JOURNEE DU 27 JANVIER 2018 " les vertus du travail en question: débat entre Simone Weil et Hannah Arendt" interventions d'Annie Klein et Annie Barthélémy
LE TRAVAIL COMME VERTU CHEZ SIMONE WEIL
ANNIE KLEIN LE 27 JANVIER 2018
"La place que doit occuper le travail physique dans une vie sociale bien ordonnée? Il doit en être le
centre spirituel" Les vertus du travail selon Simone Weil
1 La vie de Simone Weil(1909-1943) n'a pas été un long fleuve tranquille lui laissant le loisir d"écrire
calmement mais une vie engagée: dès ses années d'étudiante à Normale sup , d'après le livre de
Christiane Rancé Le courage de l'impossible, elle "se jette dans l'arène" dans les années
mouvementées de la crise de 29, de 1936 et de l'avant guerre:"En khâgne déja elle conteste tout
ordre qu'elle estime inique""tient tête aux surveillants, à l'administration, devient leur bête noire,"lit
le"Canard enchainé", "épluche l'Humanité", milite d'abord au mouvement pacifiste Volonté et paix
du philosophe Alain, son prof de khagne au lycée Henry 4, fait signer des pétitions pour que les
normaliens soient exemptés du service militaire ou sinon qu'ils soient soumis aux mêmes conditions
que les autres sans privilège aucun, s'inscrit ensuite à la Ligue des droits de l'homme pour faire
cesser l'accroissement des dépenses militaires et se fait surnommer "la vierge rouge".
Et après avoir tâté du travail agricole et même du travail de pêcheur sur un chalutier pendant des
vacances, dès son premier poste au Puy comme professeur agrégée de philo, elle se lie avec des
syndicalistes de Saint Etienne, donne des cours dans des "collèges du travail" et dans son lycée
arrive avec l'Humanité bien visible dans sa poche, reverse tout ce qui dans son salaire dépasse la
paye d'un instituteur pour aider des chômeurs ou des journaux, va au bistrot avec les ouvriers(où
d'après sa nièce Sylvie fille du mathématicien André Weil dans sa biographie "chez les Weil" elle
pose sa paye sur le zinc pour que les gens se servent) défile dans les manifestations et finalement
forme un syndicat de chômeurs etc si bien qu'elle doit demander sa mutation au bout d'un an vers
Auxerre d'abord, Roanne ensuite, Bourges enfin suite à des congés maladie successifs un poste de
quelques mois à Saint Quentin en 37.
Un an avant l'arrivée de Hitler au pouvoir, elle part à Berlin enquêter sur l'état de la jeunesse, du
monde ouvrier, des partis politiques et publie plusieurs articles dans le journal "la révolution
prolétarienne " sur la situation en Allemagne qui sont assez critiques à l'égard du communisme et de
la gauche; elle rencontre Trotski et obtient même de ses parents qu'ils l'hébergent
clandestinement dans leur appartement à Paris au dessus du jardin du Luxembourg: elle devient
amie avec Boris Souvarine mis au ban par le PCF en 1925 ,fondateur d'un "cercle communiste
démocratique"qui dira d'elle "qu'elle est le seul cerveau que le mouvement ouvrier ait eu depuis des
années". Elle rédige Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression qui paraitra dans une
revue.
Surtout en 1934 cet ami, Souvarine, lui présente un dirigeant d'Alsthom, Auguste Detoeuf, qui veut
bien l'embaucher incognito dans son usine: elle demande un congé en juin pour préparer une
thèse sur la technique moderne et la civilisation et entre rue Lecourbe en décembre comme
"ouvrière sur presses découpeuses": elle reste trois mois dans cette usine, doit s'interrompre à cause
de ses maux de crâne mais continue l'expérience pendant dix huit mois au total , d'abord en Basse
Loire où c'est beaucoup plus dur et termine chez Renault comme fraiseuse: elle tiendra un journal
très précis avec des croquis techniques, qui sera publié plus tard dans La condition ouvrière sous le
titre Journal d'usine.
Il y aura ensuite 1936 où elle fait les tournées des usines occupées, rédige des articles qu'elle signe
sous un pseudonyme, participe au "comité de vigilance des intellectuels antifascistes" et reste
pacifiste intégrale jusqu'aux accords deMunich pour ce qui concerne le danger hitlérien, mais, quand
elle apprend que la République espagnole est en danger, elle écrit à Bernanos que" ce qui lui fait le
plus horreur dans la guerre c'est la situation de ceux qui sont à l'arrière" "Paris était pour moi
l'arrière ». Elle dit à ses parents qu'elle part en Espagne en aout 36 comme journaliste avec une carte
de presse et va rejoindre dans la région de Barcelone la colonne Durutti mais se brûle gravement
avec de l'huile bouillante et son expérience militaire ne dure que 15 jours(dixit Sylvie Weil).
Réfugiée avec ses parents à Marseille en octobre 1940, puis aux Etats Unis en 1942, elle n'a de cesse
de combattre aux côtés du gouvernement de Londres qu'elle rejoint en 1942 grâce à l'intercession de
Maurice Schumann: c'est là que, non admise dans les commandos suicides qu'elle souhaite, mais
cantonnée dans un travail de bureau, se privant de nourriture par compassion avec les prisonniers,
elle rédige ce qui sera publié sous le titre L'enracinement jusqu'à sa mort à l'hôpital victime de la
tuberculose et de la sous nutrition.
Face à une vie aussi agitée avec des choix aussi extrêmes, on est certes admiratif mais troublé: N'y
a-t-il pas du masochisme, de la violence contre soi, dans cette suite d'engagements? Ce qu'elle va
écrire sur le monde du travail n'est il pas le reflet de sa subjectivité tourmentée et peut il avoir une
valeur philosophique et une portée générale? Par ailleurs ce qui a été vécu dans cette époque si
troublée, dans un monde ouvrier aussi mal protégé, a -t-il encore du sens pour penser le travail tel
qu'il est vécu aujourdhui, beaucoup plus tertiarisé, voire numérisé, beaucoup moins directement
physique?(cf Gaballieri dans Penser le travail avec Simone Weil p 47"l'expérience de S Weil eut
lieu après la crise de 29 avant les lois sociales de 36 donc dans les dernières années du travail aux
pièces sans aucune protection sociale")? Bref, pour prolonger les termes utilisés dans la présentation
de la journée, parler de vertus du travail relève t-il d'un moralisme d'un autre âge, celui des leçons de
morale à l'école de la troisième république qui ne séparait pas le bon citoyen du bon travailleur, ou
bien peut il être relu dans le contexte tout autre du 21 ème siècle?
