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MODÉLISATION SOCIOCOGNITIVE PROBABILISTE

DES PROCESSUS SOCIOCOMMUNICATIONNELS*

Jean Robillard, Ph.D.**

Résumé

L'un des problèmes épistémologiques fondamentaux des sciences sociales et de la communication est la modélisation, concept que je définis maintenant, avec Jean Ladrière1, comme l'intermédiaire entre la pratique expérimentale et la théorie, laquelle remplit une fonction descriptive par rapport au modèle qu'elle explicite et détaille. Les sciences cognitives ne sont pas en reste, qui parfois s'intéressent aux questions de la communication, et pour lesquelles les modèles posent aussi problème dans la mesure où la frontière entre l'ordre des habiletés psychocognitives et l'ordre des conditions sociocognitives de la communication, y est souvent mal définie et plus souvent encore fixée dans l'un ou l'autre dogme méthodologique hérité du débat entre le holisme et l'individualisme. Mais le problème de la modélisation en sciences cognitives est aussi celui des vertus attribuées respectivement au représentationnalisme et au computationnalisme. Le lien entre ces deux approches est le langage humain et la faculté sociale de communiquer des contenus intentionnels à un tiers, donc de tenir compte d'une "théorie de l'esprit". La paléoanthropologie, la primatologie et la biologie évolutionnaire fournissent des exemples intéressants sur le plan épistémologique car, comme toute science sociale, les hypothèses et les modèles historiques qu'elles construisent ne sont pas directement testables, ce qui laisse aussi place à l'incertitude. Je vais tenter de montrer ce qu'une science sociale de la communication peut retenir de leurs exemples.

Introduction

Il sera question dans ce texte de deux problèmes qui sont épistémologiquement distincts, mais dont les frontières sont éminemment contigües. Le premier de ceux-ci concerne la modélisation et la théorie des modèles qui normalement en prescrit les règles et les usages. Le second a trait à la relation qui est établie dans la branche des sciences cognitives qui s'intéresse aux problématiques socio-culturelles, entre les mécanismes sociaux de la cognition et les mécanismes sociocommunicationnels qui assurent la distribution ou la diffusion des contenus représentationnels entre les membres d'une même communauté.

Je traiterai du premier problème en m'appuyant sur l'exemple d'un jeu auquel jouent les enfants, et qui consiste à faire passer un «message» verbal de bouche à oreille, dans une file composée d'un nombre quelconque d'enfants. J'en développerai un modèle formel, en utilisant dans un premier temps la logique ordinaire, et dans un second temps, la théorie des probabilités. Ceci me permettra de jeter les bases d'une conclusion selon laquelle les phénomènes sociaux de communication sont modélisables indépendamment de toute théorie des réseaux, de la société ou des groupes : si modéliser veut premièrement dire formaliser des propriétés, alors l'attribution d'une signification aux variables formelles est une affaire d'analyse et d'interprétation et n'entretient pas de rapport immédiat avec le langage formel utilisé.

Le second problème sera discuté à partir de l'exemple de la paléoanthropologie comparée, et en particulier de la thèse audacieuse d'un chercheur dont les mérites seront approchés évidemment succinctement, hélas. Or, nous pourrons en retenir que l'approche défendue globalement par cette discipline, en dépit des conflits d'école ou de méthodes qui y prévalent aussi, possède quelques avantages non négligeables en ce qui concerne la modélisation, d'une part, mais aussi, d'autre part, en ce qui a trait à la compréhension du rapport entre les facultés psychocognitives et les phénomènes sociocognitifs identifiables en tant que composantes de la communication sociale.

La question qui unit ces deux thématiques : Est-il possible de modéliser des phénomènes de communication sociale sans nécessairement tenir compte des facultés psychocognitives individuelles? La réponse est positive et fédératrice2.

