Extraits :

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Contre l’obsolescence programmée d’autres images

Notre monde globalisé ne cesse d’étendre ses logiques d’aspiration et d’obstruction de l’information, notre société de communication, accès sur l’image, sert majoritairement des intérêts économiques plus ou moins opaques qui ont tendance à cliver le public et à le modeler en une audience « prête à consommer », le développement des nouvelles technologies a aussi bien accru une liberté de production et d’accès à l’information qu’il a augmenté les stratégies de hiérarchisation et les inégalités face à son usage (1)…au sommet desquelles technologies trône Internet, haut lieu de production, d’archive immédiate et de renseignement de données, qui renforce un peu plus chaque jour l’intrication des sphères du public et du privé. Refusant de jouer les ventriloques de ces canaux de centralisation de l’information, et bien qu’ils constituent des épiphénomènes, des contre pouvoirs s’organisent – médias libres, mouvements sociaux, communautés de hackers. À leur côté siègent des artistes qui s’introduisent dans les mécaniques informationnelles en marche et cherchent à infléchir les modes de représentations publics dominants. Ils s’insinuent dans les strates de visibilité et les couches historiques, proposent un médium artistique en creux des médias de masse, qui puisse faire gonfler les marges, porter à la connaissance des éléments éteints, pans de l’histoire oubliés, présents occultés, affects étouffés. Et participer entre autres, pour reprendre les mots de Piotr Piotrowski, à former une « micro perspective (qui) devrait plutôt opérer une critique de la subjectivité nationale, déconstruire la nation-sujet, dans le but de défendre la culture des Autres contre le mainstream national » (2).

Ces artistes s’intéressent en particulier aux forces de répression et aux formes d’expressions de résistance, aux déplacements de populations et aux constructions d’identités plurielles, aux phénomènes de privatisations territoriales et de marquages de l’espace public, aux traitements et aux activations d’une histoire collective. Leurs œuvres, qui procèdent pour la plupart de la production de nouvelles images, redonnent corps, voix et visages à des communautés marginalisées, nous rendent attentifs aux particularités d’un lieu et à la singularité d’un évènement, créent et agencent de nouveaux bords, prônent le droit à une représentation subjective.

Si tous font la part belle au processus, à la rencontre et à l’enquête, ces derniers ne sont que des méthodes constitutives de la forme produite, non leur objectif. Leur réflexion est reliée plus globalement aux manières d’écrire nos géographies contemporaines. Elle vise un dépassement des spécificités des sites d’origines et la production d’une connaissance capable de transcender ses propres conditions et langages. Et ainsi mettre en place des formes de « complicités » (3) qui sondent comment le lieu du discours, la transmission (avec ses structures narratives, tropes, ancrages culturels) et la trajectoire engagée impacte l’objet de leur intéressement - objet prégnant dans la démarche documentaire que ces artistes adoptent – en vue de forger les outils alternatifs pour mieux se représenter le présent.

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Ce que serait, ce que serait une résistance

D’autres artistes travaillent à la représentation de formes contestataires. Serge Le Squer dans Re : en grève répertorie les pages web qui traitent de la grève, qu’il fixe dans des sérigraphies ou gravures sur verre. À Beyrouth, il photographie un éclat de rire avec œil au beurre noir, causé lors d’une manifestation (en 2002) et attrape des images de manifestants devant l’ambassade américaine qu’il titre ironiquement Le seau bleu, du nom du sceau de protection porté par un manifestant et en référence aux casques bleus de l’ONU. Ces images prises à la volée tentent de donner à voir le phénomène de l’émeute, forme spontanée, urgente, difficilement saisissable.