L'hypothèse qui servira de fil conducteur du propos ici repose sur des points de vue qui refusent de
juger l’oeuvre à l’aune de la subjectivité de son auteur: « Simone Weil both excessive person and
measured thinker"(conclusion par David Tracy d'un colloque sur Simone Weil en 2009 BNF) ou
encore"Les paradoxes d'une vie ne doivent pas masquer la cohérence d'une pensée"( D'après Robert
Chenavier auteur d'un énorme livre Simone Weil une philosophie du travail et de la préface à une
édition récente de La condition ouvrière )
Pour commencer: un échange autour d'une phrase de cet auteur "il y a une vérité du travail
physique"(chez Simone Weil).En quoi peut-elle faire comprendre la légitimité, le motif valable de cet
engagement dans la vie ouvriére par delà les mobiles liés à la singularité d'une personnalité? Quels
sont les différents niveaux de justification d'une telle phrase? Vérité sur soi, sur ses capacités/ "le
travail ne ment pas"? vérité plus profonde, sur la vie/ souffrir pour savoir; mais aussi vérité sur le
travail en général et même l'action quelle qu'elle soit cf "le travail d'ouvrier est le travail". En
conclusion de l’échange cette phrase tirée des Reflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression
sociale(p 86)"Même les activités en apparence les plus libres, sciences, art, sport, n'ont de valeur
qu'autant qu'elles imitent l'exactitude, la rigueur,le scrupule propres aux travaux et même les
exagérent. Sans le modèle que leur fournissent sans le savoir le laboureur, le forgeron, le marin qui
travaillent comme il faut(...) elles sombreraient dans le pur arbitraire":le travail manuel comme
paradigme pour penser n'importe quel travail et même n'importe quelle tâche y compris politique(cf
"la révolution est un travail")
Pour éclairer l’intitulé "le travail centre spirituel dans une vie sociale bien ordonnée" on s'efforcera
de cerner d'abord les vertus du travail d'après Simone Weil puis les conditions d'organisation de la
société pour que le travail ait ces vertus.
2-Quelles sont en effet les vertus du travail selon Simone Weil?
-LE TRAVAIL COMME ATTENTION A LA REALITE: vertu psychologique et intellectuelle du
travail-L'intitulé donné ici est emprunté au titre que Chenavier a donné à un petit livre Simone Weil
ou l'attention à la réalité comme si cela résumait l'essentiel de sa pensée et en effet l'attention pour
elle c'est la vertu par excellence; mais ici c'est le mot réalité qui importe tout autant: le travail nous
contraint à nous tourner vers la réalité càd vers le monde extérieur, vers le concret et finalement la
matière dans toute son altérité , on pourrait ajouter son impersonnalité, son indifférence à l'égard
de notre ego "Toute vertu a sa source dans la rencontre qui heurte la pensée humaine à une matière
sans indulgence et sans perfidie"( Reflexions sur les causes de la liberté et de l'oppressionp90/91) La
vertu du travail c'est de nous contraindre durablement à nous occuper d'autre chose que des
impressions, sentiments, images qui nous traversent l'esprit, à nous sortir de notre egocentrisme .
Commentaire de Chenavier "Il représente d'un bout à l'autre de l'oeuvre de Simone Weil la voie la
plus sure pour distinguer le réél de l'imaginaire ,le pays du réel de la fantaisie. Il nous sort de
"l'idealisme, cet état de l'enfance dans lequel le monde est seulement interprêté jamais rencontré" ou
autre commentateur Michael Labbé dans La notion de travail chez simone Weil qui
évoque"l'arrachement que le travail procure à la particularité de notre moi"(On est ici loin du voeu
souvent évoqué aujourdhui de se réaliser dans son travail)
Mais on pourrait dire que quand on contemple un paysage, quand on lit ou écoute les informations
on est tout autant à l'écoute de ce qui est extérieur à nous; en quoi le travail est il central dans ce
rapport au réel,"la voie la plus sure pour distinguer le réel de l'imaginaire"?
"Le travail fait oeuvre de connaissance"(Mickael Labbé p 27)ou les vertus intellectuelles du travail: en
me heurtant à l'altérité de la matière je suis forcé d'en découvrir les propriétés(cf le capitaine du
bateau comparé aux passagers dans la tempête"chaque outil est un baton d'aveugle, un instrument à
lire et chaque apprentissage est l'apprentissage d'une lecture(...) pour le marin dont le bateau est
devenu un prolongement du corps le bateau est un instrument à lire la tempête tout autrement que le
passager; où le passager lit du chaos, du danger sans limite de la peur le capitaine lit des nécessités,
des dangers limités, des ressources pour y échapper" etc..(Essai sur la notion de lecture écrits de
Marseille.)"l'idée d'une matière commence avec le travail"(Labbé 25)
Que devient cette vertu là à l'époque du virtuel, de l'immatériel, du numérique etc ? Le travail n'y
devient il pas abstrait ou comme disait l'économiste Pierre yves Gomez "invisible"? peut on
transposer ce que S Weil dit des vertus d'une confrontation de la matière avec sa pesanteur, sa
résistance, aux obstacles que rencontrent ces formes plus récentes du travail, tertiarisé, numérisé
etc..?
-LE TRAVAIL COMME CONSENTEMENT A LA NECESSITE: vertu intellectuelle et morale du travail-On
pense d'abord à la nécessité de satisfaire des besoins matériels vitaux: Simone Weil n’est pas
rousseauiste et partage la vision du philosophe Alain d'une dureté, d'une indifférence de la
nature aux besoins de l'homme cf l'ouvrage d'Alain Les dieux L1 ch2 Cocagne qui se conclut ainsi"Les
fruits de la terre sont à tous dit on. Mais y a -t-il des fruits de la terre? Les jardins sont bien trompeurs.
Il n'y a que des fruits du travail" idem Simone Weil(réflexions sur les causes de la liberté et de
l'oppression p31)"les propriétés de la matière aveugle et indifférente ne peuvent être adaptées aux
fins humaines que par le travail humain "(et)"jamais aucune technique ne dispensera les hommes de
renouveler et d'adapter continuellement à la sueur de leur front l'outillage dont ils se servent"(ibid
34)" c'est uniquement l'ivresse produite par la rapidité du progrès technique qui a fait naitre la folle
idée que le travail pourrait un jour devenir superflu"ou encore"l'univers ne se donne à l'homme dans
la nourriture et la chaleur que si l'homme se donne à l'univers dans le travail"( fin Enracinement p
352).
-Sous l'emprise de cette nécessité là au sens le plus trivial et commun du terme(ce qui est
indispensable) le fait d'avoir justement à transformer un donné matériel dans son extériorité, son
altérité vis à vis de nous implique de tenir compte de l'ordre, des lois inexorables, et donc des
relations nécessaires au sens intellectuel du terme: ce qui ne peut pas ne pas être(Socrate disait:
"des liens de fer et de diamant, impossibles à rompre" entre les causes et les conséquences : de
même Simone Weil dans L'enracinement évoque"la présence invisible d'un réseau de limites sans
substance et plus dures qu'aucun diamant : celles des lois qui le régissent. Elle cite constamment le
mot du philosophe Francis Bacon contemporain de Descartes:"on ne commande à la nature qu'en lui
obéissant"pas de travail sans méthode "La méthode est l'âme du travail(condition
ouvrière)"accomplir une suite de mouvements qui sont comme engrenés les uns dans les autres
conformément aux lois de la matière c'est ce qu'on nomme le travail(cité dans Labbé p22)"j'ai
affaire à une suite de mouvements indépendants du projet et de l'oeuvre, dépendants de ce qui
existe(...)Il me faut guetter pour trouver passage"( cité dans Labbé 26)Les vertus du travail rejoignent
celle la science(P 315 Enracinement )" la vraie définition de la science c'est qu'elle est l'étude de
l'impartialité aveugle de la matière inerte, cette régularité impitoyable de l'ordre du monde
absolument indifférente à la qualité des hommes"344 ibid. "cet univers sensible où nous sommes n'a
pas d'autre réalité que la nécessité".