1- Les fondements épistémologiques des modèles en science de la communication (sociale)

En sciences de la communication, à mon humble avis, les métaphores sont trop nombreuses. La principale et la plus usée étant évidemment celle du modèle shannonien. Métaphore, parce que le modèle shannonien n'a pas pour vocation de circonscrire un objet ou un événement communicationnel particulier du point de vue de son sens, mais de représenter théoriquement un processus de transmission d'informations encodées; usée parce qu'on lui a fait dire depuis sa publication des choses parfois étranges et leur contraire. C'est d'une théorie de la mesure de la transmission autant que de la charge informationnelle transmise, c'est-à-dire sa quantité mesurable, dont il s'agit. Redonner au concept de communication humaine un sens déterminé par les conditions de la manifestation concrètement humaine de la communication s'impose. (Le modèle shannonien est bien adapté aux problèmes des télécommunications, il ne l'est pas du tout aux problématiques sociales et humaines qui ont tout à voir avec le sens collectivement partagé, au contraire de la théorie de Shannon qui exclut le sens et la sémantique.)

Une véritable science de la communication sociale devra faire l'économie de telles métaphores. En particulier, elle devra pouvoir mener à terme un projet fondamental, celui de la détermination de ses objets, d'une part (de quoi parle-t-elle?) et de la rigueur de ses règles d'analyse. Une théorie des modèles est en ce sens cruciale.

Pour nous en convaincre, voici un exemple. Sa forme est celle d'un paradoxe logique bien connu des logiciens, le sorite, formulé depuis la fin de l'Empire Romain par un philosophe sans doute désespéré de l'irrationalité des dirigeants de l'empire en question3.

Imaginons la situation suivante, qui est formellement, donc, un cas de paradoxe de type sorite, mais qui est en pratique un jeu bien connu. Soit A un groupe d'individus comprenant N membres (aux fins de l'exemple, les critères de détermination de l'appartenance de tous sont sans importance). A0 possède une représentation mentale (un contenu sémantisé) R qu'il communique à A1, laquelle la communique à A2, et ainsi de suite, jusqu'à An. On peut penser que de A0 → A1 , le contenu R demeure inchangé; qu'il en est de même de A1 → A2; mais on sait que cela ne peut être le cas lorsque l'on atteint le passage de An-1 → An . Il existe au moins un Ai tel que R( Ai) n'est pas sémantiquement équivalent à R( A0 ). La communication est paradoxale dans la mesure où si de l'un à l'autre il n'y a rien de changé dans le sens de R, soit que R est vraie pour tous les individus, néanmoins la proposition selon laquelle tous les passages de A0 → Ai+1 sont vérifiés jusqu'à An-1 → An est fausse4.

Représentée grâce à une arborescence inférentielle (PRIEST, 2008 dont je m'inspire ici), cela donne un portrait sans doute plus clair de la situation :

A0 A0 → A1

A1 A1 → A2

A2

An-1 An-1 → An

An

En théorie de la communication, un tel paradoxe, même s'il n'est pas formulé exactement dans les mêmes termes, est assez bien connu comme étant typique des effets de contexte et des implications sémantiques des contextes dans lesquels ces effets se manifestent, c'est-à-dire des effets qui sont reconnaissables en tant qu'ils tiennent de la pragmatique des langues naturelles5. Or, généralement, ce dont on tient compte dans l'analyse, c'est de l'aspect intentionnel et psychocognitif du processus étudié, et on a recourt à diverses théories pour ce faire : celle de l'acte de discours, de l'analyse conversationnelle de type gricéen, ou encore à d'autres théories inspirées de la linguistique, de la psycholinguistique et de la philosophie du langage ordinaire. Rarement voit-on des analyses sortir du cadre de la psychologie ou de la psychosociologie linguistique. Encore plus rarement lit-on des analyses de type sociocommunicationnel. Il ne s'agit pas ici de parler l'analyse des réseaux de communication interpersonnelle uniquement, comme le fit si brillamment le psychologue et logicien Claude Flament dans son étude de 1965, mais de la méthode de modélisation de tels processus et de la posture épistémologique que l'on adopte. En effet, il est tout à fait possible de procéder à une modélisation de ces événements de communication à partir de théories psychologiques ou encore à partir des a priori de la méthode individualiste dans les sciences sociales : les mécanismes individuels mis en œuvre lors d'un processus de communication relèvent en effet de la psychologie cognitive, voire de la neurobiologie. Mais de tels postulats grèvent sérieusement la valeur même des théories sociologiques et celle de ses propres modèles théoriques, car elles ne permettent absolument pas d'inférer avec assurance la pertinence de ces modèles d'objets individuels à un ensemble plus large les comprenant. Mais, pourtant, dans d'autres sciences, comme on le verra bientôt, ces difficultés ont été sinon entièrement surmontées, du moins on y travaille et des résultats positifs ont déjà été atteints.

