Historique

Il existe au Pays de Liège une vieille tradition d’activités entomologiques qui remonte au début du XIXe siècle. Deux textes évoquent ici l’œuvre des pionniers de l’entomologie dans cette région, et dont certains furent à l’origine de la création du C.E.L.

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Discours (*) prononcé par Monsieur le Professeur Charles Jeuniaux, Président du.C.E.L., lors de la célébration du Centenaire du Cercle le 22 novembre 1995, dans le grand amphithéâtre de l’Institut de Zoologie de l’Université de Liège.

(*): Texte publié en partie in: Jeuniaux Ch., 1995. - Le Cercle des Entomologistes Liégeois commémore le centième anniversaire de sa fondation. Natura Mosana, 48 (4): 89-91.

Je voudrais, en quelques courtes séquences, évoquer brièvement (et bien incomplètement) quelques personnalités qui ont marqué particulièrement cent années d'activité du Cercle des Entomologistes liégeois.

Parmi les fondateurs, en 1895 (à côté d'amateurs éclairés comme le savant préhistoriens J. HAMAL-NANDRIN) nous trouvons le Baron Michel Edmond de SÉLYS-LONGCHAMPS, grand spécialiste de libellules, et Léon FREDERICQ, professeur de physiologie générale et humaine à la Faculté de Médecine de l'Université de Liège. Léon FREDERICQ n'était pas un collectionneur d'insectes, mais il était passionné par l'étude de la faune et de la flore des Hautes-Fagnes, où il se réjouissait de trouver des représentants d'espèces localisées dans les montagnes européennes ou dans le nord de l'Europe. Il fut en quelque sorte un précurseur de la Biogéographie en Belgique. A côté de lui, un autre médecin, le Docteur Ernest CANDÈZE, était au contraire un pur systématicien : il était l'émule du professeur LACORDAIRE, celui qu'on désigne encore aujourd'hui comme le «père de la systématique des Coléoptères ». Le Docteur CANDÈZE étudiait les Coléoptères Élatérides (les « taupins » ) et, par sa remarquable Monographie des Élatérides en 4 volumes, publiée dans les Mémoires de la Société Royale des Sciences de Liège, il s'imposa comme le plus grand spécialiste mondial de cette importante famille de Coléoptères.

Pendant la période où les travaux de l'école d'Édouard VAN BENEDEN accaparaient l'attention et l'admiration des biologistes, le Cercle des Entomologistes liégeois entretint modestement, parmi ses membres, la passion des insectes. C'est dans ce milieu feutré de collectionneurs d'insectes que nous rencontrons, vers les années 20, une personnalité hors du commun: Fritz CARPENTIER. À côté de ses remarquables et minutieux travaux d'anatomie et de morphologie comparée des insectes inférieurs, Monsieur CARPENTIER fut, pour le Cercle, un membre influent, fidèle et dévoué. Il n'y accepta jamais de fonctions officielles, mais contribua régulièrement au succès des réunions mensuelles par des exposés didactiques variés, toujours remarquablement illustrés et commentés. En systématique et en morphologie des insectes, il était le « maître à penser » des entomologistes liégeois. C'est en restant ainsi dans la coulisse que Fritz CARPENTIER apporta son soutien à une équipe qui, durant de longues années avant, pendant et après la guerre 40-45, présida aux destinées du Cercle: celle du président Paul MARÉCHAL et du secrétaire-trésorier Marcel DAHMEN. Ce dernier, impeccable administrateur, constitua une collection d'insectes représentative de la faune de cette pittoresque région d'Olne qu'il habitait. Paul MARÉCHAL, professeur de biologie à l'Athénée de Liège, et spécialiste de l'étude des Hyménoptères, surtout Apoïdes, suscita ou encouragea nombre de vocations entomologiques chez ses élèves, parmi lesquels je soulignerai celle de Robert LERUTH, pionnier de l'étude des insectes cavernicoles ( hélas disparu dès les premiers jours de la guerre), celle de Freddy DARIMONT, qui fut entomologiste avant de devenir un brillant botaniste mycologue, (et dont la collection d'insectes fut confiée à notre Cercle par sa fille), et celle de Jean et Marcel LECLERCQ, dont on connaît bien le dynamisme et la compétence, l'un pour l'étude des Hyménoptères, l'autre pour celle des Diptères. Ce fut à l'initiative de Paul MARÉCHAL que le Cercle entreprit, dès 1935, avec la collaboration de ses élèves que je viens de citer et de Jacques PETIT, la publication d'une longue série de « listes d'insectes intéressants récoltés par le Cercle des Entomologistes liégeois » dans la revue Lambillionea. Mais Paul MARÉCHAL fut aussi un pionnier de la protection de la Nature et de la conservation des sites menacés: il consacra une grande partie de son temps et de son énergie à la défense de la Montagne Saint-Pierre, dont il avait su reconnaître le caractère exceptionnel de sa faune entomologique. Une importante partie de sa précieuse collection fut confiée au Cercle : elle constitue un document d'un intérêt scientifique incontestable, tant sur le plan biogéographique et systématique que sur le plan de l'histoire et de l'évolution des sites naturels de la région liégeoise.

