Quelques extraits

https://docs.google.com/viewer?a=v&pid=sites&srcid=ZGVmYXVsdGRvbWFpbnxmcmFuY2Fpc2Rlc291Y2hldm91c2VuZGVwbGFpc2V8Z3g6NjI1NGJhOWY5Njg5NmY3Zg



À Raoulette,

mon aïeule, il y a cinq siècles.



"Nous n'héritons pas la terre de nos ancêtres,

nous l'empruntons à nos enfants".

Montaigne,

ou Saint-Exupéry,

ou proverbe africain…




Prologue


— Il n’y a pas de Français de souche, disent-ils.

— Mais, il n’y a que des Français de souche !

Un arbre sans souche est-il un arbre ? Ou bien, n'est-il qu'un matériau ? Qu'est-ce qu’un Français, sinon quelqu'un qui a “fait souche" ? Vieille souche, ou jeune souche, mais souche quand même !

Il fut un temps où la France était une forêt. Y vinrent des hommes qui, pour cultiver le sol et se nourrir, abattirent les arbres, arrachèrent les souches. Alors, sur cette terre devenue meuble, ils prirent racine eux-mêmes. Ils avaient fait souche. Les hommes avaient remplacé les arbres.

— Nous sommes tous métissés, disent-ils encore.

— Mais, qu'est-ce que le métissage, sinon le mélange des races ? S'il y a des métissés, c'est bien qu'il y a des races !

(…)

On aime bien, aujourd'hui, rêver de cousins cosmiques qu’on découvrirait un jour, habitant quelque planète lointaine. Dirait-on encore, en les voyant, qu’il n’y a pas de souche ni de race ?

Or, ce ne sont pas des Martiens qui m'ont incité, cher lecteur, à écrire ce livre, mais Raoulette, Jean, Jeanne, Louis, Louise et tous les autres. Cent dix noms que je peux maintenant écrire dans les cases de mes aïeux bretons depuis cinq siècles, grâce aux miracles de la généalogie ! Choc de l'esprit, quand je découvris qu'Henry IV, Louis XIV, Napoléon et les autres, n'étaient plus les fantômes d'un passé anonyme, mais devenaient le présent des miens ! Ivresse de mettre des noms sur ceux qui furent leurs contemporains, et qui m'ont engendré !

Ceux-là furent mes ancêtres, mais ils furent aussi les ancêtres de milliers de cousins éloignés que je peux aujourd'hui croiser sans les connaître ! Et, pour toi, cher lecteur, dont les racines plongent en d'autres lieux de cette terre de France, que Raoulette, Jean, Jeanne, Louis, Louise et tous les autres, soient le symbole de tes propres racines que je te souhaite de découvrir à ton tour. Le bonheur !

— Alors, Français de souche ?

— Oui, depuis 1532 seulement.

— Avant ?

— Breton !

Eh oui ! la Bretagne d'Armorique existait avant la France ! Les Bretons ne sont pas des immigrés. C'est la France qui s'est construite chez eux et avec eux.


1570 - Les laboureurs de Brocéliande


Jean et Raoulette

— Je vous parle du fond de votre lointaine descendance, Jean Bourée et Raoulette Éven. Vous êtes les deux plus anciens ancêtres qui me soient connus, la onzième génération dans la lignée de mon grand-père paternel. Vers 1570 se situe vraisemblablement l’année de votre naissance à Monterfil, en Bretagne, sous le règne de Charles IX et la régence de sa mère, Catherine de Médicis. Vous avez vu passer Henri IV et partie du règne de Louis XIII. Vous avez été contemporains des abominables guerres de religion qui ensanglantèrent la France.

Et l'on voudrait nous dénier le droit, à nous, vos descendants, d'être les rameaux de votre arbre ; l'arbre de votre souche ; la souche de vos racines ! Dix mariages et naissances, dix fois de suite après vous, ont véhiculé jusqu'à nous, et désormais jusqu'à nos propres descendants, vos gènes de Bretons ; d'une Bretagne devenue française ; de Français, donc. Près de cinq siècles nous relient. Combien d'autres siècles nous échappent, que la généalogie ne sait pas nous livrer ! Et l'on voudrait ignorer ces liens d'affection et de chair ! Nous affubler du statut de métis en France ! Mais, la Bretagne était là avant la France ! La Bretagne n'est pas entrée en France. Elle a fait la France ! Avec quelques autres duchés ou royaumes. Votre souche est la souche de la France.