Ainsi, notre petit modèle de la communication a ceci de particulier qu'il y règne une grande indétermination : un paradoxe logique est exactement un énoncé indécidable, vrai quand il est faux, et faux quand il est vrai. Revenons-y donc, et profitons de l'occasion pour le nommer "paradoxe de la sémantique communicationnelle". Car, en effet, les événements hypothétiques, si discrets que l'on peine à les imaginer, qui ont fait que lors d'un ou de plusieurs passages d'un individu à un autre l'énoncé initialement transmis se transformait jusqu'à perdre son sens d'origine, ces événements-là nous importent fondamentalement parce que ce sont des événements qui témoignent de l'extrême fragilité de nos systèmes de communication socialement réalisés. Ce sont des événements qui sont par définition indéterminables, mais ils sont toujours probables. On peut donc les représenter de manière probabilitaire. L'enjeu étant de mesurer la probabilité que la représentation de départ en A0 soit vérifiée jusqu'à An . (Remarquons au passage que l'événement est ce qui se passe à un temps ti, et que le contenu de la représentation, sa sémantique, en est transformée, mais les deux ne sont pas épistémologiquement équivalents, le premier est une action, le second une proposition, tous les deux formellement représentables.) Or, nous devons au préalable examiner le statut des chaque événement à l'intérieur de l'ensemble de ceux-ci. Sont-ils indépendants ou dépendants au sens statistique habituel? Cette question est fondamentale. Je pense que chaque événement de la chaîne de communication est indépendant du précédent. Pourquoi? Parce que la valeur de vérité de la représentation transmise au temps t2 n'est pas déterminée par la valeur de vérité au temps t1. À chaque moment, les probabilités que cette valeur change sont égales, comme avec le modèle de l'urne dans lequel on remet les boules tirées la fois précédente; cette valeur est donc conditionnée par l'événement : appelons A, B, etc., ces événements; et R1, R2, etc. ces contenus. Ce qu'il faut calculer, c'est donc la probabilité que le contenu R0 soit modifié le long de la chaîne d'événements communicationnel. Il s'agit d'une probabilité conditionnelle, dans la mesure où l'événement joue ce rôle, soit : P(R/A). Mais cette probabilité est calculée dans l'ensemble de tous les événements comprenant n événements individuels. Partant, il est assez aisé de représenter cela grâce à la définition de la probabilité conditionnelle, ce qui donne ce modèle :

(La formule est celle de la définition de la probabilité conditionnelle.)

Ce que dit un tel modèle, en particulier, c'est que même si les événements de communication qui contribuent à la transformation de la représentation, tant sur le plan syntaxique que sur le plan sémantique, ne sont pas individuellement identifiables, il demeure que la probabilité que la représentation initiale reste inchangée est extrêmement faible et que les contenus sémantiques sont conditionnés par la structure des échanges. Bien entendu, comme le jeu dont ce modèle est une représentation est bien connu, ce que je viens de dire peut sembler revêtir les aspects d'un truisme; or, en réalité, le modèle prouve que la compréhension usuelle est fondée et juste en vertu des règles du calcul utilisé. J'ai dans un ouvrage récent (Robillard, 2011a) présenté une théorie formelle de la communication sociale, que j'ai formalisée et dont j'ai fourni la preuve grâce à quelques axiomes du calcul des probabilités et de la théorie des ensembles. Cette théorie dès lors peut effectivement servir de modèles théorique à notre petit modèle d'objet et ainsi montrer que les liens sémantiques entre les deux sont formellement rigoureux.