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Géographies relationnelles

“Le passé est contemporain du présent car le passé se constitue en même temps que le présent: Passé et présent se superposent et non pas se juxtaposent. Ils sont simultanés et non pas contigus” écrit Françoise Proust à propos de la conception du temps chez Walter Benjamin. Serge Le Squer revisite l’Histoire en s’attachant à observer les aspérités de sa surface. Dans Un camp, cinq stèles (2009) il rend compte de l’évolution d’affectation d’un lieu, tour à tour centre d’hébergement, d’internement, de rassemblement de républicains espagnols, de juifs et de gitans, centre de séjour surveillé pour collaborateurs, camp de prisonniers de guerre allemands, camp de transit pour harkis, centre de rétention administrative pour étrangers en situation irrégulière. Accompagné d’un livre de documentation de ces incarnations successives, la vidéo propose un travelling en extérieur, capté depuis un véhicule dont les bruits sourds de moteur soulignent l’aspect dépeuplé du paysage filmé, tandis que le maintien d’une équidistance de la caméra avec l’objet filmé finit par inscrire une césure. Le camp est jonché de stèles comme d’anciens menhirs qui campent, solitaires, au sein d’un décor évidé, détruit, que seule viennent structurer la présence d’éoliennes et d’arbres récemment plantés. Tels les fragments d’un monument dispersé, les stèles deviennent le signe flagrant d’une histoire irrésolue. Dans une autre vidéo, Pas à pas, les arpenteurs (2003), Serge Le Squer propose cette fois une déambulation des couches historiques et traces de conflits qui façonnent la ville de Beyrouth. La vidéo alterne entre un espace intérieur - un cinéma détruit de Beyrouth que deux hommes s’appliquent à mesurer à la main – et un extérieur – avec d’un côté une ville en chantier permanent où l’on bouche les trous creusés par la guerre et de l’autre un site archéologique où l’on creuse en profondeur son passé. La beauté du film procède en grande partie de la mise en tension des forces en présence : l’échelle macro des destructions massives se frotte à celle micro de l’homme s’efforçant de reconstruire. L’excavation des bobines de film dans le cinéma met en abime notre propre position de spectateur. La forme filmique soutient l’effort de réparation qu’il met en scène. Le souffle musical qui vient en renfort à l’image, rappelle le grouillement du vivant, avant qu’il ne soit à nouveau absorbé par les bruits des tirs et le noir souterrain de la scène finale.

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“Civilisation de l'image ? En fait, c'est une civilisation du cliché où tous les pouvoirs ont intérêt à nous cacher les images, non pas forcément à nous cacher la même chose, mais à nous cacher quelque chose dans l'image. D'autre part, en même temps, l'image tente sans cesse de percer le cliché, de sortir du cliché. On ne sait pas jusqu'où peut conduire une véritable image: l'importance de devenir visionnaire ou voyant. Il ne suffit pas d'une prise de conscience ou d'un changement dans les cœurs {...} Parfois il faut restaurer les parties perdues, retrouver tout ce qu'on ne voit pas dans l'image, tout ce qu'on en a soustrait pour la rendre "intéressante". Mais parfois au contraire, il faut faire des trous, introduire des vides et des espaces blancs, raréfier l'image, en supprimer beaucoup de choses qu'on avait ajoutées pour nous faire croire qu'on voyait tous.”

Les œuvres explicitées ci-dessus pointent, via la production d’images fixes et en mouvement, des phénomènes marginaux qui incitent le spectateur à adopter un regard extraverti. Il importe moins aux artistes d’adresser des problèmes depuis une location géographique donnée que depuis la régénération d’un langage formel apte à accueillir des nouvelles conjonctions inhabituelles voire hostiles (entre des personnes, des pays, institutions, des religions). Plutôt que de se satisfaire d’espaces figés et « naturalisés », ces artistes proposent de recomposer de nouveaux territoires, migratoires, subjectifs et hétérogènes.


1- Voir notamment Michel Guet, L’infini saturé, Espaces publics, pouvoirs, artistes, Les éditions Atelier de création libertaire, 2008 et Antoinette Rouvroy, Le nouveau pouvoir statistique. Ou quand le contrôle s’exerce sur un réel normé, docile et sans événement car constitué de corps « numériques », in Multitudes 2010/1, N°40 : Big Brother n’existe pas, il est partout2- Piotr Piotrowski in Géo-esthtéique, sous la direction de Kantura Quiros et Aliocha Imhoff, éditions B42, Parc St-Léger, l’ESACM, Le peuple qui manque, ENSA Dijon, 2014, p 1303- L’anthropologue Georges Marcus cité par Irit Rogoff in Geo-Cultures, Circuits of Art and Globalizations, in Open, 2009, N° 16: The Art Biennial as a Global Phenomenon

Mathilde Villeneuve, 2014, commissaire d'exposition, critique d’art et co-directrice des Laboratoires d’Aubervilliers, commande du réseau dda, http://www.reseau-dda.org/productions-editoriales/invitations-editoriales.html


« Au chapitre X d’Ulysse, Leopold Bloom s’enquiert chez un bouquiniste de rue, d’un roman érotique, Les Douceurs du péché. Dans le Dublin de l’année 1904, le choix de Joyce se pose sur ce genre littéraire en toute connaissance de cause : il est passible d’une mise au ban de la société. Censeurs et moralistes veillent, ils épient les activités des clubs de lecture et des apprentis écrivains. Mais Joyce ne transige pas, il n’y a pas pour lui de livre de second ordre. Toute production romanesque verse dans un grand livre, innomé, et il revendique pour celui-ci le droit de convoquer tous les styles, nobles ou vils. Il ne s’agit pas de tenir le lecteur à distance par des démonstrations savantes mais de le ramener aux limites de ce qui anime la pensée : les formes nombreuses de la lecture.