- Dans l'idée de consentement il n'y a pas seulement celle d'acceptation en tout cas pas réduite à une
résignation mais un processus actif, engagé, d'orienté vers l'avenir et dans la phrase récurrente de
Bacon il s'agissait d'obéir à la nature pour mieux lui commander, de se servir de ses lois inexorables
pour agir efficacement sur les causes afin d'obtenir les transformations et donc les effets voulus=
c'est toute la conception qu'a Simone Weil de la liberté dans son rapport au temps et donc aux
intermédiaires entre projet et réalisation: le travail nous contraint à insérer notre liberté dans les
mailles étroites de la nécessité et donc du temps:"désirer être à demain c'est désirer avoir rendu la
planche lisse sans avoir poussé le rabot, le plancher net sans avoir manié le balai"(cité 32 Labbé)
Travailler c'est faire les choses les unes après les autres:"Notre loi propre est celle de la médiation,du
temps, de l'impuissance immédiate à réaliser nos intentions(Labbé 28);travailler c'est engager son
être dans un processus qui prend du temps et demande des efforts. C'est user de sa liberté avec la
conscience d'une marge de manoeuvre étroite entre finalité et moyens objectifs: quand on travaille
on ne fait pas ce qui nous plait, on ne fait pas ce qu'on a simplement décidé: on apprend à faire un
usage éclairé, calculé, responsable de notre liberté et non un usage primaire, facile et infantile:"Il est
temps de renoncer à rêver la liberté et de se décider à la concevoir" dit Simone Weil dans Réflexions
sur les causes de la liberté et de l'oppression (p85) bref un usage étroit de la liberté par où on rejoint
ce qu'on peut voir comme une troisième dimension de la vertu du travail: l'humilité qui en découle,
et l'égalité où elle nous met avec tous.
En conclusion, à ce point de la présentation, on pourrait comprendre la centralité du travail pour la
vie personnelle et collective par analogie avec la centralité des mathématiques dans l'éducation
platonicienne : Simone Weil avait mis à l'entrée de sa salle de classe de philosophie au Puy le "Que
nul n'entre ici s'il n'est géomètre" de Platon " (la démonstration géométrique comme passage obligé
pour la philosophie) Son insistance tout au long de son oeuvre sur la centralité du travail équivaut à
une sorte de "Que nul n'entre ici s'il n'a travaillé"(le travail comme passage obligé pour apprendre
non seulement à penser mais aussi à agir). Le travail fait ressentir pratiquement, physiquement,
existentiellement, la nécessité dont les maths sont le modèle théorique(et dont peut être les
tragédies grecques seraient l'expression symbolique et littéraire )" On pourrait parler d'une vertu
philosophique du travail, une sorte de stoicisme ou du moins de sagesse pratique à laquelle le travail
nous contraindrait mais ajouter qu'ainsi elle reprend pour l'inverser le mythe de la caverne et sa
hiérarchie des valeurs chez Platon, que comme Marx elle remet la philosophie (et l'action politique)
sur ses pieds: en considérant que celui qui travaille est plus près du réel que celui qui manie des
idées :"le peuple a le monopole d'une connaissance, la plus importante de toutes peut être, celle de la
réalité du malheur"(Enracinement p237): c'est à partir de ce qui est en bas et constitue
l'expérience la plus concrète du réel dans sa nécessité que doit se comprendre, s'ordonner notre
pensée et notre action la plus haute.
-LE TRAVAIL COMME HUMILITE: VERTU SPIRITUELLE DU TRAVAIL
Le travail dit l'un des commentateurs Mickael Labbé p25 nous donne"une leçon d'humilité"
et"l'humilité (c'est )le mouvement librement consenti vers le bas" dit Simone Weil dans
L'enracinement P204. Cette idée peut surprendre quand on pense à tous ceux qui s'enorgueillissent
de leur niveau de responsabilité et on pourrait penser qu'il y a d'un côté des travaux prestigieux où
on s'accomplit et de l'autre d'humbles tâches d'exécution;"Le travail ne change pas de nature en
changeant d'objet"( S Weil citée dans Chenavier p 39). Contrairement à d'autres approches
valorisant le travail Simone Weil en souligne moins la grandeur, la domination de l'homme sur la
nature, le dépassement de soi, la possible contemplation de soi dans l'oeuvre réalisée que
l'expérience continuelle des limites, de la finitude, de la dépendance vis à vis de l'ordre des choses et
des personnes.(Ce que contient l'adjectif "laborieux" quand on dit "c'est laborieux"sous entendu "tu
en mets du temps";une manière de se donner du mal physiquement et mentalement sans être sûr
du résultat pour autant)("ma condition d'être temporel et d'être laborieux »(Weil cité Labbé p 34) ou
comme dans l'usage transitif du verbe travailler(sa voix, son texte, son exposé) et quand Simone Weil
évoque la fierté c'est plutôt dans une perspective collective .
Cela découle de ce qui précède sur le consentement à la nécessité. Le travail est un rappel à la
nécessité de besoins physiques , à la dimension corporelle et donc matérielle de notre existence, aux
dimensions les plus humbles de la vie." Travailler c'est mettre son propre être, âme et chair, dans le
circuit de la matière inerte, en faire un intermédiaire entre un état et un autre d'un fragment de
matière, en faire un instrument" (Enracinement p 352)(se servir de soi, de son corps et de son esprit
de sa personne comme d'un moyen au service d'une fin très limitée)on peut penser aux tâches
ménagères, au fait qu'on a un corps à nourrir, vêtir, protéger du froid et qu'on doit s'en servir comme
d'un instrument pour couvrir directement ou indirectement -en gagnant de l'argent qui permettra de
payer qqun ou des machines- ces besoins là; on peut penser aussi que dans les fonctions
supposées plus intellectuelles on fait aussi l'expérience des limites physiques que l'on a, on se
fatigue: le "burn out" concerne aussi bien des fonctions de direction dans des secteurs du tertiaire
que des fonctions considérées comme subalternes.
Cette humilité découle également ce qui vient d'être développé: le fait d'être tributaire des lois de
ce qu'on veut modifier, des relations nécessaires entre les causes et les effets: le"on ne commande à
la nature qu'en lui obéissant" de Bacon; on doit quel que soit le travail insérer notre projet, notre
liberté dans "le tissu de nécessités"( réflexions sur l'oppression) qu'est la réalité sur laquelle on doit
agir: on ne fait pas ce qui nous plait , on ne fait pas ce qu'on veut, on ne peut qu'agir indirectement
sur les choses"la médiation est ma loi propre" dit Simone Weil citée dans Labbé p31"("cette
puissance indirecte qui est mon lot"(ibid)" et comme on l'a dit, petit à petit, en prenant du temps, par
étapes d'exécution:"je découvre (Labbé P25)"que le monde n'est pas plein de moi, que je ne suis
pas tout puissant, que je ne suis pas la mesure de toute chose"; en reprenant la distinction
stoîcienne" mes travaux ne dépendent pas de moi seulement; ils se heurtent à une matière qui ne
dépend pas de moi(...) j'ai à faire une suite de mouvements indépendants du projet et de l'oeuvre,
dépendants de ce qui existe(...) il me faut guetter pour trouver passage »(Weil cité dans Labbé p 26)
On pourrait dire que dans tous les métiers, même les plus tertiarisés, on retrouve la dépendance
vis à vis de ce qui existe, des intermédiaires(cf les textes de Simone Weil disant que même le
travail paysan est dépendant de l'approvisionnement, du marché), du temps dans sa succession, des
journées qui n'ont que 24h etc ..