Mais le Cercle des Entomologistes liégeois n'est pas resté une tour d'ivoire réservée à la rencontre de quelques entomologistes chevronnés. A plusieurs reprises, le Cercle a organisé des conférences et des expositions publiques, comme « Insectes et Plantes » au Grand Bazar de la Place Saint-Lambert en 1947, ou , à trois reprises, les expositions « Insectes vivants », en collaboration avec les étudiants de la licence en Zoologie de l'Université de Liège. Parmi nos membres les plus actifs, le Docteur Paul HOUYEZ a constitué une superbe collection de chenilles (admirablement préparées par un procédé de son invention) et de papillons, collection que ses fils ont aménagée en musée, aujourd'hui bien connu du public liégeois, le « Musée des Papillons » de la rue de Sluse. Par ailleurs, les membres du Cercle ne manquent jamais une occasion de renseigner les habitants de la région, parfois inquiets, sur la nature et l'origine probable des insectes indésirables qu'ils peuvent rencontrer dans leur maison. Enfin, signalons qu'aujourd'hui, le Cercle des Entomologistes liégeois fait partie des sociétés liégeoises qui apportent leur concours au « Plan communal pour le développement de la nature» de la Ville de Liège.

Les marques de vitalité du Cercle des Entomologistes Liégeois lui permettent, je l'espère, d'avancer hardiment vers un deuxième centenaire.

Avant de céder la parole au professeur Jean LECLERCQ, je cède la tribune au professeur Maxime LAMOTTE qui veut bien nous adresser quelques mots d'encouragement.

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Quelques traits de l’histoire de l’Entomologie et des Entomologistes au Pays

de Liège (**)

(**) Discours prononcé par Monsieur le Professeur Jean LECLERCQ, Vice-Président du C.E.L., lors de la célébration du Centenaire du Cercle le 22 novembre 1995, dans le grand amphithéâtre de l’Institut de Zoologie de l’Université de Liège.

Quand les Belges étaient citoyens français, chaque préfet de département fut chargé de recueillir les éléments d’une statistique du territoire qu’il administrait. En 1806, le préfet d’ici, département de l’Ourthe, fit entreprendre le relevé de la flore et comme il voulait aussi développer le goût des sciences, il fonda la Société libre des Sciences physiques et médicales de Liège. Celle-ci donna à une commission formée de deux prêtres et d’un chimiste la mission de recueillir des spécimens des insectes du département. En 1807, cette collection comportait 510 espèces et variétés; on ne sait pas ce qu’elle est devenue.

La Faculté des Sciences de Liège fut la première institution universitaire créée en Wallonie, conformément au décret de 1808 portant organisation de l’Université impériale. Installée en 1811, elle eut Claudé Landois, né à Châlons-sur-Marne, comme professeur de zoologie, botanique et minéralogie. C’était un botaniste zélé. On ignore ce que fut sa destinée après la venue des armées de la coalition, en 1814. Pour le remplacer quand l’Université de Liège fut fondée en 1817 par le gouvernement des Pays-Bas, on chercha un naturaliste dans un autre paysage culturel.

