États et gouvernance mondiale

Mondialisation : l'État résiste. Entretien avec Samy Cohen

Depuis quinze ans se développe l'idée selon laquelle les États seraient impuissants face à la mondialisation. Samy Cohen affirme que cette vision ne repose sur aucun fait d'observation.

Sciences Humaines : Les Etats sont-ils, comme on le dit souvent, impuissants face à la mondialisation ?

Samy Cohen : Je constate du moins que les choses ne sont pas aussi simples. Il n'y a pas une seule, mais plusieurs formes étatiques dans le monde contemporain. Selon la typologie établie par le politologue anglais Robert Cooper, il en existe trois. Tout d'abord les Etats « prémodernes », qui n'ont pas accédé à une vie d'Etat-nation avec des frontières, un gouvernement détenant le monopole de la violence légitime, et qui ne sont pas capables de déployer une véritable politique étrangère. On y range la Somalie, l'Afghanistan, etc. En second lieu, les Etats « modernes » (la Chine, le Pakistan, le Brésil, etc.). Ce sont des Etats très attachés à leurs intérêts nationaux, et où l'idée de souveraineté et de frontières joue un rôle très important dans leur politique étrangère. Enfin les Etats « postmodernes » : en gros les démocraties de type occidental qui ont rejeté l'usage de la force pour régler leurs différends et dont la sécurité repose en grande partie sur la transparence de leur politique étrangère et l'interdépendance de leur économie. J'ai personnellement affiné le troisième type, qui me paraît trop global, en distinguant trois sous-groupes : les Etats-Unis (postmoderne unilatéraliste), les plus réticents à la coopération multilatérale ; les partisans de la « diplomatie morale » comme la Suède ou le Canada, qui privilégient la coopération avec les ONG, ou la coopération juridique (Cour pénale internationale) ; un troisième type d'Etat que je qualifierais de « postmoderne pragmatique », dont la France est l'un des représentants, qui vérifie son degré de coopération au coup par coup (l'attitude très restrictive de la France vis-à-vis de la Cour pénale internationale en atteste).

Cette distinction permet de mieux comprendre l'impact réel de la mondialisation sur les Etats. On constate alors que ce sont les Etats prémodernes qui sont les plus démunis face aux conséquences de la mondialisation, notamment les trafics illicites, le développement de flux migratoires non contrôlés, etc. Ces Etats faillis, pays pauvres ou en guerre civile, n'ont pas d'autorité ou de gouvernement central légitime ou capable d'agir efficacement. Tout autre est la situation des Etats dits postmodernes qui ont fait le pari de l'ouverture des frontières et qui ont beaucoup gagné aux échanges et à la mondialisation. Curieusement, ce sont eux, et eux seulement, qui font l'objet de la discussion sur le déclin de la souveraineté et de l'(in)capacité des Etats à faire face à la mondialisation. Pourtant, ce sont eux qui ont organisé la libéralisation des échanges et l'ouverture des frontières : les Etats-Unis d'abord, puis l'Angleterre et les autres pays occidentaux.

Certes, une telle libéralisation des échanges a eu des effets négatifs, notamment en termes d'emploi. Mais globalement, leur population en sort bénéficiaire. De nombreuses études le montrent, les firmes multinationales ne vont pas systématiquement là où la main-d'oeuvre est la moins chère. Les investissements directs vont essentiellement dans les principaux pôles de l'économie mondiale (Etats-Unis, Union européenne et Japon) et dans les pays émergents. Les firmes ne se déterminent pas uniquement selon le coût de la main-d'oeuvre. D'autres paramètres sont également importants, la stabilité politique et juridique, la capacité de se développer dans un système qui garantit la sécurité des personnes et des transactions, bref autant de caractéristiques d'Etats solides, stables et structurés.

Malgré ces constats, pourquoi la thèse du déclin de la souveraineté étatique s'est-elle affirmée ?

C'est probablement avant tout une mauvaise interprétation et une exagération de faits bien réels, en particulier l'accroissement des flux transnationaux. L'une des erreurs majeures des « transnationalistes » est d'estimer que tous les Etats, de manière indifférenciée, subiraient les mêmes effets de la mondialisation. L'autre est de donner à l'ensemble des acteurs transnationaux une homogénéité qui n'existe pas. Ces derniers, contrairement à une vision simpliste, n'agissent pas tous - tant s'en faut - dans le sens de l'affaiblissement des Etats. Dans certains cas, les firmes multinationales, supposées être l'archétype d'un acteur transnational affaiblissant l'Etat, sont en fait le complément de la diplomatie, représentant l'influence économique d'un pays.

Plus nette encore est la question des organisations non gouvernementales (ONG). Leur pression s'accompagne plutôt d'un renforcement de l'Etat : ce sont les humanitaires par exemple qui incitent les Etats occidentaux à intervenir dans des régions où ils ne le souhaitaient plus. Les mouvements altermondialistes, qui ne sont certes pas composés que d'ONG, militent eux aussi pour une intervention des Etats, dans la taxation des flux de capitaux par exemple. Certes, dans certains cas comme la communication ou l'immigration illicite, les flux transnationaux sont difficiles à maîtriser. Mais il n'y a pas de mouvement dominant et homogène. Pour prendre ce dernier cas, on sait que seule 2,5 % de la population mondiale vit à l'étranger. Ceux qui émigrent ne sont pas nécessairement les plus pauvres.

La thèse de la perte de contrôle des Etats a tout de même de forts arguments : criminalité transnationale, problèmes d'environnement...

