La gouvernance mondiale : nécessité ou idéologie ?

La gouvernance mondiale : nécessité ou idéologie ?

Jean-Claude Ruano-Borbalan

On parle depuis quinze ans des nécessités d'une gouvernance mondiale, principalement pour pallier le défaut de régulation étatique face à la mondialisation économique. La plupart des analyses demeurent critiques. Cependant l'idée est utile, parce qu'elle exprime un souci démocratique de dialogue, de négociation et de compromis.

La réflexion sur les difficultés, les nécessités, les voies multiples d'une « gouvernance » mondiale bat son plein depuis plus de dix ans, et ne se dément pas. Il n'est pas d'article ou d'ouvrage sur ce sujet qui ne rappellent l'ampleur du phénomène. Rien que pour la discipline des relations internationales, ce sont des dizaines de livres et d'articles par an. Il existe même une revue consacrée à ce sujet (The Review of Global Governance). Le même constat doit être fait pour la réflexion d'économie politique internationale. C'est la Banque mondiale d'abord, à la fin des années 80, l'Onu dans les années 90, puis les diverses instances de coopération économique ou des rapports comme celui du Conseil d'analyse économique, remis au Premier ministre français en 2001, qui ont utilisé et popularisé une réflexion sur la gouvernance globale. Il n'est aujourd'hui encore pas de publication sur le capitalisme, la mondialisation économique, mais aussi le développement, le droit international, qui ne comporte un chapitre ou des articles spécifiques consacrés à la gouvernance globale. Mais, évidemment, une telle abondance de réflexions et de publications entraîne de la confusion, et nul ne sait ce que recouvre exactement la notion de gouvernance globale, que pourtant beaucoup appellent de leurs voeux.

Dans de nombreuses publications, la gouvernance - principalement économique - est rendue nécessaire par la perte de souveraineté des Etats, désormais incapables de maîtriser les flux de la mondialisation. Les Etats, disent de nombreux auteurs, ne détiennent plus le monopole de l'action publique et doivent composer avec de multiples autres acteurs : « A fortiori n'apparaissent-ils plus comme les opérateurs économiques les plus déterminants, tandis que prévaut la logique mondiale du marché(1). » Même si aujourd'hui domine toujours l'idée que l'ordre mondial reste structuré fondamentalement par les Etats et leur système international qui conservent une forte capacité d'action (2), tous les chercheurs, quels que soient leur opinion ou leur objet de recherche, constatent qu'il existe un nombre considérable et croissant d'acteurs sur la scène mondiale (3). Il y a de plus, compte tenu de la croissance économique et de l'interdépendance des sociétés, un nombre de plus en plus important de problèmes proprement globaux. Mais il n'y a pas accord pour savoir si le système interétatique actuel est capable ou non d'impulser à terme une gouvernance globale. Plutôt que d'aligner les arguments sur chacun des plateaux de la balance, ce que les chercheurs - prudents par fonction - ne font pas la plupart du temps, il vaut mieux reprendre la question par l'histoire, puis par l'usage contemporain de la notion. On constate alors que, loin d'être neutre et purement fonctionnelle, la réflexion sur la gouvernance globale est une réponse intellectuelle et politique, inscrite dans les multiples champs de force et affrontements politiques et économiques contemporains.

Les racines historiques

Le mot « gouvernance » est ancien. Il date du Moyen Age, où il désignait, selon les historiens anglais, le mode d'organisation du pouvoir féodal. Si le nom est tombé en désuétude jusqu'au xxe siècle, le concept, lui, est demeuré. Il s'est développé au plan international sur deux registres différents : la coopération économique liée aux « mondialisations » économiques successives ; la coopération politique devenue nécessaire entre les principaux Etats du fait des conséquences des guerres, notamment des deux guerres mondiales, qui ont abouti à la création de la SDN, puis du vaste ensemble institutionnel onusien.Gilles Andréani, professeur à l'université Paris-II, a récemment réalisé l'histoire des formes de la gouvernance globale et de ses fondements intellectuels. Il estime que dès la première mondialisation économique, des années 1850 à 1914, s'est posée la question du décalage entre le marché et le politique, « non seulement dans l'ordre interne [...] mais aussi dans l'ordre international où coexistent deux séries de réalités : un système de rapports interétatiques placé sous le signe de la compétition, mais aussi de la coopération, et un ou plutôt des systèmes multiples de gestion des échanges économiques internationaux qui semblent échapper à l'initiative des Etats et à la logique binaire de la guerre et de la paix qui domine leurs rapports politiques(4)

La première mondialisation économique, désormais de plus en plus étudiée (5), a ainsi vu comme celle d'aujourd'hui un accroissement des flux d'échanges entre nations (finance, informations, marchandises) et une régulation internationale importante se développer. Avant 1914, de nombreuses unions internationales créant des normes communes ont été mises en place : union télégraphique, union des chemins de fer, etc. Elaborées lors de multiples conférences internationales, elles ont couvert progressivement tous les champs des échanges, du commerce et de la finance au transport et à la navigation, des nouvelles technologies de l'époque (téléphone, télégraphe) au travail, sans omettre la propriété intellectuelle, la santé et même la sécurité (Interpol est créé en 1912).