Racines profondes

Au tréfonds de l'histoire de la Bretagne, des pêcheurs de coquillages du paléolithique. Puis, trois mille ans av. J.-C., les constructeurs inconnus de mégalithes.

Sept cents ans av. J.-C., les Celtes surgissent d'Europe centrale. Ils apportent le druidisme aux agriculteurs aborigènes, ou aux pasteurs itinérants dans les forêts de la péninsule. Aucun écrit ne nous en est parvenu. Leur civilisation était de tradition exclusivement orale, en perpétuelle actualisation. On dit que la pensée des druides plaçait l'au-delà à côté de la vie, en un univers parallèle à celui d'ici-bas. La mort était une porte vers cet au-delà. Leur culte s'exprimait au plus profond de la nature, elle-même manifestation sensible de cet au-delà. La croyance de ces Bretons-là ne fut pas étrangère à leur vaillance au combat. Peut-on, dès lors, parler de race celtique ? Ou bien, est-ce interdit ?

(…)

— D'où vient ton nom de famille, Raoulette ? Du célèbre comte du Pays de Léon qui le porta au Xe siècle et fut maintes fois vainqueur des Normands ? De la famille de l'évêque de Tréguier au XIVe siècle ? Ou bien, plus modestement d'une longue lignée de serfs puis de laboureurs ? Nous ne le saurons sans doute jamais. Dans le doute, la dernière hypothèse convient parfaitement à ma fierté. Mais, j'entends votre réponse :

— Certes, nous sommes nés Français. Mais, nos parents étaient seulement nés Bretons. Le roi François le Premier en a décidé ainsi en rattachant notre duché à sa couronne par son édit de Nantes en 1532. Alors, vous nos descendants, Français de souche êtes-vous, depuis que l'Armorique est française ; Bretons de souche, vous étiez avant !

— Est-ce pour cela qu'un mysticisme profond reste enfoui dans mon âme depuis votre siècle, réminiscence celtique, elle-même nourrie de préhistoire. Jean et Raoulette, vous et vos contemporains êtes les bâtisseurs de ces calvaires bretons, avatars inconscients des mégalithes d'antan. Des simples croix que vous placiez en d'innombrables carrefours, aux monuments ouvragés et souvent baroques que vous érigiez au cœur de vos villages, parfois sur d'anciens sites de dévotions païennes, partout la représentation de la passion du Christ — le calvaire — témoigne de votre foi populaire dans l'au-delà, dans la résurrection après la mort. Jean et Raoulette, vous avez signé à jamais, dans le granit, l'enracinement chrétien de la France.

(…)

Rattachement de la Bretagne

C'est pendant les IVe et Ve siècles que des immigrants venant de l'île de Bretagne arrivèrent en péninsule armoricaine. Ils parlaient un dialecte celtique voisin de celui des autochtones, des Gaulois vénètes plus ou moins romanisés. Ils débarquaient en famille par vagues successives, chassés par la surpopulation de leur pays, puis par les invasions des Saxons et des Angles. Ils cherchaient une terre d'asile. Soldats-laboureurs, ils n'eurent pas de mal à trouver des landes en fiche, abandonnées sur cette péninsule du bout du monde, à l'écart des grands peuplements. Ils étaient chrétiens comme l'étaient les Armoricains depuis deux siècles. Ils voulaient bâtir des églises pour y célébrer le culte du Christ.

(…)

En 1514, Anne de Bretagne décédait. Or son gendre devenait roi : François Ier. Celui-ci, pour régler définitivement le problème, s'emploiera à convaincre le parlement de Bretagne de demander officiellement le rattachement du duché au royaume de France. Le traité d’Union sera signé à Vannes, et promulgué à Nantes par un édit royal le 13 août 1532.

La Bretagne était devenue française. Et les Bretons aussi !


Quatre mille aïeux

Jean ! Il vient de loin, mon second prénom ! Je le retrouverai douze fois par la suite, dans ma seule lignée paternelle. Quelle dévotion au disciple que Jésus aimait, au fils de Zébédée, animera cinq siècles durant les étages de mon ascendance ? Il est vrai qu'il n'y eut pas moins de cinq ducs de Bretagne qui se prénommèrent Jean. Fut-ce l'amorce d'un culte inconscient ?

