Voyages clandestins et sociétés secrètes,
le témoignage inédit d’Alexandre Dumas
- publié en italien dans L'Indipendente, le journal napolitain de Dumas -
Un écrivain traversant les frontières sous de faux noms, en mission pour des sociétés secrètes, souhaitant participer, sous la bannière d’un général « héros des deux mondes », aux soulèvements émancipateurs des peuples. Scénario de fiction ?
Voici pourtant le témoignage inédit d’Alexandre Dumas, en mission pour la société secrète des Carbonari, qui rejoindra plus tard Garibaldi. Un reflet des aspirations d’Edgar Poe, aux voyages légendaires et mystérieux, qui souhaitait rejoindre La Fayette à Paris pour soutenir les peuples européens en lutte.
Ce témoignage apporte un éclairage nouveau sur la part d’ombre du voyage raconté par Dumas dans Le Speronare, où ses activités politiques étaient alors masquées.
Les voyages clandestins, les sociétés secrètes et les insurrections des peuples sont quelques clés du mystère de la rencontre d’Edgar Poe et d’Alexandre Dumas racontée par Dumas dans L'assassinat de la rue Saint-Roch, disponible ici.
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Je me trouvais en Sicile en 1835, en partie dans un but patriotique, en partie à des fins artistiques. J’avais avec moi quelques lettres des Carbonari de France pour leurs frères de Sicile.
Arrivé à Palerme, je remis mes lettres, dont une était pour Michele Amari.
Nous avions alors une réunion avec les principaux patriotes palermitains. A l’issue de cette réunion, il fut décidé que je verrais le Comte de Syracuse et que je lui donnerais moi-même un projet, qui serait soutenu par l’argent et les armes que pouvaient offrir les insurgés.
Je revins à Naples, allai loger à la Vittoria, et fis demander une audience au Comte de Syracuse.
Il me répondit qu’il ne pouvait me voir chez lui, mais que le lendemain, à neuf heures du soir, il se trouverait à la Villa royale sur la route qui longe la mer.
Je m’y rendis à l’heure exacte du rendez-vous. Au bout de quelques minutes je vis venir vers moi un homme que j’hésitai à reconnaître comme étant le Prince.
Cet homme avait les cheveux noirs, des favoris et des moustaches noires, et il était comme caché dans un long manteau dit à la propriétaire.
C’était le Prince déguisé.
Je lui exposai ma mission et retirai sous la doublure du fond de mon chapeau le projet d’insurrection. Il le lu au clair de lune pendant que je veillais à ce que personne ne nous espionne, puis il réfléchit un moment et en me restituant le projet me dit :
- C’est un beau rêve, mais il est impossible à réaliser.
- Et pourquoi, Monseigneur ?
- L’heure de la libération n’est pas encore arrivée pour la Sicile. Je mènerais les Siciliens à leur perte, et je me perdrais avec eux. Le Roi a les yeux fixés sur nous.
- Est-ce votre dernier mot, Prince ?
- Mon dernier mot.
Je lui indiquai de la main mon speronare*, qui cahotait sur les vagues, à cent pas de la plage.
- Voilà mon bateau, lui dis-je, il est chargé de Sicilens tous dévoués à votre Altesse, montez à bord tel que vous êtes, et dans trois jours nous serons à Palerme.
- Impossible.
Puis, en me reprenant des mains le projet de révolution qu’il m’avait rendu :
- Vous ne croyez pas nécessaire de conserver ce papier, qui non seulement nous compromet tous deux, mais compromet aussi nos amis de Sicile ? me demanda-t-il.
- Non, pas du tout, Prince, c’était seulement un moyen de m’introduire auprès de vous.
- Eh bien ! dans ce cas n’en laissons pas de trace, et il déchira le papier en minuscules morceaux et les jeta dans la mer.
Je le confesse, je voyais avec une profonde tristesse s’envoler puis sombrer dans les abysses de la mer les espérances de tout un peuple.