Henri-Maurice Gaëde né danois en 1795, étudia aux universités de Kiel et de Berlin. On avait remarqué ses travaux sur l’anatomie des insectes. On l’appela à Liège en 1818 pour enseigner l’histoire naturelle, la minéralogie, l’anatomie comparée, la botanique et la physiologie des plantes, une charge surhumaine. Il mourut âgé de 39 ans.

Les chroniqueurs ne sont pas très élogieux pour Gaëde noté comme " théologien manqué, plus moraliste que savant, rallié à la Naturphilosophie allemande. Peut-être, mais on a méconnu qu’il dota l’université de sa première et importante collection zoologique. Début 1830, on y comptait 8280 spécimens dont 6900 insectes. Beaucoup de ces insectes avaient été trouvés par Gaëde lui-même à Liège et environs et cette prospection avait été jusqu’à la recherche des plus petites mouches. On le sait parce que Gaëde correspondait avec Meigen, l’entomologiste allemand qui non loin d’ici, près d’Aix-la-Chapelle, préparait les 7 volumes de son œuvre capitale sur les Diptères d’Europe. Dans cet ouvrage, 55 espèces de mouches nullement banales sont décrites avec l’indication " Von Prof. Gäde, aus der Lütticher Gegend ".

Charles Robert (de Chênée) né en 1803 fut le premier Liégeois remarqué comme entomologiste amateur. Il cherchait aussi jusqu’aux plus petits insectes, avec une prédilection pour les Diptères. Il envoya aussi des mouches pour identification à Meigen. Il fut parmi les premiers membres de la Société entomologique de France fondée en 1832. Il publia la description de plusieurs espèces nouvelles. Mais la Société des Sciences naturelles de Liège a perdu dans ses archives les manuscrits qu’il lui avait présentés. Il mourut à 34 ans, près de terminer la rédaction d’un important mémoire sur les Diptères des environs de Liège, manuscrit lui aussi probablement perdu. De sa collection, il ne reste que des débris, parvenus on ne sait trop comment au Musée royal d’Histoire naturelle, à Bruxelles.

La succession de Gaëde fut réglée définitivement en 1835 par la nomination de Morren pour la botanique, de Lacordaire pour la zoologie. Mais en attendant l’installation de Lacordaire qui venait de Paris, Morren fut prié de donner le cours de zoologie. On ne le prenait pas au dépourvu.

Charles Morren venait de Gand. Il avait commencé enfant par chasser et dessiner les papillons. Dans la trentaine de ses publications d’avant son arrivée à Liège, 23 concernent des animaux actuels ou fossiles. Son principal apport à l’entomologie est une belle étude du comportement et de l’anatomie du puceron du pêcher, publiée en 1836. Après quoi il s’occupa surtout de botanique, on l’avait appelé pour ça. On n’a pas oublié à Gembloux que le premier il attribua à un champignon la cause du mildiou, maladie des pommes de terre.