2- Modèle et exemple éthologiques

Le lien un peu abrupt entre la précédente partie de mon texte et celle-ci, peut être adouci en considérant un aspect particulier de mon analyse parue dans l'ouvrage mentionné plus haut. Car, en effet, celle-ci culmine en une axiomatique formelle, dont le premier axiome est celui de la structure intentionnelle de la socialité : par cela il faut comprendre que la socialité, et non la communication, a pour fondement la capacité humaine de prêter à autrui des intentions et de lui faire comprendre les siennes. Cette étrange caractéristique, aux yeux des sociologues en général, moins à ceux des anthropologues, sert également de base à un vaste ensemble d'études et de thèses sur les rapports sociaux, leur nature, mais aussi leur genèse et leur évolution au fil de l'histoire depuis l'apparition des premiers hominidés, lorsque ceux-ci se sont distingués des espèces qui allaient donné les chimpanzés et les bonobos modernes. Car avec cette capacité de pouvoir établir un lien interindividuel en attribuant à l'Autre la même capacité que Soi à développer et à réfléchir des contenus intentionnels (ou sémantiques), la communication de tels contenus devenait dès lors possible; les moyens de communiquer ces contenus intentionnels allaient alors subir les transformations qui aujourd'hui mènent tout droit aux langues humaines et, par extension, aux technologies en tant que leur fonction est de fixer des contenus et d'en standardiser normativement l'interprétation dans un temps et un espace donnés.

Pour les primatologues, les éthologues et les paléoanthropologues, cette faculté cognitive humaine est fondamentale, car sur elle on fait reposer l'édifice du langage humain et ensuite la pensée symbolique socialement partagée, ainsi que les formes d'institutionnalisation comme les normes et les règles d'action dans le groupe.

De plus en plus, on voit apparaître les éléments d'un consensus s'élargissant parmi ces derniers sur la fonction du groupe humain et social comme vecteur d'évolution de l'espèce humaine. Michael Tomasello, psychologue et éthologue6, par exemple, situe l'origine de la communication dans la socialité et, surtout, la structure collaborative de la socialité humaine, en se fondant sur des observations des comportements des primates et les cultures traditionnelles. Or, on sait aussi, grâce aux travaux du primatologue Frans De Wall (2002, 1996) que les primates et certaines sous-espèces de simiens sont capables de former des alliances politiques et de se coordonner lors de la chasse ou de la cueillette. Ces possibilités de coordonner les comportements au sein d'un groupe indiqueraient aussi l'existence de normes d'actions et expliqueraient que des sanctions soient prises contre les contrevenants qui peuvent aller jusqu'à leur mise à mort. Mais une telle coordination doit évidemment reposer sur des capacités cognitives communes, chaque membre du groupe doit pouvoir interpréter les intentions et la communication de ses pairs dans de telles circonstances. En d'autres mots, il faut que le cerveau de chaque individu soit muni de telles caractéristiques et que les propriétés cognitives aient été sélectionnées à cette fin.

Un autre psychologue évolutionnaire propose une théorie à ce sujet, théorie dite du "cerveau social". L'hypothèse de base et cette théorie sont apparues vers la fin des années 1980, mais ont été amendées par le psychologue cogniticien et éthologue Robin I..M. Dunbar, en 1998. La thèse que celui-ci défend et qui fait un large consensus parmi ses collègues, est que l'évolution du néocortex chez les primates supérieurs est corrélée à la croissance de la complexité des interactions sociales au sein de groupes de primates de plus en plus larges, à l'intérieur desquels la formulation de stratégies de nature politique auraient demandé davantage de capacité individuelle de computation et de calcul.

The social brain hypothesis implies that constraints on group size arise from the information-processing capacity of the primate brain, and that the neocortex plays a major role in this. However, even this proposal is open to several interpretations as to how the relationship is mediated. At least five possibilities can be usefully considered. The constraint on group size could be a result of the ability to recognize and interpret visual signals for identifying either individuals or their behavior; limitations on memory for faces; the ability to remember who has a relationship with whom (e.g., all dyadic relationships within the group as a whole); the ability to manipulate information about a set of relationships; and the capacity to process emotional information, particularly with respect to recognizing and acting on cues to other animals’ emotional states. These are not all necessarily mutually exclusive, but they do identify different points in the cognitive mechanism that might be the crucial information processing bottleneck. 7