Dans le cadre du projet, Les Douceurs du péché, les livres présentés se transforment en graphes, en cartes dépliables ou bien dévoilent, sous une apparente austérité, des trésors de tiroirs, des perspectives cachées. Par là, ils augmentent les possibilités du récit. Pour les dix artistes invités, la commande fut élémentaire. Il leur a été demandé de concevoir un projet à partir d’un document éditorial préexistant, que celui-ci leur fut proche (livre de chevet, souvenir de voyage) ou exhumé pour l’occasion. Enlumineurs, faussaires de génie, traducteurs cleptomanes, archivistes, toutes les postures sont bonnes pour mener à bien leur stratégie plastique.

Parfois, ces projets ont la discrétion tenace (Claude Horstmann, Hervé Humbert, Rémy Hysbergue, Babeth Rambault). L’intervention est modeste (encart, erratum, transformation de la couverture, jeu graphique). Ils peuvent s’apprécier comme des maquettes finalisées et rejoignent en cela, l’économie du projet artistique en attente d’un diffuseur. Parfois, ils s’étendent aux limites du volume (Samir Mougas, Guillaume Pinard, Niek van de Steeg) renouant ironiquement avec la tradition des machines de lecture (les dispositifs de la Renaissance permettant la manipulation de plusieurs incunables mais aussi les dernières tablettes numériques). Enfin, ils peuvent s’attarder sur ce que Gérard Genette a nommé le péritexte - la couverture (Serge Le Squer), les pages de garde (Lasse Schmidt Hansen) ou bien, dans le cadre du processus d’impression, les feuilles de calage, les macules (Pierre-Olivier Arnaud).

En questionnant les conditions matérielles du livre, ces projets doivent plus à l’héritage de Dieter Roth qu’à celui d’Ed Ruscha. En cela, ils ont conscience de l’instabilité de leur position, de ne pas correspondre stricto sensu à la définition du livre d’artiste ; néanmoins, même si leur diffusion est limitée, ils ne sombrent pas dans le fétichisme, la rareté bibliophilique. Ils tentent, au contraire, de défendre une expérience réelle, oeuvrant pour un domaine étendu du livre et avec lui, pour un renouvellement de la lecture. »

Stéphane Le Mercier, artiste et commissaire de l'exposition Les Douceurs du péché, Domaine étendu du livre, Frac Paca, 2013.


Bribes, conférence donnée lors du séminaire "L’expérience du récit 1", École Européenne Supérieure d’Art de Bretagne (site Lorient)

Serge Le Squer, 2012 (fichier pdf à télécharger)


« Der in Marseille lebende Künstler Serge Le Squer entwickelte in den zurückliegenden Jahren ein umfangreiches Werk, das sich aus Fotografie, Film, Objektkunst, Textbildern und interventionistischen Praktiken zusammen setzt. Die Galerie im Kornhaus zeigt vom 17. Juli - 18. September 2011 Objekte, Text-Bild Animationen so wie eine Auswahl von fotografischen Arbeiten, die überwiegend in Kirchheimer Unternehmen entstanden sind. In ihnen greift Le Squer Aspekte des Arbeits- und Alltagslebens auf und eröffnet neue Sichtweisen auf Körper, Raum und Kapital. Speziell die fotografischen Arbeiten (Diaporama) werfen die Frage auf, inwieweit sich alltägliche Produktionsabläufe, die Akkumulation von Material und Waren sowie ökonomisches Denken in der Gestaltung von Räumen abbilden. Der Titel der Ausstellung „ den Alltag vereinfachen“ weist dabei auf ein räumliches Organisationsprinzip hin, das sowohl Bestandteil moderner Produktionsverhältnisse als auch der Akkumulation und Präsentation von Waren ist.»

