L’EXPERIENCE DES HASARDS
Un portrait croisé de Philippe Godderidge et de Marie Josef Cart (extraits)
Par Frédéric Bodet
Le voyage, la connaissance de cultures et de traditions autres, la recherche d’un archaïsme dans les gestes et les émotions, le corps dans son rapport viscéral avec le sol et le mur, la définition et la trame du territoire urbain ou rural, sont quelques-uns des thèmes qui traversent littéralement à la fois la vie et l’oeuvre de Marie Josef Cart. Certains épisodes vécus lors de ses voyages en Turquie, au Moyen-Orient ou au Maghreb, en terres de culture islamique, ont laissé des traces émotionnelles fortes qu’elle a eu besoin d’extérioriser ensuite dans une activité artistique, assumant une compétence manuelle non sophistiquée, moins intellectuelle et intériorisée que la peinture vers laquelle elle s’était dirigée dans un premier temps. C’est avec l’assemblage de tissus qu’elle a pu véritablement « construire » cette pratique quotidienne épanouissante, dans une concentration et une lenteur qui l’ont rapproché elle aussi du rythme et de la sagesse du mode de vie artisanal. Cette concentration méthodique mêlée d’intuitions et de raccourcis qu’il y a au coeur des gestes simples et immémoriaux de la couture a fonctionné chez elle comme une libération, de même que le fait de travailler en grand, à la verticale, sur l’espace du mur entier. Le verbe « bâtir » n’est-il pas employé pareillement en architecture et dans l’univers de la couture (le bâti d’une robe) ? La lisière, la bordure, la frange, la découpe d’un plan sont devenus dans sa pensée de l’assemblage textile autant de termes aussi bien liés à l’échange qu’à l’exclusion, à l’image des territoires urbains et de la géopolitique. Comme dans l’expérience enfantine d’un jeu de portrait-robot, elle cherche à découvrir un « ordre caché », à révéler l’identité et la cohérence d’un ensemble à partir des multiples textiles dépareillés qu’elle rapproche. Dans cette alternance de la vision resserrée et de la vision large, dans les gestes précis de la fixation par points, du surjet et de la reprise, autant que dans d’autres gestes amples et quasi gymniques qu’elle développe lorsqu’elle manipule les larges lés pour les accrocher dans l’espace de l’atelier, entre sol et plafond, Marie Josef Cart nourrit son désir perpétué d’une agilité du corps conforme à celle de l’esprit [...]
L’un comme l’autre expriment une émotion comparable face à la beauté des gestes qui président aux travaux humains, alors même que notre culture occidentale contemporaine tente d’effacer cette trace manuelle dans la fabrication des choses. La brique, le bol, l’urne, le torchis frais pour Philippe. Le pan, la couverture, la bâche, le vêtement ou le tapis pour Marie Josef. Toutes formes élaborées dans un cadre domestique simple, comme pour se rapprocher au plus près du domaine naturel, au plus prés d’un archaïsme du faire. Libérés l’un comme l’autre du fameux « savoir-faire » qui stigmatise l’artisanat, ils ne se sentent jamais dans une répétition ou dans une manière. Ne cherchant pour eux-mêmes aucune prouesse, ils adoptent chacun dans leur champ d’investigation la position du solitaire contemplatif qui chercherait sa place dans le paysage humain, ou une définition de soi la plus sincère possible. Ils ont choisi de travailler sans outils ou presque : la main seulement pour Philippe, quelques points à l’aiguille pour Marie Josef, qui n’ont rien à voir avec l’artisanat complexe de la couture. En plus, elle a décidé d’une liberté supplémentaire – ou bien est-ce une contrainte ? – celle d’employer une matière textile préexistante, plutôt que la page ou la toile blanche du peintre, trop intimidante peut-être et prédéfinie dans son format. Avec ces bouts de tissus de toutes sortes, elle glane ce qui a déjà vécu, tels des fantômes expressifs d’un passé plus ou moins récent, elle marche dans les pas d’une histoire modeste de « ces matériaux de différentes cultures, ces matières inscrites dans le temps » [...]
Ne pas connaître précisément le but d’une action qu’on initie. Savoir s’arrêter avant que la rigidité ou l’obsession ne s’emparent de ce qu’on fait. Déjouer constamment la perfection, et décider que l’inventivité devra être jugée plutôt sous l’angle de la réparation. Considérer les termes de lacunes et d’irrégularités comme des valeurs positives
Rafistoler, mettre bout à bout, s’arranger des aléas plutôt que de tout détruire et faire table rase. Ne pas être trop ambitieux aussi, et préférer travailler dans les limites et les lisières plutôt que d’attaquer au centre. Faire « feu de tout bois », négocier avec l’existant (autant dire improviser), sans se préoccuper des a priori et a posteriori esthétiques [...]