Dans une telle théorie de l'évolution de la cognition et du néo-cortex, la principale variable à prendre en considération est relationnelle : elle consiste en une mesure de la taille des groupes sociaux comparativement au volume des interactions qu'un individu est en mesure d'entretenir à des fins de survie et d'adaptation (soit : la capacité de "traitement de l'information"). Les études de Dunbar et de ses collègues ont montré que chez les primates (chimpanzés et gorilles), les singes et chez les simiens, la complexité des réseaux sociaux dans un même groupe, sauf chez les gorilles dont la vie sociale est fort différente, dépasse largement la seule nature des liens de parenté – que savent reconnaître par ailleurs, comme on le sait, les primates supérieurs. Ils ont réussi à établir de nettes corrélations entre le volume moyen du néocortex et la taille des groupes, et c'est pourquoi Dunbar pose que le volume du néo-cortex est une contrainte sur la taille des groupes chez les primates et chez de nombreuses sous-espèces, ainsi que chez l'humain dont les groupes et la taille des interactions dépassent très largement ce que l'on retrouve chez les autres primates et chez les sous-espèces apparentées – en raison, justement, d'un néo-cortex beaucoup plus volumineux.

L'hypothèse veut donc que ces multiples possibilités de relations sociales soient en quelque sorte conditionnées par la capacité cognitive des individus membres d'une groupe – le cœur de cette thèse est répercuté par l'idée de la contrainte en théorie de l'évolution. Or, même s'il en discute peu, Dunbar ne peut ignorer que ces conditions ne sont pas qu'internes, que l'environnement social et territorial doit être pris en compte, bref que l'écologie des espèces concernées par son étude agit aussi comme contrainte sur l'évolution. Parce que le néocortex abrite les principales fonctions cognitives supérieures, en plus des aires liées aux calculs stratégiques et aux opérations logico-mathématiques, cela ne veut nullement dire que les contraintes imposées à l'évolution par l'environnement extérieur, y compris par les relations sociales, ne jouent qu'un rôle mineur : elles ont au contraire certainement favorisé l'évolution de certaines caractéristiques cognitives, telles que par exemple l'aptitude à la coopération. L'évolution aurait donc favorisé les individus, mais aussi les groupes d'individus (suivant en cela Sober & Wilson8, mais leur thèse va à l'encontre des la théorie de Dunbar qui s'oppose à la thèse de la sélection des groupes en biologie) ayant davantage d'aptitudes cognitives à établir des alliances, etc., que les individus moins dotés de telles aptitudes.

On ne peut aucunement parler, dans ce contexte, d'une "émergence" de la cognition et de la computation, au sens que l'on donne généralement à ce concept en biologie ou en théorie de la complexité, dans la mesure où ces capacités n'émergent aucunement, mais résultent plutôt d'un long processus évolutif au cours duquel les étapes n'ont sans doute pas présenté de parcours linéairement stable ni déterminé de quelque façon que ce soit. De toute façon, là n'est pas le principal problème, qui réside plutôt dans le fait qu'avec une telle thèse, et avec la théorie qu'en propose Dunbar, ce qu'il importe de mesurer ce ne sont pas uniquement les caractéristiques d'un seul individu érigées en modèle, mais la taille et la nature des interactions entre individus considérant que chacun des individus est lui-même abstraitement un nœud dans le graphe de ces relations. Sur le plan individuel, Dunbar tient compte des caractéristiques et des aptitudes à la computation (au sens général de "traitement de l'information"), mais ce qu'il mesure ensuite ce sont les limites de cette computation dans un contexte d'interaction lui-même contenu à l'intérieur de possibilités combinatoires relativement limitées en raison même de la limite intrinsèque de la capacité de chaque individu et de des limites imposées par la taille même du groupe.

Le modèle de Dunbar tient donc compte du niveau individuel et ensuite du niveau collectif, chacun de ces niveaux étant représentés par diverses variables définies à partir des connaissances préalables du fonctionnement et d'autres caractéristiques neurobiologiques du néocortex. Ce qui fait que son modèle d'objet n'est pas fondé sur le nombre a priori de relations qu'il serait possible à un seul cerveau d'entretenir, mais sur la fonction computationnelle nécessaire à l'établissement de telles relations au sein d'un groupe d'individus. Son modèle théorique est quant à lui fondé sur les éléments de sa preuve ancrée empiriquement dans des observations éthologiques vastes et complexes. Il réussit à faire la démonstration de sa preuve et ensuite à ériger en quasi-loi causale et évolutionnaire la fonction cognitive des interactions entre les membres d'une société en tant que de ces interactions sont contraintes par des propriétés cognitives sélectionnées en vertu de leur rôle dans l'adaptation des individus; cette quasi-loi contribue donc à expliquer quelle part l'évolution du néo-cortex explique, au moins en partie, la nature sociale et non plus exclusivement psychologique ou biologique de la cognition.