Susanne Jakob, directrice artistique au Kunstverein de Neuhausen et curatrice à la Städtische Galerie de Kirchheim unter Teck, 2011


« Quelles soient fixes ou en mouvement, sonores ou textuelles, les œuvres de Serge Le Squer explorent l’espace, habité par la présence humaine et les signes que l’homme tour à tour produit, construit et déconstruit. D’abord engagée par l’attention portée aux lieux dévastés, marqués par les événements et l’histoire, l’exploration de Serge Le Squer se prolonge sur les agents de ces bouleversements structurels. En ce sens, l’homme, et particulièrement le monde ouvrier manœuvrant dans l’espace public et social, incarne cette reconstruction du monde sans cesse recommencée. Parce qu’il reflète une forme éclatée du travail, ce monde résume les modes d’inscription du corps dans un espace, comme le montre sa vidéo Pas à pas, les arpenteurs. En investissant ces signes, qu’ils soient statiques ou en mouvement, Serge Le Squer propose de re-baliser l’espace public, pour engager une lecture qui dépasserait les limites du topographique et de la forme documentaire. S’il fait partie des producteurs d’images et de sens qui dédoublent le monde réel, son œuvre évite l’écueil du reportage en déplaçant la distance critique à l’endroit même de la production d’images. Il ne s’agit plus alors de s’intéresser uniquement à ce qui est filmé ou capturé, mais au pourquoi et à quel moment. Ainsi, au moment de l’aliénation par le travail des Ouvriers, Beyrouth, Serge Le Squer préfére l’instant où « conscient d’être filmé, chaque ouvrier sort de son identité de travailleur pour devenir l’acteur de sa propre fiction ». L’appréhension des territoires se formule alors comme une stratification de lieux qui se définissent d’abord par le sensible, celui d’une expérience concrète qui produit des documents plutôt que des documentaires. Dans l’œuvre de Serge Le Squer, les territoires sensibles de l’humain sont aussi bien réels, physiques, que virtuels - comme le soulignent les œuvres intitulées RealTime ou Re :en grève. Cette dernière œuvre répertorie les pages web traitant de la grève sur internet. Une sorte d’activisme en ligne, où la forme physique de l’individu, absente, se situe hors champ, en même temps que sa forme collective se situe sur le terrain médiatique pour recréer du lien social. L’acte réel ou virtuel, vu ou vécu, motivé par une réflexion sur le monde du travail, est avant tout une dynamique médiatique, qui rallie des constructions segmentées du monde. À ce titre, l’organisation morcelée du travail telle qu’elle s’applique depuis la fin du 19e siècle apparaît comme un paradigme des formes, à la fois narratives et inscrites dans l’espace physique. Porter son attention aux lieux affectés, est ainsi une manière pour l’artiste de signaler et d’accepter la relation affective de l’individu au monde. C’est rétablir une pensée collective à travers l’éclosion de projections et de narrations individuelles.»

Leslie Compan, critique d’art, Catalogue du Salon d’art contemporain de Montrouge, 2009


« Since the beginning of 2000, Serge Le Squer has investigated the representation of the work as the paradigm of the public space. He photographs, films, registers the signs of the working class,producing a social and urban cartography. In 2003, Builders ,film shot in Beirut,gives short sequences in the course of which workers leave their worker identity behind to become the actor of his own fiction. In 2006, thought the use of walkie-talkie scanner in the Goutte d'Or district (Paris), the sound work Where are you Henri Jean-Pierre ? reveals a parallel sound landscape, a zone of delocalized listening. This desire to place the artist physically in front of his subject, to give responsibilities to him, is always accompagnied by a preoccupation with discretion. Here, the work of art will soberly try to connect scattered elements, proceeding toward a permanent assembly work. Taking reality as a point of departure and refusing mere subjectivity, Serge Le Squer immerses us in a documented story. For Table d’hôtes, the artist chose to pursue a collection work begun one year ago on the subject of website on strike and web page about online strike, in which the momentary lock-out indicated by the webpage is revealing of a crisis, a space of media to be reflected.

http://www.re-engreve.com

In this occasion will also be presented the edition of a screenprinting RE : EN GREVE (Re: on strike), realized by Table d’hôtes in Kunstlerhaus of Stuttgart.»

