EXTRAIT DE MON LIVRE : " ORNAIN, MAGIE D'UNE RIVIÈRE "

Chapitre 12


Un des coins les plus réputés à Revigny, dans les années soixante, c’était le trou des Américains, juste derrière le stade Louis Boyer. Un endroit fabuleux qui regorgeait de perches, de tanches, de gardons, de brochets, de carpes et qui devait être absorbé par la ballastière Cuny. A chaque crue, l’Ornain l’envahissait et amenait des poissons. Ce trou avait été creusé par les Américains du « 97 th Engineer Battalion Construction » de Vassincourt pour extraire du gravier. Un cabanon métallique, de couleur vert armée, made in US, vestige de ces travaux, était resté à proximité. Il offrait un refuge appréciable en cas de pluie. Le trou des Américains était fréquenté par des habitués qui se croyaient les maîtres du lieu. Il n’était donc pas évident pour un jeune de trouver une bonne place. Souvent, il ne restait que la partie la plus difficile à pêcher, celle au cœur des roseaux et des nénuphars où le fond était profond d’un mètre cinquante. C’est là que je m’étais installé ce jeudi après midi avec ma canne en roseau, ma ligne et mes vers de terre. J’avais salué les anciens, ils m’avaient à peine répondu et ils s’étaient montrés tout de suite désagréables.

« Salut le môme, vivement demain, au moins, ils sont à l’école !

— Et le pire, ils n’ont pas besoin de carte de pêche, je t’en ficherai, moi, de la gratuité jusqu’à seize ans ! Quand ils attrapent un poisson, c’est un poisson qui est pris !

— Oui mais ils ne savent pas bien pêcher Neunœuil, ce sont des gosses !

— T’as raison, n’empêche qu’ils prennent une place et qu’ils peuvent te gêner ! Et puis ils font du chambard. »

Contraint et forcé, je m’étais installé au cœur des nénuphars, dans une trouée. J’avais posé délicatement ma ligne. C’était un véritable exploit de ne pas s’accrocher à cause du vent. Au bout de quinze secondes mon bouchon fila. Je ferrai et j’attrapai une perche d’environ trois cents grammes, au grand dam des anciens.

« Eh bien toi, le piot, tu as de la chance, d’habitude où tu es, c’est la bredouille assurée !

— Encore une qui voulait se suicider mais tu ne perds rien pour attendre, ajouta Neunœuil ! Attends la fin de l’après-midi et tu comprendras ce qu’est un vrai pêcheur. »

Je mis la filoche à l’eau avec ma perche et je recommençai à pêcher. Mon bouchon s’enfonça à nouveau. Je ferrai trop vite. C’était raté. Un quart d’heure plus tard, j’eus ma troisième touche et je pris ma deuxième perche, elle était un peu moins grosse que la précédente. C’est à cet instant que j’entendis parler de la chance du débutant.

« Putain, tu as vu Neunœuil, il en a encore une !

— Mais ce n’est pas possible, il a du bol, ce gosse !

— C’est la chance du débutant car lui, il ne peut pas être cocu, il est trop jeune. »

À peine ma ligne remise à l’eau, j’eus un autre départ. C’était une tanche d’environ une livre. Elle se prit dans les nénuphars mais je parvins à la ramener. Les vétérans ne parlaient plus. Ils tiraient de vraies têtes d’enterrement. Ils étaient verts ! J’étais super content, peut-être trop car en voulant détacher ma ligne de la tanche, elle cassa et je perdis l’hameçon. Je n'en avais pas de rechange. J’espérais naïvement que les anciens seraient solidaires et qu’ils viendraient à mon secours, mais ils étaient sincèrement désolés, aucun d’entre eux ne pouvaient me dépanner. C’était la catastrophe. J’étais effondré. J’allais être obligé de repartir chez moi pour chercher des montures et je me doutais bien qu’à mon retour, ma place serait prise. Mais il y a toujours un miracle lorsqu’on est un jeune pêcheur. À l’époque, les militaires américains étaient nombreux à pêcher dans l’Ornain. L’un d’eux s’y trouvait justement. Sa femme l’accompagnait. Elle l’attendait dans sa voiture. Sans doute me repéra-t-elle à cet instant, en comprenant que j’avais un problème, car elle sortit du véhicule et s’avança dans ma direction. C’était une ultra blonde aux yeux bleus, très jolie et toute sublime. Elle me regardait et devant mon air désolé et chagriné, elle n’eut pas à deviner que j’avais un ennui.