Jean-Théodore Lacordaire, né en Bourgogne en 1801, arriva déjà bien connu par les relations de ses voyages en Amérique du Sud et par le premier volume d’une magistrale Introduction à l’Entomologie. Il rédigea le second volume à Liège. Homme charmant et disponible, professeur éloquent, Lacordaire n’eut aucune peine à faire admettre à Liège la systématique dans la foulée de Cuvier et l’entomologie comme sciences fondamentales. On n’a pas oublié que secrétaire de la Société royale des Sciences de Liège pendant 24 ans, il déclencha que, jusqu’en1890, les publications de cette société comprennent des monographies entomologiques d’auteurs belges et étrangers auxquelles les spécialistes de tous les continents se réfèrent encore de nos jours. Son œuvre majeure fut le Genera des Coléoptères, sous-titré exposé méthodique et critique de tous les genres proposés jusqu’ici dans cet ordre d’insectes. Sa publication commença en 1854. Il en rédigea seul 9 volumes. La suite fut l’œuvre de son disciple Chapuis, médecin à Verviers, le tout faisant 12 volumes de près de 6500 pages. Pour réaliser des projets si ambitieux, il fallait tenir à jour une documentation énorme. Toutes les économies de Lacordaire passaient dans sa bibliothèque; à son décès celle-ci contenait 990 ouvrages dont 556 d’entomologie - on a le décompte parce hélas ce trésor fut catalogué pour disparaître dans une vente publique, à Bruxelles fin 1872. On dit qu’à son arrivée à Liège, Lacordaire trouva les collections zoologiques en mauvais état. En tous cas, il eut sans cesse le souci de les enrichir et de les présenter. Il réalisa un musée dans lequel on admirait surtout les séries d’oiseaux (4955 spécimens} et de poissons (1524 spécimens). Cependant on ne sait pas, ce qui est advenu des milliers d’insectes que ce musée possédait aussi. Pour sa recherche, Lacordaire avait eu besoin de collections importantes de Coléoptères mais pour cela, le principal était sa collection personnelle; après sa mort, elle fut cédée au Musée royal d’histoire naturelle, à Bruxelles.

Edouard Van Beneden succéda à Lacordaire en 1870. Il venait de Louvain. Avec lui, la zoologie prend une autre dimension basée sur trois principes nouveaux:

(1) Darwin a raison, les espèces et les groupes de la classification sont les résultats de l’évolution.

(2) Comme Schwann l’a indiqué et d’ailleurs enseigné à Liège, l’unité de structure et de propagation des êtres vivants est la cellule à noyau; il faut donc élucider le mode de reproduction et de transformation des cellules.

(3) La comparaison des embryons en développement doit permettre d’établir les parentés entre les classes zoologiques, dès lors de conjecturer les phylogenèses.

Van Beneden et son école ont acquis une durable célébrité par leurs découvertes et leurs théories ainsi motivées. Or, cette biologie nouvelle nécessitait l’examen minutieux de préparations microscopiques d’organes à choisir pour la convenance. Il fallait aussi accepter le fait que les animaux les plus primitifs vivent dans les milieux marins où d’ailleurs on trouve la plus grande diversité non des espèces mais des classes d’animaux. Dès lors, les Insectes et leurs 1égions d’espèces étaient hors jeu. On les admit pourtant parfois dans la recherche cytologique, par exemple quand Auguste Lameere vint de Bruxelles en 1890 faire sous la direction de Van Beneden sa thèse d’agrégation sur les œufs d’une espèce de pucerons. Plus tard aussi quand de Winiwarter, connu pour avoir complété la découverte de la méiose et fait connaître les chromosomes du lapin, du chat et de l’homme, décrivit la spermatogenèse et les particularités des chromosomes de la taupe-grillon et d’une sauterelle.

Par ailleurs, la place pour tous les projets qu’on voudrait, même les collections entomologiques, a été disponible dès que Van Beneden réussit à faire construire le présent bâtiment, achevé en 1888. Depuis lors, on n’a plus d’excuses de perdre des morceaux du patrimoine zoologique liégeois.

N’est-il pas étonnant que cette Ecole liégeoise qui vénérait Darwin, qui a contribué si vaillamment à élucider le mécanisme microscopique de la reproduction, d’autre part à pourvoir le dossier de la phylogenèse, a manqué complètement le grand rendez-vous suivant de l’histoire de la biologie ? Il s’agissait de placer effectivement la méiose et les chromosomes dans le mécanisme de la reproduction non seulement des individus mais des populations. Pour ça, il fallait évidemment regarder la variabilité dans des élevages, impliquer les gènes, bref lancer la génétique. Oui mais pour ça, il fallut une intuition naturaliste, elle fut américaine; il fallait une mouche, ce fut la Drosophila que notre voisin allemand Meigen avait baptisée melanogaster.