— Raoulette et Jean, je vous chéris ! Dans mon ADN, dans mon âme, il y a quelques gouttes de vous deux. Oh ! Pas seulement de vous ! J'ai compté qu'à l'époque où vous viviez, pas moins de 1024 grands-mères me portaient un peu dans leur sein quelque part en Bretagne, et 1024 grands-pères m'y prêtèrent leurs gènes. Hélas, je ne connais de nom que les deux vôtres. Si je pouvais vous réunir tous, mais aussi toutes vos filles et tous vos fils qui, de génération en génération, ont véhiculé jusqu'à moi, onze fois mon mauvais caractère, vous seriez, chers Raoulette, et Jean, 4094 convives autour de la table, que je voudrais serrer sur mon cœur !

(…)

Brocéliande


Ne demandez pas à un Breton de situer la forêt de Brocéliande ailleurs qu'en Bretagne armoricaine, et plus précisément autour de l’actuelle forêt de Paimpont entre Rennes et Ploërmel. (…)

En cette forêt mythique et magique, avant que ne la dénature le tourisme de masse, ces hordes de barbares des temps modernes, on pouvait y entendre dans le murmure du vent, dans le craquement des bois, dans le gazouillis des ruisseaux, les amours de la fée Viviane et du chevalier Lancelot ; les incantations de Merlin l'enchanteur ; les voix des Chevaliers de la Table Ronde ; les appels du roi Arthur.

(…)

Ne demandez pas non plus à un Breton s'il croit en l'au-delà, et pourquoi il est chrétien, quand, depuis le Moyen-Âge, la légende arthurienne en forêt de Brocéliande a nourri son sang et son âme de l'héroïsme vertueux de ses héros en quête du Saint Graal. Le Graal, la relique mystique, le réceptacle de l'absolu, le Saint Calice que partagea Jésus avec ses disciples à la veille de son martyr, le vase sacré qui recueillit son sang ruisselant de la Croix.

(…)

Olive

— C'est dans ce contexte que, Jean Bourée et Raoulette Even, vous profitâtes de l'Édit de Nantes pour vous marier. Puis, pour fêter l'arrivée du XVIIe siècle, vous mîtes au monde, en 1601, à Monterfil, Olive Bourée, ma seule aïeule connue de la dixième génération. La même année naissait à la cour d'Henri IV le futur Louis XIII.

Olive ! Quel beau prénom, et comment imaginer qu'il ait pu être donné à ce bébé, mon ancêtre

(…)


Bébé, dis-je, car on imagine toujours ses aïeux en vieillards ridés sur des photos jaunies. On oublie un peu vite qu'ils furent aussi des enfants.

(…)


Épilogue


J'ai écrit ces lignes pour vous, mes enfants, pour vos enfants et les enfants de vos enfants. Nos anciens ignoraient leurs ancêtres. Nous sommes les premiers à découvrir notre passé grâce à la révolution numérique.

(…)

Cela nous donne des droits. Droit de fouler le sol imprégné de nos morts. Cela nous donne des devoirs. Devoir de demeurer digne de nos ancêtres, et de transmettre la fierté d'être Français.

J'ai écrit ces lignes pour vous, chers lecteurs, pour que vous retrouviez l'envie, la joie de savoir vos souches.

(…)

Je vous souhaite le bonheur de pouvoir vous situer, un jour, vous aussi, dans le long cheminement de l'histoire des vôtres. Mais, ici je vous offre mes ancêtres. Ils sont aussi les vôtres. La longue histoire que je vous ai contée est aussi votre histoire, quelque part en France. Elle est notre patrimoine commun.

J'ai écrit ces lignes pour vous qui fuyez vos propres souches d'au-delà des mers, chassés par la barbarie dans un monde redevenu fou, et qui cherchez refuge sur notre sol. Je ne peux m'empêcher de voir à travers vous la multitude des migrants qui, voici seize siècles, avant que la France ne fût France, fuyaient aussi les barbares d'outre-Manche et trouvaient accueil sur le granit d'Armorique. Ils y firent souche. Alors, ils en labourèrent le sol aux côtés des Celtes aborigènes, et quand il le fallut, ils prirent les armes avec eux pour défendre cette patrie désormais commune.

(…)

Une forêt est faite d'anciennes souches et de nouvelles souches. Mais, il n'y a pas de forêt sans souches.


En Touraine, mars 2016