« HalloBoy, what’s? »

Je lui montrai ma ligne, elle acquiesça de la tête.

« Wait a moment. »

Elle partit vers sa voiture après m’avoir adressé un sourire.

« Putain, t’as vu le châssis du diable ? D’où elle sort cette créature ? s’exclama Neunœuil.

— Tu as raison ! Elle est sacrément bien foutue ! Et puis elle a un jean d’enfer ! Je les adore en jean, moi, les femmes ! Mais celle-là, en plus, elle a un sacré pedigree dans son trente et un, tu as vu ses fesses !

— Et ses seins, tu les as regardés, ce n’est pas du toc ! Elle déménage à fond, la miss ! Quelle poitrine ! Ah, il ne doit pas s’ennuyer l’américain. Qu’est-ce qu’elle fiche, non, elle ne va pas lui donner un hameçon quand même ! Ce serait le comble ! »

La belle américaine revint avec une boîte d’hameçons n°8, du fil de Nylon quatorze centièmes et une épuisette. Je ne savais pas bien attacher les hameçons à palettes. Elle le devina. Ce n’était pas un problème, car elle, c’était une experte. En moins d’une minute, elle me sauva d’une situation critique. Elle accrocha jusqu’au ver de terre et elle m’aida à poser ma ligne dans la trouée de nénuphars, puis elle resta à mes côtés. Mon bouchon fila à nouveau. C’était un gros rotengle de plus d’une livre. Grâce à l’épuisette de ma nouvelle copine, le poisson alla tout droit dans la filoche.

« Wonderful, boy ! »

Et ça n’arrêtait pas de mordre. Les anciens, Neunœuil, en tête ne bronchaient plus. On ne les entendait pas. Ils me regardaient. Les vétérans étaient scotchés, peut-être pas par les poissons que j’attrapais, mais sans doute plus par la créature de rêve qui me tenait compagnie. Ils la reluquaient, la déshabillaient mentalement et ils devaient comprendre qu’aujourd’hui, ils n’étaient pas de taille et que j’avais vraiment toutes les chances du monde. Je réussis à attraper deux tanches, trois rotengles et cinq perches. J’étais le seul pêcheur du trou des Américains à avoir capturé du poisson.

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Le jeudi suivant, à midi et demi, j’étais installé au même emplacement que la semaine dernière. Les anciens débarquèrent après treize heures.

« Toi, le piot, tu ne perds pas de temps ! T’as mangé avec un lance-pierre ou quoi ? T’avais peut-être peur qu’on prenne ton coin mais je peux te rassurer, j’ai pêché trois après midi où tu es et je n’ai pas eu la moindre touche ! T’as eu un sacré coup de bol, l’autre jour, c’est moi qui te le dis ! »

À 15 heures, je n’avais pas eu un départ. Ma seule chance de capturer un poisson, c’était peut-être de pêcher avec des petites bêtes. Je partis sur l’Ornain pour en chercher quelques-unes. Aussitôt arrivé à la rivière, j’entendis des cris.

« Il n’est pas sérieux !

— Il est sacrément pénible !

— Mais bon sang où il est !

— Eh bordel où t’es piot ? Rapplique crénom ! »

C’était après moi qu’ils en avaient. Je revins en courant et en me demandant ce qui se passait. J’avais un problème. Ma canne à pêche se trouvait au milieu du trou, avec un poisson au bout. Les anciens étaient verts de rage. Ils avaient levé leurs gaules et ils ne pêchaient plus. Ils étaient très remontés et j’en prenais pour mon grade. Mais le pire, c’est que personne n’arrivait à attraper ma canne. Neunœil avait bien essayé et il avait été à deux doigts de tomber à l’eau. J’eus droit à une nouvelle poussée d’adrénaline de sa part. J’entendis une voiture. C’était l’Américaine de la semaine dernière. En sortant de la voiture, elle vint me dire bonjour. Elle vit alors ma canne à pêche au milieu du trou et elle éclata de rire. Elle appela son mari. C’est lui qui, avec son lancer, récupéra mon matériel et la carpe de deux kilos qui se trouvait au bout. L’Américaine était toujours aussi belle. Elle resta avec moi le restant de l’après-midi. Les anciens qui n’avaient pas arrêté de m’engueuler, devinrent muets comme des carpes. Lorsque, par hasard, ils s’adressaient à moi, ils me parlaient très gentiment et m’appelaient Christian. Ils étaient vraiment méconnaissables et j’avais beaucoup de mal à les reconnaître.