire l’aiguille, puis je pose l’assemblage sur l’épaule et montée sur l’escabeau, je le cloue au mur et recule au fond de l’atelier pour le voir tout entier. L’horizontalité du sol, la frontalité du mur, quel plaisir !


Comment vieillissent mes assemblages ? Grands décors tirés sur le mur, à hauteur des yeux, ils ne se déploient vraiment que dans la perspective du regard, dans la lumière qui change et les gestes du quotidien. Ils sont solidement amarrés mais eux aussi, à leur tour, sont exposés à la lumière du temps. La vie est fragile et j’aime cette fragilité entre le temps immobilisé et la légèreté d’une installation.

Quand je rapproche deux tissus, deux matériaux, deux bouts d'assemblage laissés de côté surgit une affirmation que je n'aurais pu prévoir, qui se fait toutes seule sans moi. Ces bouts deviennent un don, je les accueille comme si ce n'était pas moi qui les avais travaillés, une surprise comme on découvre une habitation où l'on devra vivre et qu'on ne connaît pas encore.

Une affirmation tient toujours prés d'une autre affirmation, ne créant pas une unité mais un ensemble lié à la durée, comme ces villes où se succèdent côte à côte les moments d'une civilisation qui me laissent le souvenir d'une promenade dans le temps avec les pieds.


Pendant dix années je suis allée en Turquie, notant, dessinant dont l'aboutissement fut "Le pont de Sinan". Maintenant ces rencontres irriguent mon travail d'assemblages. Fabuleux travaux d'artisanat : les forgerons, les tanneurs, les bourreliers, constructeurs de charrette, de tapis de feutre, si étroitement liés aux rencontres accueillantes, aux paysages, à la musique kurde. Architecture seldjoukide turque du XIe : ponts, caravansérails, mosquées, médersas, tours et tombeaux, architectures presque inconnues, découvertes au bord de la route et qui me furent très intimes, une des plus singulières aventures de ma vie. Mais aussi sensuelles et géométriques constructions de pisé rayonnantes de lumière dans la terre armée de paille, hautaines et spacieuses architectures ottomanes et enfin la première architecture de béton, peinte à la chaux tendue de fonte, souvent construite à la main ou par un petit entrepreneur, qui m'ont donné le choc de pénétrer dans des sculptures ou des peintures cubistes vivantes.