INFINITISME

BK - 2014

{Abstraction Infinitiste}

Les formes caractérisées par Kandinsky dans Du spirituel dans l'art, et dans la peinture en particulier (1912) ont pour but de délimiter des espaces. Une forme qui désigne un objet matériel, telle une forme d'arbre, de pomme ou d'éléphant, est dite figurative, et une forme qui ne désigne aucun objet matériel, telle une forme de carré, de triangle ou de cercle, est dite abstraite. L'abstraction selon Kandinsky dépend donc de la désignation ou non d'un objet matériel. Elle se réalise à travers un détachement envers la forme figurative, ce qui, à l'époque, correspondait à un détachement envers la réalité sensible produite par le monde matériel. Kandinsky, Malévitch et Mondrian en firent l'expérience, cette abstraction s'accompagne d'une certaine spiritualité. Mais bien qu'elle permette de révéler les impressions esthétiques dans toute leur immatérialité, elle peut être qualifiée de "matérialiste" au sens philosophique car, au bout du compte, elle ne fait intervenir aucune représentation du monde, ou idée quelconque, dans le processus de création, ou d'observation, d'une composition.

En art conceptuel, l'abstraction est plutôt celle qui revient aux concepts, idées, ou notions. C'est une abstraction qui peut être qualifiée d'"idéaliste" au sens philosophique. Elle se réalise, non pas à travers un détachement envers la réalité sensible, mais à travers un détachement envers le sensible lui-même, et cela grâce à une perception directement située dans le monde immatériel. Autrement dit, l'abstraction matérialiste correspond à des formes non figuratives et à des impressions esthétiques pures, dénuées de toute représentation, tandis que l'abstraction conceptuelle, de laquelle les impressions esthétiques sont exclues, correspond à une perception des choses dans le monde immatériel, où les formes sont indéterminées - mais reconnaissables -.

L'abstraction infinitiste ne reprend pas strictement la distinction opérée par Kandinsky, car cette dernière est insuffisante, notamment pour au moins trois raisons :

- D'abord, on se pose la question, quelqu'un qui n'a jamais vu d'arbre peut-il reconnaitre une forme d'arbre ? Un observateur qui n'a jamais vu d'arbre ne pourrait que difficilement reconnaître une forme d'arbre dessinée sur une feuille de papier. Pour lui, il s'agirait plutôt d'une forme abstraite. Cela nous conduit à penser que toute forme, qu'elle désigne un objet matériel ou non, est d'abord abstraite. Ce n'est qu'une fois reconnue, qu'elle n'est plus considérée comme telle. Autrement dit, lors d'une observation, l'abstraction constitue plutôt l'état initial que l'état final de la perception. (Cette considération à propos de l'abstraction artistique est déterminée de manière phénoménologique en raison du fait que l'art est généralement de l'ordre de la représentation.)

- Ensuite, qu'en est-il des objets fictionnels ? Par exemple, examinons les cas d'une licorne et d'un éléphant rose. Une forme de licorne ne désigne aucun objet matériel. D'après la distinction de Kandinsky, elle serait donc abstraite. Cependant, on peut penser qu'une forme de licorne n'est pas aussi abstraite que cela. Serait-elle alors figurative ? Théoriquement, elle ne pourrait l'être non plus, puisqu'elle ne désigne aucun objet matériel. Une forme de licorne est donc inclassable. Concernant un éléphant rose, sa forme est celle d'un éléphant, donc elle désigne un objet matériel. Toutefois, sa couleur suggère qu'il s'agit d'un éléphant qui n'existe pas dans le monde matériel. Un éléphant rose est donc tout aussi inclassable qu'une licorne, et on observe ainsi que la distinction de Kandinsky peine à rendre compte des objets fictionnels.