- Monseigneur, lui dis-je alors que le dernier petit morceau de papier disparaissait, je ne peux plus être utile en quoi que ce soit à votre Altesse, n’est-ce pas ?
- Si, vous exprimerez tous mes sentiments de tristesse à mes amis de Sicile, êtes-vous d’accord ?
- Sommes-nous d’accord ? ajoutai-je en souriant.
- Et puis, répliqua le Prince.
Et il se tut, hésitant.
- J’attends, Monseigneur.
Il posa sa main sur mon bras.
- Vous êtes, je crois, en bonnes relations avec le Duc d’Orléans.
- Il me fait l’honneur de m’appeler son ami.
- Eh bien, quand vous retournerez en France, priez-le de demander au Roi Louis Philippe, si, sous un prétexte quelconque, il ne pourrait pas faire mouiller un bâtiment de guerre français dans le port de Naples.
- Voudriez-vous, afin que je puisse appuyer la demande, me dire à quelle fin ?
- Afin que, si les circonstances m’y obligent, je puisse me réfugier à bord.
- Vous craignez donc quelque chose, Prince.
Il sourit.
- Je crains d’être empoisonné.
- Vous ?
- Oui, je me réveille chaque jour émerveillé de vivre encore, après tous les soupçons que j’inspire.
- Comment ? Croiriez-vous le Roi capable… ?
- Je ne crois rien ; mais, si vous pouviez obtenir qu’un navire de guerre français vienne stationner dans le port, vous me rendriez un grand service, et peut-être me sauveriez-vous la vie.
Je fis une révérence.
- Prince, lui dis-je, il sera fait selon vos désirs.
A peine de retour en France, ma première préoccupation fut d’aller rendre visite au Duc d’Orléans et de lui répéter les mots de son cousin.
Le Duc d’Orléans souleva un sourcil. Cela était tellement rare chez lui que je m’empressai de lui demander si je l’avais offensé.
- Non, pas vous, Dieu merci, me dit le Prince en me donnant la main, mais je suis émerveillé de voir le Comte de Syracuse s’adresser à moi pour me demander un service après la manière avec laquelle il s’est comporté à mon égard.
- Pardon, Monseigneur, j’ignorai que vous aviez des raisons de vous plaindre du Comte. Je suis un messager malavisé, faites comme si je n’avais rien dit.
- Oh, puisque j’ai laissé s’échapper quelques paroles au sujet de cette histoire idiote, autant que je la raconte entièrement. Imaginez-vous que le Comte de Syracuse est venu passer deux mois en France, qu’il a annoncé être chargé par le Roi de demander la main d’une de mes sœurs, que ma mère, avec sa manie des alliances familiales, en est restée enchantée, et n’a rien demandé de plus jusqu’à ce qu’au bout de deux mois, quand nous croyions l’affaire belle et bien faite, nous reçûmes une lettre du Roi de Naples dans laquelle il disait que le Comte de Syracuse n’était absolument pas autorisé à prendre les engagements qu’il avait pris, si bien que nous avons eu l’air d’avoir voulu corrompre une mineure. Je lui ai dit à ce propos tout ce que je pouvais lui dire, mais il n’a pas compris. Le bâtiment qu’il demande sera, malgré tout, à sa disposition. Vous pouvez le lui faire savoir.
Le bâtiment, de fait, fut envoyé, mais les craintes du Comte de Syracuse étaient sans doute exagérées car il n’eut jamais l’occasion de s’en servir.
Voilà donc sous quel aspect ce Roi, modèle de vertu, d’après le journal officiel, apparaissait aux yeux d’un de ses frères.**
Alexandre Dumas
traduit par Jocelyn Fiorina
* speronare: "charmant petit bâtiment de la force d'un chasse-marée"
** Le roi en question est Ferdinand II, frère du Comte de Syracuse, et petit-fils de Fedinand I qui empoisonna le général Dumas, père d’Alexandre Dumas.