Finalement le travail nous ramène au sol et aux limites de notre condition d'hommes qui est
justement temporelle"Seul le travail réalise la condition humaine: il éprouve sous quelles conditions
nous sommes au monde"(Weil cité Labbé p26)"Nous sommes les uns et les autres logés à la même
enseigne et dans la dernière page de L'enracinement écrite juste avant de mourir Simone Weil
rapproche la nécessité du travail de la nécessité de mourir un jour: c'est du même ordre, celui de la
finitude de notre condition(p 351- 353 Enracinement)
- par où on peut entrevoir pourquoi il s'agit d'une vertu spirituelle plutôt que morale: il y a une
connotation metaphysique, ou même mystique et + ou- théologique dans ce terme: le travail comme
manière d'assumer notre condition d'homme, et donc d'être incarné (cf supra"mettre son propre
être âme et chair"), contraint de s'engager physiquement et psychiquement pour assurer des besoins
matériels, qu'elle rapproche dans ces textes plus tardifs de sa vision théologique du christianisme
comme religion de l'incarnation et donc de l'abaissement volontaire de Dieu. Mais le terme de
spiritualité si souvent utilisé aujourdhui peut être pris seulement comme plus global, plus ouvert que
celui de vertu morale: quelque chose qui donne sens à l'ensemble de l'existence, qui la situe ou, pour
reprendre le titre de ce dernier ouvrage de S Weil, qui nous" enracine" corps et âme très
concrétement et au quotidien dans la vérité de notre condition- En effet les commentateurs
soulignent combien la philosophie du travail chez Simone Weil est la même de ses débuts
agnostiques et rationalistes influencés par la philosophie d'Alain (condition ouvrière- réflexion sur les
causes de la liberté et de l'oppression)jusqu'à ses pages les plus tardives et les plus
mystiques(L'enracinement- la pesanteur et la grâce)
ceci peut il s'appliquer à l'action politique de transformer les conditions de travail ?
3-Conditions d'un travail non servile: la "vie sociale bien ordonnée "selon Simone Weil
-Elle n'est pas moins consciente qu'une autre des atteintes injustifiables que les conditions de
travail commettent sur le corps et l'esprit des personnes "toute une catégorie de travailleurs travaille
toute la journée , tous les jours avec dégout"(condition ouvrière p351)
Elle décrit très concrètement au jour le jour les atteintes à la personne dans la condition ouvrière
telle qu'elle l'a vécue(cf dans Expérience de la vie d'usine Condition Ouvrière p 330-343/Le rapport
aux changements ordonnés, au temps cf cadence/rythme, à la manière dont les ordres sont donnés
et le sentiment de ne compter pour rien, d'être une chose qu'on déplace quand on n'en a plus
besoin) elle dit dans une lettre (à Jacques Laffite de 1936 condition ouvrière p 260)"qu'il faudrait
examiner du même point de vue le travail administratif": plusieurs des vices liés aux conditions de
travail qu'elle décrit dans ces pages pourraient s'appliquer au travail tertiarisé et managé
d'aujourdhui cf "le temps et le rythme sont le facteur le plus important du problème
ouvrier"(condition ouvrière p347)"des règles qui ne sont jamais observées mais perpétuellement en
vigueur"p330 "cet assortiment de menues détresses physiques que la besogne n'exige pas et dont
elle est loin de bénéficier""il y a contrariété, irritation à cause de la manière dont le changement
est ordonné".
-Mais elle est très tôt critique vis à vis des remèdes définitifs que syndicats et partis politiques
prétendent lui apporter: l'idée de révolution telle qu'ordinairement comprise comme révolution
violente. "Une même distance la plupart du temps sépare des ouvriers l'ouvrier devenu patron et
l'ouvrier devenu dans les syndicats militant professionnel""toutes les fois que les opprimés ont
voulu constituer des groupements capables d'exercer une influence réelle, qu'ils aient eu pour nom
partis ou syndicats, ils ont intégralement reproduit dans leur sein toutes les tares du régime qu'ils
prétendaient réformer ou abattre à savoir l'organisation bureaucratique, le renversement du rapport
entre les moyens et les fins, le mépris de l'individu, le caractère machinal de la pensée, l'utilisation de
l'abaissement et du mensonge comme moyens de propagande" (Réflexions sur les causes de
l'oppressionP 144):pour résumer oui à tout ce qu'a dit Marx sur l'aliénation du travailleur; non au
remède proposé: une révolution où les opprimés renversent les oppresseurs et aussi au mythe d'une
société sans travail vers laquelle on s'acheminerait quand la propriété serait abolie et le machinisme
perfectionné . Elle se méfie( très tôt dès les Réflexions sur les causes de l'oppression qui précède son
entrée en usine dont le premier chapitre est intitulé "critique du marxisme") du romantisme
révolutionnaire et lui préfère des objectifs plus circonscrits: l'approche de Simone Weil est plus
réformiste que révolutionnaire:"trouver quelle est la forme la moins oppressive d'organisation sociale
pour un ensemble de conditions objectives déterminées"(oppression P 47)A cette condition l'action
politique pourrait devenir quelque chose d'analogue à un travail au lieu d'être comme ce fut le cas
jusqu'ici soit un jeu soit une branche de la magie"(un travail donc comme dit avant quelque chose de
lent, progressif, indirect, incertain, patient, monotone, calculé au plus prés comme des équations à
résoudre etc.)à l'opposé de l'ivresse de la lutte des classes terrassant le dragon patronal "l'espoir de
la révolution est toujours un stupéfiant"(condition ouvrière p 421) ou encore "la révolution comme
mensonge") Il s'agit de"chercher l'organisation la plus humaine compatible avec un rendement
donné" (lettre aux ouvriers de l'usine Rosières Condition Ouvrière p 210 )"Je souhaite de tout mon
coeur une transformation aussi radicale que possible dans le sens d'une plus grande égalité dans le
rapport de forces; je ne crois pas du tout que ce qu'on nomme révolution de nos jours puisse y
mener"(lettre à Victor Bernard Condition ouvrière p 230)
- il faudrait y changer en un sens peu de choses , en un sens beaucoup"(43)" quel est ce peu qui
changerait beaucoup?(chercher un moindre mal plutôt que faire régner le bien: Simone Weil partage
avec H Arendt la même dénonciation du totalitarisme y compris communiste.
-"on peut élargir peu à peu le travail lucide, et cela peut être indéfiniment"(P 104 oppression)avant
tout de repenser l'organisation des usines (qu'il s'agisse d'entreprises publiques ou privées) sur
laquelle elle échange longuement avec des ingénieurs, des syndicalistes: faire en sorte de rapprocher
le travail de l'ouvrier de celui de l'ingénieur ou du moins du régleur= Plus de compréhension des
processus, plus d'extension des tâches, de rapprochement entre le travail physique et le travail
intellectuel; la grande injustice c'est "la dégradante séparation entre le travail manuel et le travail
intellectuel" dénoncée par Marx
-conditions technologiques: repenser centralement la conception des machines en sorte qu'elles
améliorent" le bien être ouvrier"(lettre à Victor Bernard condition ouvrière p 223) en supprimant
les souffrances qui ne sont pas inévitables mais arbitraires-d'où les échanges avec Laffitte ingénieur
concepteur d'une science nouvelle intitulée mécanologie: importance du progrès technique: elle en
appelle à des "machines souples" capables d'adaptation et surtout faites pour la diminution de la
peine des travailleurs et non pour le seul rendement profitable aux propriétaires et aux
consommateurs; oui à l'automatisation de toutes les tâches strictement répétitives, remplacer les
hommes par des machines dans les chaines de montage"le travail taylorisé vide l'âme de tout ce qui
n'est pas le souci de la vitesse: ce genre de travail ne peur être transfiguré ;il doit être supprimé"(ibid
p 433)
"-mais surtout conditions culturelles:"l'homme est asservi à ce qu'il ne peut penser »(Florence de
Lussy : que sais je? sur Simone Weil)" à la fois donner le plus de connaissances possibles aux ouvriers
(d'ordre technique et scientifique: de superbes pages dans l'enracinement sur une diffusion des
connaissances qui ne soit pas de la vulgarisation mais de la traduction) mais aussi littéraires et
artistiques cf ses conférences sur Antigone aux ouvriers de Saint Etienne)"rendre les chefs d'oeuvre
de la poésie grecque accessibles aux masses populaires( Lettre à Victor Bernard Condition ouvrière p
244)"le peuple a le monopole d'une connaissance, la plus importante de toutes peut être, celle de la
réalité du malheur"enracinement 237 et l'idée que la culture lui est d'autant plus indispensable et
qu'il serait plus à même de comprendre les grands chefs d'oeuvre de la tragédie.