- Enfin, l'usage de la notion de matérialité au sein de cette distinction est elle-même problématique. Par exemple, d'après celle-ci, une forme de carré ne désigne aucun objet matériel. Or, un carré dessiné sur une feuille de papier peut être considéré comme matériel. Ainsi, au même titre qu'une forme figurative, une forme de carré pourrait très bien désigner un objet matériel. Pour autant, elle n'en reste pas moins abstraite. La matérialité d'un objet ne constitue donc pas un critère suffisant pour distinguer le caractère figuratif ou non figuratif d'une forme.

En infinitisme, l'abstraction est ainsi l'état initial de toute observation, elle se différencie ensuite selon le mode de reconnaissance des objets, puis selon la reconnaissance suscitée. Les objets fictionnels, les couleurs et toute autre caractéristique pertinente sont pris en compte, de même que la notion de matérialité ne rejoint pas celle de Kandinsky. En abstraction infinitiste, la distinction entre le figuratif et le non figuratif ne repose pas sur la matérialité d'un objet, mais sur notre appréhension de sa réalité. Si sa réalité est appréhendée, alors il sera d'ordre figuratif, et si elle est non appréhendée, alors il sera d'ordre non figuratif.

Par ailleurs, la structure et la forme d'un objet infinitiste pouvant être distinctes, un tel objet peut ainsi être plus ou moins abstrait selon sa structure, et cela indépendamment de sa forme. Il en résulte qu'une abstraction propre à la structure des objets peut être caractérisée.

Enfin, les formes infinies inscrivant les apparances dans l’abstraction qui revient aux objets immatériels, elles nécessitent de prendre en compte cette abstraction.

Il suit alors, ici, que l'abstraction peut être, de manière non exhaustive, Structurelle, Actuelle, Matérielle ou Immatérielle.

; Abstraction Structurelle

L'abstraction structurelle se fonde sur la reconnaissance d'un objet à partir de sa structure. Elle peut être de nuance, cardinale et/ou stochastique.

- L'abstraction structurelle de nuance suppose la reconnaissance d'un objet en fonction des nuances que prennent les parties de sa structure. Moins les parties de sa structure seront nuancées, plus l'objet sera reconnaissable. A l'inverse, plus les parties de sa structure seront nuancées, moins l'objet sera reconnaissable. Par exemple, une table dont les pieds sont de longueurs différentes est d'abstraction de nuance.

- L'abstraction structurelle cardinale suppose la reconnaissance d'un objet en fonction du nombre des parties visibles de sa structure. Selon le nombre des parties visibles de sa structure, l'objet sera plus ou moins reconnaissable. Par exemple, un arbre sans branches est d'abstraction cardinale. Un carré à trois ou cinq côtés également.

- L'abstraction structurelle stochastique suppose la reconnaissance d'un objet en fonction de l'agencement de sa structure. C'est à dire en fonction de l'organisation de ses parties. Plus l'agencement de sa structure sera déterminé, plus l'objet sera reconnaissable. A l'inverse, moins l'agencement de sa structure sera déterminé, moins l'objet sera reconnaissable. Par exemple, une tasse de thé brisée en morceaux est d'abstraction stochastique.

Une structure non modifiée en nuance, en cardinal et de manière stochastique, est dite entière. Une structure entière est ainsi, en quelque sorte, une structure de référence.

Dans ce contexte d'abstraction, si la structure d'un objet est modifiée, ce dernier n'en sera que moins reconnaissable. Ainsi, l'abstraction structurelle est intéressante car elle montre bien que la reconnaissance d'un objet dans la durée, quelle que soit sa forme, dépend considérablement de la pérennité de l'organisation de sa structure.

; Abstraction Actuelle

L'abstraction actuelle se fonde sur la reconnaissance d'un objet à partir de sa forme, de ses couleurs et de toute autre caractéristique pertinente (proportions, langage, lieu d'existence, capacités, etc...). Elle peut être figurative, concomitante, non figurative, ou libre.