Ainsi, prenant exemple sur la théorie de Dunbar, on voit que la preuve qu'il administre repose sur au moins deux niveaux de modélisation qui sont coordonnés entre eux afin de produire la démonstration graduée d'une hypothèse. Dunbar utilise pour y arriver autant des données d'observation directe, comme le font tous les éthologues, que des données statistiques, comme le font de nombreux sociologues et anthropologues. Mais conformément aux principes de la neurobiologie et de la psychologie évolutionnaire, il attribue aux propriétés cognitives un statut à proprement parler individuel, et montre que les corrélations entre les fonctions cognitives individuelles et le volume du néo-cortex traduisent une fonction évolutionnaire qui n'a de réalité et d'effet causal que dans les contextes d'une socialité dont les degrés de complexité suivent également une courbe évolutive comparable à de celle de l'évolution du néocortex.

Bref, cet exemple nous montre comment organiser et coordonner entre eux des niveaux de modélisation sans qu'il ne soit nécessaire de stipuler a priori une valeur normative à un niveau au détriment d'un autre. Il y a intégration des niveaux d'analyse, et j'utilise sciemment ce concept d'"intégration" en un sens presque mathématique9 de sommation de grandeurs liées à des formes géométriques. Il y a ici intégration de valeurs de mesure entre des phénomènes qui sont, justement, identifiables dans des espaces mathématisables de dimensions opposées (pouvant même dès être définies comme limites des grandeurs en question). Ce sont des espaces de probabilités qui sont définis car, pour ces scientifiques, rien ne peut être testé, tout repose sur des modèles d'objet alliés à des théories qui posent comme méthode de vérification non pas la vérification empirique des hypothèses, mais leur validation formelle.

Conclusion

Aborder le sujet de la modélisation, c'est nécessairement pénétrer sur le continent de l'épistémologie et de la philosophie des sciences. Or, peu d'épistémologues prennent pour objet la communication, alors que les sciences qui habituellement en étudient les manifestations sont quant à elles fort bien étudiées de ce point de vue, et depuis fort longtemps. Je pense personnellement – le contraire serait, disons, paradoxal – que l'épistémologie de la communication peut jouer un rôle dans la recherche d'explications des formes de manifestation et d'efficace que revêt la communication. Mais trop souvent, l'immédiateté et l'actualité font oublier que les problématiques proprement épistémologiques des disciplines et sous-disciplines qui étudient les usages et les habitus communicationnels, que ces problématiques requièrent elles aussi d'être évaluées afin de mieux équiper la recherche des explications d'outils mieux adaptés et plus performants.

Ce texte se voulait une petite contribution supplémentaire à l'édification d'une analyse épistémologique de la communication, en prenant pour point de départ le constat selon lequel la modélisation, si courante en sciences de la nature, un peu moins dans les sciences sociales où elle s'exerce souvent de manière intuitive (peu importe les méthodes employées, d'ailleurs), n'est pas qu'un vain mot, mais une étape cruciale qui favorise le développement des explications tant recherchées des causes des phénomènes étudiés.

L'exemple du modèle du sorite, développé dans la première partie, avait justement pour fin de montrer comment un jeu d'enfant, que tous, j'espère, ont reconnu, pouvait être représenté, c'est-à-dire modélisé de manière à en conserver les caractères d'évidence d'un point de vue communicationnel, autant que les propriétés formelles les plus assurément fidèles des mécanismes qu'il met en branle. Cet exercice ne prétend aucunement affirmer au-delà de ses limites mêmes que les sciences de la communication n'ont jamais su aménager des modèles théoriques fiables; ce qui veut dire analysables ou décomposables dans son rapport à ce qui est manifestation observable d'une réalité. Il avait pour seule prétention de proposer une démarche qui permet d'évaluer, quoique encore trop succinctement, que la communication sociale, fondée sur l'échange de contenus sémantisés et donc interprétables par les membres d'un groupe social donné, représentait une occasion de développer un concept de modèle probabiliste en raison même d'un objet dont les traits sont indéterminables : les contenus échangés ne sont pas la même chose que le support sur lequel on les aura fixés, ni accessibles en tant qu'objets au sens empirique de ce qui est immédiatement tangible ou perceptible. Ces contenus sont des représentations dont il faut comprendre la genèse, le transport, et les effets. Or, voilà qu'une thèse se dessine sur la nature de ces contenus communiqués, et que les processus de communication usités contribuent à la définition de cette notion.