En guise de conclusion(et d'articulation avec la pensée d'Hannah Arendt): Peut on "faire du travail un
moyen pour chaque homme de dominer la matière et de fraterniser avec ses semblables sur un pied
d'égalité"? (lettre à Jacques Laffitte condition ouvrière p 257)
ou bien à l'inverse souhaiter un monde où l'homme soit libéré des difficultés matérielles pour qu'il
puisse se consacrer à fraterniser avec ses semblables?
Ou encore"la notion du travail considéré comme une valeur humaine est elle l'unique conquête
spirituelle qu'ait faite la pensée humaine depuis le miracle grec"(oppression 122)? ou bien surestimée
dans les sociétés modernes?
Remarques concernant les citations: depuis 1988 sous la direction de Florence de Lussy les différents
ouvrages de Simone Weil ont été réédités et répertoriés sous l'intitulé "oeuvres complètes" faisant
disparaitre ainsi les grands titres comme L'enracinement ou La condition ouvrière etc : quand les
citations mentionnées par des commentateurs comme Chenavier, Labbé ou Gaballieri n'ont pu être
situées dans ces ouvrages bien connus elles sont ici seulement référées aux pages de ce
commentateur.
HANNAH ARENDT LA SURESTIMATION DU TRAVAIL
ANNIE BARTHÉLEMY LE 27 janvier 2018
1
Hannah Arendt : la surestimation du travail dans les sociétés modernes.
Annie Barthélémy Besançon janvier 2018
Hannah Arendt, juive allemande née à Hanovre en 1906, élève de Husserl, Jaspers et Heidegger,
développe sa conception du travail dans son ouvrage The Human Condition publié en 19581 aux
Etats Unis, où elle est arrivée en 1941, après un premier exil en France de 1933 à 1940. Hannah
Arendt avait auparavant publié en 1951, année où elle devenue citoyenne américaine, un de ses
ouvrages majeurs The Origins of Totalitarianism où elle démontrait comment le totalitarisme
associait la destruction du politique par une organisation en masse atomisée et l’usage de la
terreur et l’idéologie pour former une communauté politique monolithique, anéantissant un
espace politique ouvert au pluralisme. Cette domination totale visant à abolir la personnalité
juridique, morale et psychique des individus, aboutit à la logique destructrice des camps
d’extermination. Quand elle écrit La Condition de l’Homme Moderne, les heures sombres et
tragiques qu’elle a traversées restent à l’arrière plan, « ce que je propose dans les pages qui
suivent, c’est de reconsidérer la condition humaine du point de vue de nos expériences et de nos
craintes les plus récentes » (Prologue p.38). Le totalitarisme est apparu dans les conditions
historiques de la modernité, Hannah Arendt cherche comment dans cette modernité retrouver
un sens commun perdu dans la société de masse, comment retrouver « une existence collective
sensée et créatrice » (Carole Widmaier p.8 préface à la traduction de textes Hannah Arendt
réunis sous le titre Qu’est ce que la politique? Seuil 2014). Ricoeur, qui a rédigé la préface de
l’édition française, voit dans cette recherche (A quelle condition un univers non totalitaire et-il
possible ?) une manière de relier politique et anthropologie philosophique : il s’agit de « trouver
dans la condition humaine des ressources de résistance et de renaissance » p.13
Le travail est une des thématiques de Condition de l’homme moderne (qui couvre un bon tiers
de l’ouvrage); le titre allemand Via Activa souligne mieux le sujet principal2 à savoir décrire les
différentes facettes de l’activité humaine afin réhabiliter la dignité de l’action, qui renvoie à
l’agir citoyen que menace la modernité en raison de la logique envahissante du travail. Nous
expliquerons pourquoi le travail selon Hannah Arendt ne peut caractériser l’homme et
comment le triomphe de l’animal laborans dans les sociétés modernes pervertit le statut du
travail comme celui de l’action politique. Nous verrons que sa perspective rejoint certaines
interrogations contemporaines autour de la fin du travail. Encore faut-il comprendre le sens
restrictif que la philosophe donne au mot travail.
Après avoir indiqué les sources des analyses d’Arendt, nous préciserons le sens et le statut
qu’elle donne au travail, en distinguant les différents niveaux de la vie active où le travail se
situe en position inférieure. Puis nous ouvrirons la discussion, en faisant l’inventaire des
intuitions et des objections qui peuvent nourrir les débats contemporains sur le travail.
1 Les références à l’ouvrage dans sa traduction française renvoient à l’édition de poche dans
la collection Agora chez Calmann-Levy
2 Prologue Ce que je propose est donc très simple : rien de plus que penser ce que nous
faisons ; « Ce que nous faisons » : tel est bien le thème central de cet ouvrage. On n’y traite
que des articulations les plus élémentaires de la condition humaine, des activités qui,
traditionnellement comme selon les idées actuelles, sont à la portée de tous les êtres
humains. p. 38
2
Le socle sur lequel s’édifie la conception du travail d’HANNAH ARENDT
Elle est influencée par la civilisation grecque qui a valorisé l’action politique, par la lecture de
Marx dont elle critique en autres dans son essai la thèse selon laquelle l’homme se définit
essentiellement par le travail et enfin par les analyses sur la technique de son maître Heidegger
qu’elle ne cite pas mais qui sont sous-jacentes à ses analyses de la condition de l’homme
moderne.
De la civilisation grecque, elle retient la place éminente de la vie politique, rendue possible par
le fait que les citoyens, hommes libres, se libéraient du travail grâce aux esclaves. Le travail dans
cette optique est perçu comme une tâche servile qui de ce fait est dévolue aux esclaves. Elle
commente aussi le rôle que Platon assigne au philosophe dans la cité grecque, entre la fuite de
l’espace public dans la contemplation des Idées et l’utopie du philosophe-roi, gouvernant la Cité.
Concernant la lecture des textes de Marx, Arendt critique la thèse Marx selon laquelle le travail
l’essence de l’homme (animale laborans ≠ animale rationale) et la théorie qui lie l’histoire au
développement des forces productives et des rapports de production ; mais elle reprend ses
analyses du travail dans la société capitaliste3.
Elle est redevable aussi à la vision de Heidegger pour qui l’hégémonie de la technique
caractérise la modernité. Pour Heidegger, la technique ne désigne pas simplement l’ensemble
des outils et des machines inventées par l’homme, elle recouvre une vision du monde, qui dérive
de la conception cartésienne de l’homme comme maître et possesseur de la nature.