Ce premier mouvement de coopération et de régulation internationales fut caractérisé par sa diversité et sa faiblesse institutionnelle. Aucune contrainte ne fut imposée aux Etats : il n'y eut pas de mouvement d'harmonisation ou d'unification douanière, ni de convergence ou unification monétaire par exemple. Comme l'a analysé récemment la politologue Suzanne Berger, la brutale entrée en guerre en 1914 a sonné le glas de l'ouverture des économies (6). Pendant un bon demi-siècle, on a assisté au contraire à un repli sur les économies nationales et à une baisse spectaculaire de tous les flux internationaux : il est vrai que, pendant ce temps, des crises internationales majeures entraînaient le système interétatique dans une spirale de guerre et de confrontations idéologiques. La grande dépression des années 30 et la Seconde Guerre mondiale aboutiront à la mise en place d'un système institutionnel de gouvernance globale renouvelé, sous l'égide des Etats-Unis.

L'Onu, forces et faiblesses

Le système de régulation politique qui voit le jour au sortir de la Seconde Guerre mondiale prend en compte l'idée, développée par certains penseurs « idéalistes » américains comme Norman Angel, selon laquelle, plus que jamais, il faut surmonter les discordances entre l'intégration économique mondiale et la persistance des nationalismes. L'Onu est l'incarnation d'un programme d'institutionnalisation des relations internationales sur la base de réflexions juridiques et économiques (keynésiennes) menées aux Etats-Unis à partir des années 30. La conception unitaire du système international bâti sous l'égide de l'administration libérale américaine se fonde sur le concept de sécurité collective, sur la suprématie du droit international et d'institutions capables de garantir la liberté des échanges afin de prévenir une nouvelle grande dépression.

Ce programme rooseveltien comportait la volonté de dépasser les visions strictement géopoliticiennes et réalistes classiques pour intégrer les aspects économiques et sociaux à la gouvernance mondiale : « Ces idées, tout comme l'Organisation internationale du commerce prévue par la charte de La Havane (1948), ne devaient pas résister aux évolutions de l'immédiat après-guerre : la montée de la guerre froide, le réveil d'une certaine insularité américaine...(7) » Cependant, la mise en place du système onusien constitue, malgré ces ambiguïtés, une avancée sans précédent dans la mise en oeuvre d'une régulation du système interétatique et économique mondial. Mais la réalité de la guerre froide va s'imposer pour empêcher que ne se déploient les potentialités de la nouvelle architecture institutionnelle des Nations unies.

Durant les années 70, la situation internationale a singulièrement évolué, puisque l'Onu est paralysée et que l'économie mondiale recommence de manière visible un cycle d'accroissement des échanges et de l'intégration. A ce moment, ce sont les penseurs réalistes de l'ordre international, comme Raymond Aron, qui ont pignon sur rue et fournissent les éléments de compréhension de l'affrontement militaire et de puissance. Mais une nouvelle génération d'universitaires, notamment incarnée par les « interdépendantistes » américains comme Joseph Nye et Robert Kehoane, souligne la multiplication des liens internationaux de tous ordres, l'imbrication des questions économiques, politiques, culturelles ou autres. Malgré ces constats, les interdépendantistes, contrairement à d'autres chercheurs « mondialistes » comme James Burton, ne concluent pas à l'intégration des sociétés. L'unification économique quasi complète des Etats-Unis et du Canada ne conduit pas, par exemple, à une convergence politique. La réflexion interdépendantiste, parce qu'elle maintient l'Etat comme pièce centrale de la gouvernance mondiale mais prend aussi en compte l'émergence de nouveaux acteurs et champs de négociations internationales, va s'affirmer progressivement.

Pourquoi la gouvernance ?

Les années 80 seront en effet le double moment d'une accélération de l'intégration économique (nommée mondialisation) et de l'effondrement de la guerre froide. C'est à ce moment précis que resurgira l'idée de gouvernance. Concocté dans les années 70, un courant de réflexion, de James Rosenau à David Held, estime que l'interdépendance est telle que l'on ne peut plus distinguer la régulation nationale et internationale (8). A partir de là, un fort courant dit « transnationaliste » se développera au plan académique, soulignant à l'envi la porosité des frontières et les difficultés de la régulation étatique à l'ère de la mondialisation.

C'est à ce moment qu'a surgi ce terme « gouvernance » (9). Il s'agit aujourd'hui d'une notion « attrape-tout », dit Marie-Claude Smouts (10), chercheuse au Centre d'études des relations internationales (Céri), qui désigne parfois des « régimes » (c'est-à-dire l'ensemble des normes, acteurs et activités liés à un problème international majeur comme la santé, l'environnement, la régulation économique) ou parfois « l'ordre mondial » en son ensemble. Parler de gouvernance, c'est invoquer l'idée que l'intérêt général n'est plus donné et « arrêté d'en haut, enfermé dans une sphère », souligne P. Moreau Defarges. Au contraire, il se construit et circule, appartenant momentanément à divers acteurs. A toutes les échelles, de l'entreprise à l'Onu en passant par les politiques publiques, la gouvernance renvoie aujourd'hui à une gestion en réseaux, supposée être objective, débarrassée des passions. Fruit de la multiplication des acteurs internationaux, de l'émergence de problèmes spécifiquement globaux et de l'approfondissement de l'interdépendance des Etats, la gouvernance, ajoute P. Moreau Defarges, semble marquer la victoire de la technique, la gestion, sur le politique, le gouvernement.