C'est vrai, mais en partie seulement, et doit être relativisé. Le phénomène de criminalité transnationale existe davantage dans les pays faibles (prémodernes) que dans les pays postmodernes. Concernant le blanchiment de l'argent sale, les démocraties jouent un rôle assez trouble. Elles ont favorisé la prolifération des paradis fiscaux dont elles retirent de larges bénéfices. Elles n'ont aucun intérêt à les combattre, ce qui permet aux mafias et autres trafiquants de s'en servir. Le problème, là, n'est pas la faiblesse de l'Etat, mais bien le côté retors et non transparent des politiques publiques de ces pays. Concernant les problèmes d'environnement, il y a là aussi un véritable problème d'interprétation. Les problèmes d'environnement, d'émissions de gaz à effet de serre ne sont pas directement liés à la mondialisation et à l'ouverture des frontières. La fermeture des frontières n'empêchera pas les gaz polluants de circuler ni les oiseaux migrateurs de transporter le virus du Nil.

Là encore, le point important n'est pas l'affaiblissement de la force intrinsèque de l'Etat, mais bien plus souvent le manque de discernement dans la vision des intérêts nationaux. Aujourd'hui, dans de nombreux domaines, notamment l'environnement, la santé, l'intérêt national consiste à coopérer davantage, car chaque Etat seul ne peut affronter ce type de problèmes. Après certaines avancées (protocole de Kyôto par exemple), on constate depuis quelques années non pas la « fin des souverainetés » mais au contraire le repli sur les souverainetés. On vient encore de voir en Europe, à l'occasion des pourparlers et débats sur la constitution européenne, avec quelle âpreté les Etats défendent leurs propres intérêts. Contrairement à ce que pensent certains, nous ne sommes pas dans un système entraînant automatiquement la fin des souverainetés : le reflux et le déclin de l'Etat ne sont pas irréversibles ni inéluctables, tant en Europe qu'aux Etats-Unis. On voit toujours, et parfois de plus en plus, les Etats-nations intervenir pour leur sécurité, pour soutenir leurs industries, leur agriculture, etc. On constate en tout cas que le processus n'est en aucun cas linéaire : des phases de retrait succèdent à des phases d'accroissement de la coopération.

On est, au fond, dans les démocraties postmodernes, face à des Etats relativement intelligents dans la capacité de s'adapter aux circonstances, mais relativement limités dans la capacité de mettre en oeuvre des politiques publiques adaptées.

Vous estimez que la récente affirmation de la « société civile » et des ONG est en fait liée et soumise aux Etats...

Les ONG sont de plus en plus nombreuses. On en compte quelque 38 000. Mais la plupart sont des associations locales des pays du Sud et de l'Europe de l'Est n'ayant aucune dimension internationale. Leur explosion véritable date de la fin de la guerre froide. C'est le moment où les Nations unies et l'Union européenne intensifient leur aide humanitaire, qu'ils veulent faire passer désormais par des ONG et non par une intervention directe des Etats. C'est aussi l'époque où le Nord entreprend d'aider le Sud via la société civile, l'idée étant que beaucoup d'Etats du Sud comme de l'Est sont incapables, corrompus et qu'il faut trouver de nouvelles manières de répartir l'aide. Désormais, l'aide se veut plus rationnelle, réservée au secteur privé, capable de susciter l'émergence des sociétés civiles, qui prendront en charge ce que l'Etat ne fait pas correctement : l'éducation, la santé, la vie dans les villages, dans les cités, etc. Dans ces pays, l'aide financière des Nations unies a beaucoup contribué à l'éclosion de nombreuses « ONG », le plus souvent des associations locales.

Au Nord, le développement du phénomène ONG ne se fait pas contre l'Etat. Il est, dans les pays occidentaux, consubstantiel à la démocratie. Il n'y a pas d'un côté le méchant Etat et de l'autre les bonnes ONG. Il s'agit en fait d'acteurs d'un même système. D'autre part, on constate que bien souvent ce sont les gouvernements qui ont souhaité et encouragé le développement d'ONG. Ces dernières, souvent dépendantes des financements de l'Etat ou d'organisations internationales, sont considérées comme le relais de l'influence politique des Etats. Par exemple, le ministère français des Affaires étrangères finance de manière substantielle des ONG intervenant en Afghanistan. Autre exemple : lors du sommet de Johannesburg pour le développement durable, le ministère de l'Environnement français a financé le déplacement des ONG vertes, estimant qu'elles participent de l'influence de la France dans les instances de coopération internationale. Seules quelques organisations, Médecins sans frontières et Greenpeace, refusent l'argent de l'Etat.

Quant à l'« influence », elle ne concerne qu'une petite partie des ONG, les grandes organisations internationales, comme Oxfam, Greenpeace, MSF, MDM, et elle reste aléatoire. Ces ONG n'ont quasiment aucune influence sur les régimes dictatoriaux où elles sont perçues comme des forces d'opposition à la solde de l'Occident. Des ONG telles que Oxfam ou Care sont en revanche en mesure de peser sur les politiques publiques de certains Etats du Sud qui vivent dans la paix civile. Dans les Etats démocratiques, leur stature internationale leur permet de proposer des solutions et de mobiliser l'opinion, mais les gouvernements ne sont nullement tenus de les écouter. Ils le font lorsqu'ils en perçoivent l'intérêt politique, stratégique ou économique.

Pour le meilleur et pour le pire, ce sont les Etats qui décident.

Propos recueillis par Jean-Claude Ruano-Borbalan

Samy Cohen

Directeur de recherche au Centre d'études et de recherches internationales (Céri), il a récemment publié La Résistance des États. Les démocraties face aux défis de la mondialisation, Seuil, 2003.