L’exploitation illimitée de la nature, caractéristique de la modernité, engendre une
représentation du réel : la nature est alors perçue comme un stock d’énergies disponibles pour
les manipulations et les usages humains. Cette logique de l’utilité, exclusive de tout autre
rapport au réel, conduit triomphe de la raison instrumentale dans tous les domaines de
l’existence.
Nature et Statut du travail selon Arendt
L’usage qu’elle fait du terme travail ne recouvre pas la notion habituelle de travail. Par travail,
Hannah Arendt désigne à la fois un type d’activité mais aussi un rapport de l’homme à ses
conditions d’existence ; cette double caractérisation ne concerne pas seulement le travail mais
aussi l’oeuvre et l’action (i.e. l’action politique).
Première approche des notions travail, oeuvre, action (catégories historiques mais aussi selon
Ricoeur des traits flexibles mais durables de la condition humaine).
Chercher ce qui peut distinguer les activités suivantes : faire du pain, faire la lessive, faire une
table, faire un tableau, faire un discours, faire une loi.. Dans la condition humaine la distinction
est liée à une hiérarchisation qui montre comment l’homme riposte de différentes manières à sa
condition d’être mortel (en se maintenant en vie Ex. faire du pain pour se nourrir ; en fabricant
des objets durables Ex. faire une table ou un tableau ; en participant à la vie politique qui laisse
des traces au-delà de sa durée de vie individuelle Ex. faire une loi). La distinction correspond
3 Agent fanatique de l’accumulation, (le capitaliste) force les hommes, sans merci ni trêve, à
produire pour produire, et les pousse ainsi instinctivement à développer les puissances
productrices Le Capital livre 1 section7 cité par Guillaume de Vaulx (2013) p. 67
3
aussi à l’opposition entre espace privé et espace public, une opposition présente dans l’antiquité
: le maître de maison qui gère ses affaires privées se différencie du citoyen qui intervient sur
l’agora, centre politique de la cité.
Deuxième temps : commentaire du tableau cf. Annexe 1
Le chapitre premier de La condition de l’homme moderne, intitulé « la condition humaine »
s’ouvre sur la triple distinction au sein de la vita activa de « trois activités humaines
fondamentales », fondamentales au sens où « chacune d’elles correspond aux conditions de base
dans lesquelles la vie sur terre est donnée à l’homme » :
1) Le travail correspond à son appartenance à une espèce vivante qui doit travailler pour
vivre, produire des biens consommables pour satisfaire à ses besoins. Selon Hannah
Arendt, le travail s’inscrit dans la sphère de la nécessité, il est vital c’est une contrainte
biologique (travailler pour vivre) mais il se situe à l’échelon inférieur de la vie active.
« le travail est l’activité qui correspond au processus biologique du corps humain, dont la
croissance spontanée, le métabolisme et éventuellement la corruption, sont liés aux productions
élémentaires dont le travail nourrit ce processus vital. La condition humaine du travail et la vie
elle-même ».
Insistance sur la dimension corporelle et naturelle du travail et sur sa fonction de préserver la
survie de l’individu et de l’espèce ; sur le lien entre travail et consommation : on consomme les
produits du travail, il faut produire de nouveau pour renouveler la vie (enferment dans le cycle
vital).
2) L’oeuvre s’intègre dans un monde culturel créé par les hommes, elle correspond au
caractère non-naturel de l’existence humaine.
« l’oeuvre fournit un monde « artificiel » d’objets, nettement différent de tout milieu naturel.
C’est à l’intérieur de ses frontières que se loge chacune des vies individuelles, alors que ce
monde est destiné à leur survivre et à les transcender toutes. La condition humaine de l’oeuvre
est l’appartenance-au-monde »
Insistance sur la fabrication par les mains de l’homme (objets techniques et oeuvres artistiques)
qui forment un monde durable où sont accueillies les existences individuelles et qui leur survit.
Cf Heidegger pour qui l’acte d’habiter suppose de dépasser le caractère purement fonctionnel
des objets en les considérant comme offrant une demeure où sont accueillis les humains « la
fonction de l’artifice humain est d’offrir aux mortels un séjour plus durable et plus stable
qu’eux-mêmes ». De plus l’oeuvre n’a pas pour fonction d’être consommée , elle est utile est
utilisable4.
3) L’action s’inscrit dans les relations humaines ce qui la distingue du travail et de l’oeuvre
comme activités en rapport avec la matière.
« L’action, la seule activité qui mette directement en rapport les hommes, sans l’intermédiaire
4 « La distinction dans les productions entre bien de consommation et oeuvre n’est pas
simplement liée à une différence de durée de vie, l’un ayant un cycle plus court, l’autre plus
lent, mais de nature. Le bien de consommation réalise sa fonction dans sa destruction, alors
que l’oeuvre trouve son sens dans l’utilisation », Guillaume de Vaulx, Apprendre à
philosopher aves Arendt, Ellipses, 2013 p.92
4
des objets ni de la matière correspond à la condition humaine de la pluralité, au fait que ce sont
des hommes et non pas l’homme, qui vivent sur terre et habitent le monde. Si tous les aspects de
la condition humaine ont de quelque façon rapport à la politique, cette pluralité est spécifique
de la condition de toute vie politique. »
Insistance sur la dimension politique de l’action qui s’inscrit dans la pluralité i.e. la différence
entre les individus et non l’homogénéité caractérise l’espace public, pluriel par définition. Dans
l’action les hommes se révèlent les uns aux autres (témoignent de leur capacité à prendre des
initiatives pour aménager l’existence commune des hommes, le qui ? est plus important que le
quoi ?)
Pour Ricoeur ces trois types d’activité sont une riposte à notre condition mortelle, une tentative
de conférer l’immortalité à des choses périssables p. 18 (précision : immortalité n’est pas
éternité). L’homme un être vivant soumis au temps répétitif et cyclique de la vie, un être mortel
qui arrive dans le monde durable (les oeuvres édifiées de main d’homme) et vient s’inscrire
dans une histoire qui le précède et lui survit, qui dépasse sa condition de mortel.
En conclusion, il faut souligner la hiérarchie : nature/ monde/ espace politique.
Premier seuil de la nature au monde
1) passage des préoccupations biologiques à l’appartenance-au-monde : le monde est le monde
commun issu de la fabrication des oeuvres, qui rend la terre habitable pour les humains cf c’est
ce monde habitable édifié par les peuples anciens que nous découvrent les archéologues
Deuxième seuil du monde à l’espace politique
2) Pour les hommes, le monde commun ne se réduit pas à un monde matériel, un autre aspect
de la condition humaine est éclairé par le passage du monde commun à la vie en commun sous
le signe de la pluralité et de la liberté (différence en grec entre poiesis/praxis cf. Aristote).
Cette hiérarchisation est essentielle or la modernité rabat l’oeuvre sur le travail (les oeuvres sont
traités en produits consommables) et rabat la sphère politique de l’action sur la sphère
économique (triomphe des impératifs gestionnaires). Dans le travail et l’oeuvre, il y a la
réalisation matérielle, c’est le produit qui est essentiel ; l’action et la parole caractéristiques de
la vie en commun parmi les hommes n’ont pour fin que leur propre accomplissement, c’est le
processus qui est au premier plan, la vie en commun s’arrête si les hommes n’agissent et ne se
parlent plus en public ; les actions et les paroles ont le caractère éphémère des objets du travail
mais le transcendent par le récit et l’histoire qui en en faisant mémoire les font échapper à la
mortalité.