La systématique spécialisée de Lacordaire et la biologie explicative de Van Beneden laissaient en marge de la science l’activité avec laquelle tout avait commencé: la faunistique. Cette tâche devait continuer; elle était et reste pour les insectes qui dans la faune belge sont représentés par près de 15.000 espèces. Ici comme généralement ailleurs, cette besogne était laissée aux collectionneurs bénévoles, la plupart modestes dans leur prétention scientifique, certains devenant d’éminents spécialistes, sans que la zoologie universitaire se montre très concernée.

Dans le pays de Liège, cette filière naturaliste indépendante a eu la chance d’avoir en tête une personnalité extraordinaire, le baron Michel-Edmond de Sélys-Longchamps.

Né à Paris en 1813, installé définitivement dans le pays de Liège en 1827, de Sélys fut un homme politique éminent et nonobstant un naturaliste passionné. À 16 ans, il fut élu membre de la Société des Sciences naturelles de Liège après lecture d’un mémoire sur les Lépidoptères. Il fut membre pendant 58 ans et plusieurs fois président de la Société royale des Sciences de Liège; c’est dans les Mémoires de cette société qu’il publia trois de ses fameuses monographies des libellules. Mais la Société royale des Sciences de Liège, académique, n’avait pas la mission de continuer d’accueillir les toutes jeunes vocations et les amateurs.

En 1855, avec quelques autres fondateurs, de Sélys installe à Bruxelles la Société entomologique de Belgique. Il en fut le premier président; il y fit des dizaines de communications sur des insectes variés. Dorénavant c’est donc à Bruxelles que se fait la rencontre des entomologistes dans leur diversité, l’accueil des jeunes et des collectionneurs. On y voit pas mal de Liégeois, par exemple le docteur Candèze, élève de Lacordaire, et parmi ceux qui ont publié le plus dans les Annales de la Société avant 1900, le lépidoptériste Charles Donckier de Donceel, le coléoptériste Henri Donckier de Donceel, Alfred Preudhomme de Borre qui fut le premier conservateur de la section entomologique du Musée royal d’Histoire naturelle de Belgique.

D’autres biographies confirment que dans le pays de Liège, un intérêt juvénile pour les insectes s’est éveillé sporadiquement et a été pour quelque chose dans la formation de personnalités ayant eu cette chance.

L’exemple le plus curieux est sans doute celui de Joseph Delboeuf. Elève à l’Athénée royal de Liège, " il employait tous ses instants de liberté à parcourir les environs de Liège, à la recherche des orvets, des scarabées, des papillons, des nécrophores...". Docteur en philosophie en 1855, en sciences physiques et mathématiques en 1858, il devint brillant professeur de littérature latine et grecque à l’Université. Dans son œuvre extraordinairement variée, on trouve une " Chrestomathie latine ", des essais sur les grammaires grecque, française et wallonne, une " Logique algorithmique ", des recherches sur le sommeil, les rêves et l’hypnotisme... Mais on retrouve ses réminiscences naturalistes dans la " Théorie générale de la sensibilité ", " La psychologie comme science naturelle ", " la psychologie des lézards ", " la matière brute et la matière vivante " et dans l’essai vraiment inattendu, paru en 1877, " les mathématiques et le transformisme: une loi mathématique applicable au transformisme ".

Julien Fraipont, élève de Van Beneden, s’est rendu célèbre en décrivant le développement embryonnaire d’un Archiannélide, en étudiant l’Okapi et en établissant le caractère néanderthalien des crânes fossiles de Spy. Or, ce patron de la paléontologie liégeoise était destiné à une carrière de banquier. On nota qu’il avait d’ autres dispositions quand faisant ses humanités au Collège St-Servais, il se passionnait pour les insectes.

Léon Fredericq avait aussi tout jeune la passion des insectes, mais cela à Gand. À 14 ans, il commença une collection de papillons et essayait de souffler des chenilles pour les conserver. Certes la physiologie s’avéra vite la science qu’il voulait faire avancer pour la promotion de la médecine, mais il n’oublia jamais les insectes. Professeur de physiologie à Liège dès 1879, il forme une brillante école mais il reste naturaliste dans ses loisirs. Il découvre l’intérêt biogéographique des Hautes-Fagnes et met en marche le mouvement qui obtiendra finalement la conservation de la plus remarquable réserve naturelle de nos régions.