Table d'hôtes, 2008. http://table-d-hotes.blogspot.com/2008/08/serge-le-squer.html


«Sa vision du réel et de la ville ressemble à celle de la tectonique des plaques qui fait rejoindre sur une même surface -celle du montage- des temps et des espaces différents. Laisser des trous, des vides et provoquer des retournements : c’est en entrecroisant des points de vue et par l’introduction d’un décalage qu’il interroge le réel. En 2001, dans Autrement la ville, le baladeur, il réalise un portrait sonore de Lorient réalisé à partir d’un montage de paroles d’habitants et de sons d’ambiance. Ce travail sera présenté sous la forme d’un audiowalk dans le cadre d’une commande d’un chemin de ballade urbaine par la ville de Lorient. Plus récemment dans l’installation Position (présentée à Périféérique 2 en juin 2005), il utilise la bande sonore à la fois comme balise, la trace d’une sonde et le moyen de déclencher une mise en abîme. Le son est un enregistrement brut réalisé à l’insu des protagonistes (probablement des militaires) : un «scanner» de voix étrangères égrenant des coordonnées maritimes. Enveloppant et complétant deux «points» fixes vidéos (un phare et une foreuse), les ondes radios ainsi «révélées» situent, et en même temps troublent notre perception de la réalité. »

Collectif MU. http://www.sound-drop.org/Serge-le-Squer


«Serge Le Squer a commencé par travailler sur Lorient, ville détruite à 90% pendant la Seconde Guerre mondiale. Les liens paradoxaux entre présence des ruines et reconstruction occupent depuis une grande partie de son travail, et Serge Le Squer a donc trouvé un site de choix avec la ville de Beyrouth, à laquelle sont consacrés ses films les plus purs ; Ouvriers, Beyrouth, That’s all … ! et Le phare. Dans le flux du réel, la vidéo permet de sélectionner et fétichiser un moment a priori quelconque et indifférent, et de le transformer, du simple fait de son enregistrement en temps réel, en événement visuel et affectif. Un faisceau lumineux nocturne se charge de tout le passé de la guerre ; un policier au travail devient l’emblème de l’absurdité quotidienne ; des ouvriers sur un chantier s’investissent de la noblesse et de l’endurance dont fait preuve l’humanité ordinaire. Ce dernier chef d’œuvre, Ouvriers, Beyrouth, en a sans doute inspiré un autre, Tweety Lovely Superstar d’Emmanuel Gras (2005), autre description attentive et passionnée du travail d’ouvriers syriens à Beyrouth. Pas à pas les arpenteurs, mise en scène dans les ruines d’un cinéma libanais, constitue le manifeste théorique de cette œuvre qu’auraient sans doute aimé Walter Benjamin et André Bazin.»

Nicole Brenez, historienne et théoricienne du cinéma, responsable des programmes expérimentaux à la Cinémathèque française, Paris. In Dictionnaire du Jeune Cinéma, 2007.


« En septembre 2000, Serge Le Squer peignait au pochoir des passages piétonniers clandestins dans trois rue du centre-ville de Montréal. Tout en s’infiltrant dans le paysage urbain au risque de passer inaperçue, cette intervention ne manquait pas d’intriguer le passant qui s’attardait : non seulement ces passages semblaient-ils autoriser le piéton à passer du trottoir à la rue ailleurs qu’à un carrefour (niant ainsi le droit de stationnement des véhicules en bordure du trottoir), mais ils s’interrompaient au centre de la chaussée, comme inachevés, laissés en plan. Serge le Squer détournait ainsi un signe éminemment fonctionnel et transparent pour lui donner l’opacité d’une métaphore énoncée à même l’environnement concret de la rue — comme une signalisation prise en flagrant délit de déraison ou de liberté revendiquée. Il n’est pas innocent que Les commensaux ait débuté avec cette intervention hors-les-murs, car le passage qui s’interrompt à mi-chemin comme pour laisser le promeneur à lui-même, en « panne » d’instructions, indique une œuvre elle aussi inachevée, dont l’incomplétude même appelle l’attention de l’observateur improvisé, voire la présence de l’Autre pour s’accomplir. Le travail de Serge Le Squer fournit ainsi comme une clé de voûte pour comprendre les projets de cette programmation spéciale, à savoir des œuvres ouvertes en raison même de leur immersion risquée dans la réalité vécue, des œuvres dont l’auteur s’arrête justement à mi-chemin pour les proposer à autrui comme des circonstances à habiter, voire à inventer de concert avec lui. (…) »

Patrice Loubier et Anne-Marie Ninacs, Co-commissaires de l’exposition Les commensaux. Quand l’art se fait circonstances, catalogue d'exposition, Skol, Montréal, 2001.