Discussion
Arendt donne du travail une définition limitative et restrictive du travail, le réduisant à son but
de satisfaction des besoins physiologiques : la focalisation sur le produit éclipse l’activité même
du travail et le travailleur. Arendt octroie au travail une place inférieure dans la hiérarchie de la
vie active, au plus bas degré des activités humaines. Mais le travail comme nécessité vitale
désigne aussi un type de rapport de l’homme à la nature, cette dimension réflexive du travail,
5
qui s’ajoute à sa dimension objective, est au fondement d’une critique de la société moderne qui
pour Arendt a renversé la hiérarchie des activités humaines, en donnant au travail une place
centrale ce qui a ruiné l’appartenance-au-monde et la participation des citoyens à une vie
publique commune. Si on y ajoute la prévalence du modèle de la fabrication pour aborder les
activités humaines, c’est l’espace politique lui-même qui disparaît : l’action est remplacée par la
gestion et la vie publique se restreint comme peau de chagrin. Pour elle, la conception marxiste
de l’histoire, l’idée que les hommes font l’histoire, que celle-ci est liée au développement des
forces productives et l’espoir d’une sorte d’immortalité terrestre de l’humanité libérée des
servitudes de l’exploitation et des nécessités du travail, oublie la fragilité des affaires humaines
qui réclame une vigilance active pour défendre l’espace public. Cf. Annexe 2
Ce texte permet de souligner l’originalité de la perspective de Hannah Arendt : elle n’oppose pas
comme ordinairement travail et loisir, elle lie le loisir aux développements du travail, de
l’automatisation du travail où l’homme devient un rouage des mécanismes de production
(société d’employés, salariés réduits à leur double statut de travailleur et de consommateur).
Son jugement sur la société de loisirs est sévère et ne peut se comprendre que par la distinction
et la hiérarchie qu’elle opère entre travail et oeuvre et oeuvre et action qui seule préserve la
liberté. Le travail est l’activité qui enferme l’homme dans son individualité d’être vivant au
contraire de l’oeuvre qui prend place dans un monde partagé. Celui qui est condamné à survivre
grâce au travail est aliéné du monde commun, tout son temps est occupé au labeur et à la
restauration de sa force de travail cf. lecture de Marx. Mais l’appartenance au monde commun
des oeuvres, s’il est la condition d’une activité politique, ne crée pas un espace politique. Hannah
Arendt explique comment la domination de l’utile ruine la politique par une logique
économique de gouvernement donnant la priorité à la croissance et à la sécurité5. Cette
soumission aux valeurs d’utilité fait perdre de vue le sens l’action politique : la politique alors la
servante de l’économie, n’est plus le terrain où la liberté apparaît dans les actions et les paroles.
L’action politique selon Hannah Arendt, vaut pour elle-même et n’est pas programmée pour
atteindre un résultat, elle est initiative et accomplissement d’une action menée selon des
principes et ajustée à une situation non totalement maîtrisable, à la différence d’une fabrication
qui procède selon l’articulation de moyens au but visé. Voilà l’horizon de sa vision du travail :
l’opposition entre nécessité et liberté, la recherche d’une authentique vie politique, d’un espace
public naissant de l’association d’une pluralité d’hommes qui édifient, en acte et en parole, un
vivre ensemble.
Le point de vue d’Hannah Arendt sur le travail déstabilise des conceptions communes qu’elles
voient dans le travail une activité qui nous rend utiles socialement et qui nous permet de nous
réaliser (et dont sont privés les chômeurs), qu’elles insistent sur l’inéluctable labeur inhérent au
travail et sur sa dimension éducative, qu’elles glorifient la libération du travail qui permet de se
consacrer à des activités choisies dans le temps libéré… Si on englobe ce qu’elle dit de l’oeuvre
comme une autre facette du travail, sa perspective sur le monde que créent nos objets matériels
et techniques rejoint une question cruciale aujourd’hui celui de « l’habitalité » du monde où
5 « le domaine propre pour s’occuper des nécessités de la vie est la gigantesque et toujours
croissante sphère de la vie économique et sociale dont l’administration a éclipsé le domaine
politique depuis le début des temps moderne » Qu’est-ce que la liberté ? in La crise de la
culture Gallimard 1972 p. 202
6
nous vivons. Au terme de la lecture de la Condition de l’Homme Moderne, Comment évaluer
l’apport conceptuel d’Hannah Arendt ?
Premièrement, en envisageant le travail sous l’angle de son résultat, de son produit et en
hiérarchisant les logiques sous-jacentes aux trois types d’activité. Hannah Arendt a anticipé les
critiques de la société de consommation : la logique d’expansion des richesses fondée sur
l’obsolescence des produits offerts à la satisfaction des masses reste oh combien à l’oeuvre à
l’ère du capitalisme financier. Ses analyses sur le statut des travailleurs (ceux pour qui doivent à
leur travail leur simple survie, ceux qui interchangeables sont soumis au rythme des machines
et à leur programmation) rejoignent la vision qu’en donne Marx dans le Capital même si elles
sont élaborées sur d’autres bases.
Deuxièmement, c’est le revers de la médaille, en focalisant sur le produit du travail, elle
méconnaît le travail vivant et l’activité réelle des travailleurs ; sa conception évoque le slogan :
métro, boulot, dodo. Si elle perçoit bien les ambiguïtés de certaines formes de libération du
travail (cf. fin du texte), elle fait en revanche abstraction de la dimension humanisante du travail
que Hegel avait bien mis en valeur en opposant la dynamique de l’activité de l’esclave qui se
cultive par le travail à la jouissance improductive du maître. Certaines des oppositions
conceptuelles de La Condition Moderne qui fondent sa représentation du travail et de l’oeuvre :
nécessité contre liberté, isolement contre socialisation, individualité biologique contre
individualité historique, donnent un tour abstrait et une vision partielle des réalités du travail.
L’affrontement avec la matière peut être une manifestation de liberté, le capitalisme réduit les
travailleurs à leur force de travail mais les travailleurs peuvent résister collectivement tant dans
la mise en question de leurs conditions de travail que dans la défense de leur activité qualifiée.
La culture ouvrière rectifie la perception péjorative des travailleurs obligés de travailler dur
pour gagner leur pain. En résumé, le travail comme affrontement à la matière n’apparaît pas
comme l’occasion d’activité commune et relations entre hommes, si cet isolement peut
correspondre aux situations imposées aux travailleurs dans la société capitaliste, Hannah
Arendt n’envisage pas un dépassement possible car chez elle prévaut la référence à la
conception grecque selon laquelle : l’authentique activité humaine ne peut se déployer qu’au
plan politique : « A la base de la conception ancienne de la politique il y a la conviction que
l’homme en tant qu’homme, que chaque individu en son unicité, paraît et s’affirme dans la
parole et dans l’action et que ces activités, malgré leur futilité matérielle, ont une qualité de
durée qui leur est propre parce qu’elles créent leur propre mémoire. Le domaine public, espace
dans le monde dont les hommes ont besoin pour paraître, est donc « oeuvre de l’homme » plus
spécifiquement que ne le sont l’ouvrage de ses mains et le travail de son corps »( p. 269)6.