Joseph Hamal-Nandrin, vers l’âge de 15 ans commence une collection de coléoptères; le docteur Candèze l’encourage, lui fait rencontrer Léon Fredericq et Julien Fraipont. Or en 1903, il montre à Léon Fredericq un très beau poignard en silex que son grand-père avait trouvé en Ardenne. Ce fut le déclic pour une autre collection, celle des outils préhistoriques. Encouragé par Julien Fraipont, il entreprit les innombrables fouilles qui ont fait sa célébrité. Il fut le premier professeur d’archéologie préhistorique dans une université belge, à Liège dès 1928. Mais lui non plus n’a jamais cessé de s’intéresser aux insectes. Avec un souvenir émouvant: c’est dans sa maison que le Cercle des Entomologistes Liégeois fut créé, le 7 mars 1895. Les co-fondateurs étaient le docteur Candèze immédiatement élu président, Léon Fredericq, le Révérend Père Renard, le capitaine Emile Gens, le sous-lieutenant d’artillerie Louis Coucke, nommé secrétaire, Jules Gérard-Filot, naturaliste empailleur, l’instituteur Gustave Dumont...

De Sélys-Longchamps et Julien Fraipont furent avec eux peu après, aussi 1’avocat Emile Barlet, père de Jules Barlet l’aîné de nos membres actuels.

Les présidents successifs ont été des personnalités très différentes mais tous des passionnés, soucieux de l’animation et de la convivialité des réunions du cercle. Ils furent après Candèze: le Père Renard de 1898 à 1900, Jules Gérard-Filot de 1900 à 1919, Léon Fredericq de 1919 à 1926, de nouveau le Père Renard de 1926 à 1932, Paul Maréchal de 1932 à 1966. L’œuvre de Maréchal, qui fut notamment un pionnier de la protection de la nature, est évoquée par notre dévoué secrétaire Noël Magis dans une vitrine exposée à l’occasion de la présente commémoration. Dans le compte-rendu de la première réunion du 7 mars 1895, on lit: " La Société a pour but de réunir les entomologistes liégeois et de leur permettre ainsi de se communiquer les résultats de leurs chasses et de leurs observations ". C’est bien ce qu’on a fait modestement, pendant 100 ans; c’est encore ce qui a occupé le principal des 7 réunions que nous avons eues cette année. Mais à certaines époques ou occasions, le cercle a réussi du moins routinier. On a organisé des excursions, des conférences publiques, des expositions. En tout, beaucoup à raconter, une autre fois !

Le professeur Désiré Damas, successeur de Van Beneden avait un certain dédain pour l’entomologie facile. Néanmoins, il était membre du cercle et il fût présent à quelques réunions, en 1918, 1926 et 1927. Il trouvait que les entomologistes s’occupaient trop de collections de papillons et de coléoptères; c’est pourquoi on lit ceci dans le compte-rendu de la réunion du 2 mars 1927: "Mr le Professeur Damas propose de demander à nos jeunes entomologistes de faire une conférence sur la biologie de la mouche et il accepte d’en donner une lui-même dans une de nos prochaines réunions ". Il vint en effet faire une conférence le 4 octobre 1927, non sur la mouche mais sur... les harengs !

L’austérité et la salinité de la zoologie principale à l’ Institut Van Beneden eut longtemps de quoi rebuter les étudiants en Biologie arrivés là parce qu’ils s’amusaient à collectionner les insectes. Plusieurs se sentirent plus attirés par les professeurs de physiologie qui, dans la foulée de Léon Fredericq, proposaient une science expérimentale dynamique et avaient plus de compréhension pour la naïveté et ce que Romain Rolland appelle "la belle présomption de l’adolescence ".