- L'abstraction actuelle figurative suppose la reconnaissance d'un objet de réalité appréhendée. Par exemple, une pomme, une chaise et un éléphant sont des objets de réalité appréhendée. Ils sont d'abstraction figurative.

- L'abstraction actuelle concomitante suppose la reconnaissance d'un objet de réalité concomitante, c'est à dire un objet apparenté à un objet de réalité appréhendée, mais qui n'en est pas un. Par exemple, un éléphant rose, une licorne, un arbre qui parle et l'Arche de Noé sont apparentés à des objets de réalité appréhendée, mais ils n'en sont pas. Ce sont des objets d'abstraction concomitante.

- L'abstraction actuelle non figurative suppose la reconnaissance d'un objet de réalité non appréhendée. Par exemple, même s'ils peuvent être matériels, un carré, un cercle et un triangle sont de réalité non appréhendée. Ils sont d'abstraction non figurative.

- L'abstraction actuelle libre suppose la reconnaissance d'aucun objet. C'est particulièrement le cas, par exemple, avec des oeuvres d'abstraction lyrique.

; Abstraction Matérielle

L'abstraction matérielle se fonde sur la reconnaissance d'objets matériels, c'est à dire d'objets qui existent dans le monde matériel. Cette abstraction peut être structurelle et/ou actuelle.

; Abstraction Immatérielle

L'abstraction immatérielle se fonde sur la reconnaissance d'objets immatériels, c'est à dire perçus hors du monde matériel. Ce sont des objets dont la forme est indéterminée, mais qui sont identifiables. Les objets immatériels peuvent être d'abstraction idéale ou pure.

- L'abstraction immatérielle idéale suppose la reconnaissance d'objets immatériels qui possèdent une apparence dans l'immatérialité. Par exemple, lorsqu'ils sont immatériels, une pomme, une licorne et un carré possèdent une apparence. Ce sont des objets d'abstraction idéale. Qu'il y'ait une réification ou non, cette abstraction peut être structurelle et/ou actuelle.

- L'abstraction immatérielle pure suppose la reconnaissance d'objets immatériels qui ne possèdent aucune apparence. Par exemple, un concept, une notion, l'infini, l'espace, le temps, la nature de l'art, les propriétés esthétiques et l'idée de Dieu n'ont pas d'apparence dans l'immatérialité. Ce sont des objets d'abstraction pure. Cette abstraction peut être structurelle et/ou actuelle, mais uniquement s'il y'a une réification.

; {Application}

Les abstractions précédentes s'appliquent à des objets individuels ou à des ensembles d'objets. Au sein d'une œuvre qui présente divers objets, l'abstraction infinitiste peut ainsi s'exprimer localement ou sur la totalité de l'oeuvre. En conséquence, une même œuvre peut susciter divers types d'abstractions.

; Occurrances

Les occurrances se classent dans l'abstraction matérielle, si elles sont matérialisées, ou immatérielle, si elles ne sont pas matérialisées. Lorsqu'elles sont matérialisées, leur forme et leur structure sont toutes deux matérielles. Dans ce cas, elles sont d'abstraction matérielle structurelle et/ou actuelle. Lorsqu'elles sont immatérielles, les occurrances peuvent être d'abstraction idéale, mais elles ne peuvent être d'abstraction pure. Par exemple, une pomme matérielle est une occurrance d'abstraction matérielle figurative, tandis qu'un cercle immatériel de forme finie est une occurrance d'abstraction immatérielle idéale non figurative.

; Apparances

Lorsqu'une apparance est matérialisée, sa structure est matérielle à travers ses éléments, mais sa forme reste immatérielle. Dans ce cas, les éléments de sa structure se classent dans l'abstraction matérielle, et sa forme infinie dans l'abstraction immatérielle. Dans l'abstraction immatérielle, une forme infinie n'est pas nécessairement corrélative d'une apparence (avec un ''e''). En effet, il est possible d'observer une forme infinie qui permette la reconnaissance d'un cercle, sans que celui-ci ait nécessairement une apparence dans l'immatérialité. Il peut ne s'agir que de la notion de cercle. Une telle forme infinie serait alors de l'ordre de l'abstraction pure au même titre que les concepts, les idées, ou les notions.