Il devient ainsi possible de construire une théorie des représentations sociales qui soient intrinsèquement associée à une thèse des fonctions cognitives sollicitées pour leur constitution et leur développement et à une thèse sur les modes de fonctionnement des réseaux de communication sociale permettant la diffusion et le partage de ces représentations au sein d'un groupe d'acteurs sociaux qui, aujourd'hui, n'interagissent plus uniquement à l'intérieur de groupes physiquement localisables dans un espace étendu aux seules limites imposées aux déplacements; mais qui interagissent au moyen de nombreux systèmes de communication, entre eux, avec les institutions officielles ou non, et dans le cadre des institutions officielles ou non, etc. Et comme la mesure de tous ces événements de communication est empiriquement impossible, force est de constater que nous sommes dans la même situation que les éthologues et paléoanthropologues dont je viens de parler beaucoup trop brièvement. La modélisation probabiliste que je propose10, et donc j'ai donné un aperçu avec le modèle du paradoxe de la sémanticité communicationnelle, permettrait d'instaurer des méthodes qui ne soient plus que strictement descriptives des événements, mais prédictives en vertu de quasi lois vérifiables ou falsifiables formellement et empiriquement.

Bibliographie sommaire

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*Une première version de cet essai a été présentée lors du congrès de l'Association Internationale des Sociologues de Langue Française, Rabat (Maroc), tenu du 2 au 6 juillet 2012. Ce manuscrit sera publié dans les actes du colloque du Comité de recherche 33 Sociologie de la communication, aux Éditions de l'Harmattan en 2013. Référence : ROBILLARD, Jean, Modélisation sociocognitive probabiliste des processus sociocommunicationnels, manuscrit numérique. (À paraître.) Disponible à : https://sites.google.com/site/jeanrobillard/

**Professeur-chercheur à la Télé-université (Université du Québec), Montréal, Québec.

1LADRIÈRE, Jean Les enjeux de la rationalité. Le défi de la science et de la technologie aux cultures, Montréal : Éditions Liber, 2001 (Paris : Aubier-Montaigne/Unesco, 1977), p. 28 et sq.

2Une réponse plus élaborée se trouve dans ROBILLARD, Jean, La société savante. Communication et cognition sociale, Québec : Presses de l’Université du Québec, 2011.

3Cet exemple de paradoxe logique est intéressant à plus d'un point de vue, mais surtout de celui de son importance dans les logiques appelées non classiques.

4Ce modèle décrit un réseau de communication de contenus sémantiquement partagés, c'est-à-dire un réseau social de communication, appuyé d'une théorie du langage ordinaire en tant que véhicule des contenus sémantiques ou intentionnels. J'exclue volontairement de ce modèle toute référence aux technologies numériques de communication afin d'en simplifier l'analyse et uniquement pour cette raison. En effet, ces technologies ajoutent une dimension supplémentaire, celle de la fixation d'un contenu sur un support et de ce fait de la plus grande possibilité de pérennisation de la sémantique associée au contenu ainsi fixé (Ricœur, 1986).

5Voir par exemple : SPERBER, Dan, WILSON, Deirdre, La pertinence : communication et cognition, Paris : Éditions de Minuit, 1989.

6 TOMASELLO, Michael, The Cultural Origin of Human Cognition, Cambridge: Harvard University Press, 1999; TOMASELLO, Michael, Origins of Human Communication, Cambridge: MIT Press, 2008.

7 DUNBAR, Robin I.M. (1998), «The Social Brain Hypothesis», Evolutionary Anthropology, p. 184.

8 SOBER, Elliott, WILSON, David S. (1998), Unto Others. The Evolution and Psychology of Unselfish Behavior, Harvard : Harvard University Press.

9 MICHEL, Alain, Constitution de la théorie moderne de l'intégration, Paris : Vrin, 1992, Coll. Mathesis.

10Qui ne se résume pas à l'exemple de la formule de la probabilité conditionnelle.