C’est ainsi que Louis Verlaine, professeur de physiologie et de psychologie animales, assidu au Cercle des Entomologistes Liégeois, fut le patron de la thèse de licence de Henri Warlet, venu pour les araignées, et le patron du doctorat et de l’ascension scientifique de Robert Leruth qui s’illustra en étudiant la faune des cavernes.

Moi-même j’ai préféré les physiologistes, faisant ma licence chez Zénon Bacq, puis 12 ans de carrière chez Marcel Florkin. Il faut dire que Florkin prévoyait une part belle aux insectes dans son vaste projet d’étudier l’évolution biochimique sur base de la biochimie comparée des animaux. L’homme et son projet ont attiré aussi dans son laboratoire: à l’Institut Léon Fredericq d’autres jeunes du Cercle des Entomologistes Liégeois comme Ernest Schoffeniels, Charles Jeuniaux, Noël Magis. La concurrence aurait été définitivement déloyale si Jeuniaux n’était pas revenu pour une zoologie intégrante dans cet Institut Van Beneden entre-temps rénové par le Recteur zoologiste Dubuisson, irremplaçablement aidé par l’entomologiste Fritz Carpentier. Les hommes et les projets peuvent aussi, comme les abeilles, essaimer. Cela s’est fait quand mon parcours a mené à la chaire de Zoologie de la Faculté d’Agronomie de Gembloux. Là l’entomologie est traditionnellement bienvenue mais son champ d’application devait être élargi. A la dualité "insectes nuisibles - insectes utiles", il fallait y substituer l’entomofaune avec ses rôles multiples, ses exubérances et ses fragilités, dans toutes les parties de l’environnement. Pour mettre cette faunistique monitrice en train, il la fallait détaillée et quantitative, d’où la nécessité des inventaires fauniques basées sur les collections et les observations des entomologistes d’ici et de là.

Pour la banque de données fauniques et la cartographie à Gembloux, les entomologistes liégeois furent immédiatement dans le coup, documentés, rigoureux dans le travail d’identification et par déontologie raisonnables dans leurs prises d’échantillons. La coopération persiste au point que plusieurs entomologistes font maintenant la navette entre Liège et Gembloux. Comme les Liégeois sont aussi bien présents dans les activités de la Société entomologique de Belgique et de l’Union des Entomologistes Belges, on ne risque pas de devenir un club fermé .

Les mouches avaient été très recherchées par les tout premiers entomologistes liégeois. Mais on les avait plutôt oubliées. Quand on les a regardées de nouveau, ce fut pour de bon. Voici 50 ans que le Cercle des Entomologistes Liégeois est régulièrement sidéré par les nouvelles des recherches de mon frère Marcel sur les Diptères de toutes sortes, taons et autres suceurs de sang, parasites de l’ homme et des animaux domestiques. Ca devient un thriller quand il fait dire aux asticots et autres nécrophages depuis quand un cadavre en est un, et s’il est venu là tout seul. L’entomologie au secours des enquêtes judiciaires, une expérience dans ce domaine réputée mondialement, " il fallait le faire ".

Ce succès et le tempérament de mon frère médecin ont fait de lui un ardent propagandiste de l’entomologie. Il termine un récent article à propos du gros asticot exotique qu’un Liégeois revenant du Mexique avait sous la peau de la jambe, par la proclamation:

" L’entomologie ne doit plus être considérée comme la Cendrillon de la science ".

C’est là une vérité qu’il faut répéter aux médias et aux décideurs mais dont on n’a jamais douté en étant parmi les entomologistes liégeois.

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Pour d'autres informations relatives à l'histoire du C.E.L., on consultera utilement les deux articles suivants (téléchargeables):

J. Leclercq, 2014. - Choses déjà dites et non-dits dans l'histoire du Cercle des Entomologistes Liégeois (1895-2010). Natura Mosana, 67(1)(N.S.): 9-35.

Idem, lien alternatif

Dethier M., Ph. Wegnez & P. Lays, 2014. - Le Cercle des Entomologistes Liégeois expose... Natura Mosana, 67(1)(N.S.): 3-7.

Idem, lien alternatif