Troisièmement, le travailleur n’est pas absent des réflexions de la Condition humaine, Hannah
Arendt, à la fin du chapitre sur l’action, traite des mouvements ouvriers. Dans les sociétés
modernes, les travailleurs sont libres non seulement parce qu’ils ne sont plus esclaves comme
dans la Grèce et la Rome antique mais surtout parce qu’ils ont conquis le droit de vote (quand
celui-ci ne fut plus dépendant du droit de propriété). Les travailleurs sont aussi apparus sur la
scène politique tels les sans-culottes de la période révolutionnaire ; pour Hannah Arendt le
rôle politique du mouvement ouvrier tient au fait qu’il a pu mener une bataille politique, qui
6 Arendt ajoute en note : « C’est un trait décisif du concept de « vertu » (sinon à Rome) » et
cite Aristote « avec l’arete il ne peut y avoir oubli ».
7
débordait la défense des intérêts économiques de la classe ouvrière, en proposant au nom du
peuple tout entier de nouvelles normes politiques dérivant de la dénonciation des injustices7.
En d’autres termes, Arendt rompt les relations établies par Marx entre le rôle économique et
politique de la classe ouvrière. C’est dans la mesure où il dépasse son statut de producteur et la
défense de ses intérêts de travailleur qu’il devient un acteur politique, en devenant citoyen.
Hannah Arendt constate d’ailleurs que le rôle politique du mouvement ouvrier a décliné au fur
et à mesure où la condition ouvrière s’améliorait socialement: « aujourd’hui, les ouvriers ne
sont plus en dehors de la société ; ils en sont membres, ce sont des employés comme tout le
monde. L’importance politique du mouvement ouvrier est maintenant la même que celle des
autres groupes d’influence ; fini le temps - qui dura près de cent ans – où il pouvait représenter
le peuple dans son ensemble- si nous entendons par le « peuple » l’entité politique, distincte de
la population comme de la société » p. 282. En conclusion, pour la philosophe, les travailleurs,
en dépit de leurs productions et leurs qualifications professionnelles, ne sont pas perçus comme
engagés dans une activité qui traduit la dignité humaine. J’opposerai à cette vision le regard que
porte le peintre Millet sur le travail à travers ses dessins et ses tableaux qui captent l’humain
dans les gestes des travailleurs cf. Paysanne enfournant son pain 1854, les scieurs de bois 1870,
L’homme à la houe 1860. Une exposition récente au musée des Beaux-Arts de Lille soulignait
comment la peinture de Millet passait de l’individuel à l’universel et montrait son influence sur
des photographes et cinéastes américains qui le prirent pour modèle pour rendre compte de la
misère des paysans et des ouvriers dans leur exode vers l’Ouest (un regard à contre-courant de
la légende de la conquête de l’Ouest). On peut citer, particulier les photographes se réclamant de
la photographie sociale auquel appartient Lewis W. Hine qui suit les migrants au nom d’une
organisation oeuvrant pour l’abolition du travail des enfants : on retrouve dans ses portraits
d’enfants une dénonciation de la misère qui ne passe pas par la disqualification de l’activité de
travail. Certes les conditions des travailleurs aujourd’hui sont différentes de celles de la fin du
XIXème siècle mais bon nombre de mouvements revendicatifs insistent aujourd’hui sur la
reconnaissance du travail dans des conditions qui en préservent le sens et la qualité.
Conclusion : Les concepts d’Hannah Arendt offrent une lecture stimulante mais portent un
regard aristocratique sur le travail physique et manuel, dont la nécessité et les conditions
d’exercice dans la société capitaliste sont pourtant bien mises en évidence. Cela résulte d’une
double référence : à la tradition grecque (l’excellence de l’activité politique liée à la libération du
travail ne permet pas de reconnaître la vertu du travail) et à la pensée d’Heidegger, même s’il
n’est pas cité, qui voit dans la société dominée par la technique les signes d’une existence
humaine inauthentique, oubliant l’Être et la condition mortelle. Hannah Arendt quant à elle voit
dans la surestimation moderne du travail le rétrécissement du monde commun, de l’espace
politique où les hommes s’apparaissent les uns aux autres par leurs actions et leurs paroles. En
conclusion, les distinctions que fait Arendt donnent un cadre original pour penser le travail
mais sa perspective politique écrase bien des aspects du travail vivant.
7 L’activité économique de ses membres était accessoire, et sa force d’attraction ne s’est
jamais bornée aux rangs de la classe ouvrière. p. 281
8
Annexe 1
Statut du travail
C’est en effet la marque de tout travail de ne rien laisser derrière soi, de voir le résultat de l’effort
presque tout aussitôt consommé que l’effort est dépensé. Et pourtant cet effort, en dépit de sa
futilité, naît d’une grande nécessité, il est motivé par une impulsion plus puissante que tout, car la
vie elle-même en dépend.
Critères de
distinction
Processus Produit
Immortel
Action
L’homme agissant : bios politikos
Action et Parole dans un espace commun à
une pluralité d’hommes (sphère publique)
Activité d’hommes naissant et mourant
dans un monde humain
Liberté
Fragilité des affaires
humaines
Irréversibilité
Imprévisibilité
Récit et Histoire
Durable
Fabrication par un artisan selon une idée
Articulation des moyens à une fin
Logique d’usage : domination de l’utile
OEuvre
Homo faber
Objets utiles
Création d’un monde
Ephémère
Transitoire
Soumission à une nécessité vitale
Enfermement dans le cycle de la vie :
produire/consommer (anéantissement de
l’objet produit)
Activité répétitive d’un membre de l’espèce
humaine dans la nature
Isolement dans la sphère privée
Travail
Animal laborans
Objets visant à satisfaire
des besoins vitaux.
Produits à consommer
Hiérarchie des activités humaines (Vita activa) dans la Condition de l’Homme Moderne
Chaque activité s’enracine dans la condition de l’homme mortel mais se décline aussi de
façon spécifique dans la modernité qui renverse la hiérarchie conceptuelle établie par
Hannah Arendt.
N.B. En plaçant le travail au bas du tableau, nous avons voulu souligner la hiérarchie entre
travail/oeuvre/action. La distinction processus/produit manifeste le contraste entre une
centration sur le résultat et une centration sur l’activité.
9
Annexe 2
La fin du travail ? Le sombre diagnostic de la fin de la Condition de l’homme moderne
Si l’on compare le monde moderne avec celui du passé, la perte d’expérience humaine que
comporte cette évolution est extrêmement frappante. Ce n’est pas seulement, ni même
principalement, la contemplation qui est devenue une expérience totalement dénuée de
sens. La pensée elle-même, en devenant « calcul des conséquences », est devenue une
fonction du cerveau, et logiquement on s’aperçoit que les machines électroniques
remplissent cette fonction beaucoup mieux que nous. L’action a été vite comprise, elle l’est
encore, presque exclusivement en termes de faire et de fabrication, à cela près, que la
fabrication, à cause de son appartenance-au-monde et de son essentielle indifférence à
l’égard de la vie, passa bientôt pour une autre forme du travail, pour une fonction plus
compliquée mais non pas plus mystérieuse du processus vital.
Dans le même temps, nous nous sommes montrés aussi assez ingénieux pour trouver les
moyens de soulager la peine de vivre à tel point qu’il n’est plus utopique de songer à
éliminer le travail du nombre des activités humaines. Car dès à présent, le mot travail est
trop noble, trop ambitieux, pour désigner ce que nous faisons ou croyons faire dans le
monde où nous sommes. Le dernier stade de la société du travail, la société d’employés,
exige de ses membres un pur fonctionnement automatique, comme si la vie individuelle
était réellement submergée par le processus global de la vie de l’espèce, comme si la seule
décision encore requise de l’individu était d’abandonner son individualité, sa peine et son
inquiétude de vivre encore individuellement senties, et d’acquiescer à un type de
comportement, hébété, « tranquillisé » et fonctionnel.