Ainsi, les apparances peuvent être, d'une part, à travers leur structure, d'abstraction matérielle structurelle et/ou actuelle, et d'autre part, à travers leur forme infinie, d'abstraction immatérielle idéale ou pure. Par exemple, une apparance matérialisée de forme infinie de cercle sera d'abstraction matérielle structurelle et/ou actuelle au niveau de sa structure et des parties de celle-ci, tandis qu'elle sera d'abstraction immatérielle idéale ou pure, au niveau de sa forme infinie.

; Abstraction matérialiste (Art esthétique abstrait)

L'abstraction infinitiste diffère de l'abstraction matérialiste, qui repose sur la distinction de Kandinsky, mais elle ne l'exclut pas, elle la contient même. Les formes figuratives en abstraction matérialiste correspondent, en infinitisme, à des formes d'objets d'abstraction actuelle figurative. Les formes abstraites selon Kandinsky, celles qui ne désignent aucun objet matériel, correspondent, quant à elles, à des formes d'objets d'abstraction actuelle non figurative ou libre.

; Abstraction idéaliste (Art conceptuel)

L'abstraction conceptuelle inhérente à l'art conceptuel est également prise en compte en abstraction infinitiste. Elle correspond à l'abstraction immatérielle pure qui revient aux concepts, notions ou idées. Celle-ci entre en compte dans le cadre artistique infinitiste en raison des apparances dont la forme infinie s'inscrit dans l'immatérialité.

Pour illustrer le fonctionnement des apparances et des formes infinies dans le cadre de l'abstraction immatérielle pure, il est possible d'établir une équivalence avec l'usage, fréquent en art conceptuel, de définitions, ou de propositions.

L'usage de définitions, ou de propositions, en art conceptuel, est intéressant dans la démarche de Joseph Kosuth. Par exemple, en 1965, avec&nbsp One and three Chairs, Joseph Kosuth, présente une chaise matérielle, la photo d'une chaise matérielle et la définition d'une chaise qui montrent que le concept de chaise, en tant qu'oeuvre d'art conceptuel, peut être réifié de plusieurs manières différentes. Cependant, à partir de 1966, avec les First Investigations, Kosuth se défait des réifications formelles des concepts (ex: chaise matérielle, photo d'une chaise matérielle) pour ne plus présenter que leur définition. Un concept étant de forme indéterminée, l'usage d'un ensemble de mots disjoints, tel une définition, est ainsi plus adéquat pour l'évoquer que celui d'une ou plusieurs formes.

Dans le prolongement de cette voie, on conçoit les mots comme des objets non figuratifs qui contiennent un lien référentiel. À travers ce lien référentiel, la lecture d'un mot permet l'identification d'une entité qui, lors du processus d'identification, ou de reconnaissance, est nécessairement immatérielle car située dans l'appareil de l'esprit. Au sein d'une définition, ou d'une proposition, les mots sont alors ordonnés linéairement de sorte à ce que leur ensemble établisse un nouveau lien référentiel vers une nouvelle entité, qui sera elle aussi immatérielle dans le processus d'identification. C'est ce fonctionnement qui est particulièrement proche du fonctionnement des apparances. À ceci près que dans le cadre des apparances, le lien référentiel est établi par un certain agencement des éléments dans l'espace.

Illustrons cela :

Soit un ensemble de mots formant une proposition qui fasse référence au concept de carré :

Forme géométrique plane orthodiagonale dont les côtés et les angles sont égaux.

Représentons chacun des mots ci-dessus par un point. On obtient alors un ensemble de points disjoints, alignés horizontalement, au sein duquel la référence au concept de carré a complètement disparu :