Max Dixneuf, membre du Conseil national du sida, l'affirme lui aussi : « Dans une certaine mesure, le discours sur la gouvernance reflète selon les cas une forme d'idéalisme ou d'occultation des rapports de forces...(11) » C'est en effet l'impression que l'on a si l'on se réfère à l'émergence du concept dans le champ international, qui s'est effectué dans le sillage de l'activité de la Banque mondiale.

La Banque mondiale est un organisme de prêt pour le développement, inséré - mais non dépendant - dans le système onusien. Peuplée de banquiers et d'économistes occidentaux, elle était acquise, dans les années 1960-1970, aux idées keynésiennes préconisant l'intervention de l'Etat dans l'économie (12). Les grands thèmes du développement qu'elle soutenait portaient ainsi sur l'allégement de la pauvreté, la croissance et la redistribution, et faisaient écho aux politiques intérieures américaine ou européenne. Sous la présidence de Robert McNamara (1968-1981), elle devint un acteur majeur du développement économique des pays pauvres : le volume de prêt passe de 1 à 13 milliards de dollars. Mais l'arrivée de Ronald Reagan au pouvoir en 1981 déstabilisa les fondements idéologiques et le fonctionnement d'un organisme désormais vu comme une lourde bureaucratie entravant le développement du secteur privé. La révolution idéologique reaganienne aura des conséquences organisationnelles fortes en réduisant les effectifs de la Banque mondiale et en soumettant l'aide à des critères économiques formels, issus des modèles néoclassiques de la science économique.

Un temps tétanisés par la victoire de l'école néoclassique et des valeurs libérales, les acteurs et penseurs du développement (membres de la Banque mondiale, ONG et universitaires) vont se ressaisir. Nicolas Guilhot le souligne et rappelle que se noue alors, dans les années 80, une coalition de ces différents acteurs qui met en avant « la bonne gouvernance ». Cette notion, qui deviendra dans la décennie suivante la matrice des politiques du développement, remet l'aide économique dans un contexte politique et non plus économétrique : « En mettant l'accent sur la "participation" descitoyens, la "transparence" des institutions, le respect de l'"Etat de droit" et l'épanouissement de la "société civile", dit-il, la Banque mondiale adopte un langage prodémocratique dans lequel les ONG se plaisent à reconnaître leur apport(13)Cette coalition d'intérêts s'accompagnera, dans le contexte de la fin de l'affrontement géostratégique Est-Ouest, d'une augmentation considérable de la sous-traitance des programmes de développement confiée à des ONG : « De 5 % en 1988, la proportion des projets de la Banque mondiale impliquant la participation des ONG passe à 47 % en 1997 (14). » La bonne gouvernance devient le critère de l'octroi des prêts et de la définition des programmes, et les Etats sont supposés s'y conformer.

Bien que réapparu dans le champ du développement, le terme va faire florès au sein du système onusien : une commission sur la gouvernance globale rendra son rapport en 1995. Cette commission estime que désormais « les Etats doivent accepter le principe d'une éthique globale, garante de l'efficacité de la gouvernance, afin de dépasser les intérêts particuliers ». Pour M. Dixneuf, qui rapporte cette citation, une telle volonté est certainement souhaitable car elle contribue à fixer un horizon pour la prise en compte de problèmes globaux (en l'occurrence la santé et les épidémies). Quoi qu'il en soit, la volonté de prise en compte des questions communes à une échelle elle aussi globale, seule susceptible selon de nombreux acteurs de réduire la dichotomie entre l'échelle nationale et la mondialisation, inspire les réflexions multilatérales depuis lors. L'intérêt pour la gouvernance globale ira croissant à la fin du xxe siècle pour désigner peu ou prou tous les processus de négociation et de régulation internationaux.

Le pouvoir, encore le pouvoir, toujours le pouvoir

Mais, et c'est là l'une de ses ambiguïtés, le discours onusien est toujours « diplomatique ». Il suppose l'égalité des différents acteurs, étatiques ou autres. Or, la sphère internationale est évidemment hiérarchisée. Elle l'est même différemment selon que l'on se place en économie, en géopolitique, ou dans les aspects dits de « soft power », culturels, religieux ou intellectuels, comme le droit de propriété intellectuelle ou les normes comptables (15). Ainsi l'idée d'une gouvernance démocratique au plan international masque-t-elle souvent la réalité des champs de force et de pouvoir. Les chercheurs le montrent à propos de l'environnement ou des biens publics mondiaux par exemple. Là, l'idée d'une gouvernance mondiale paraît tomber sous le sens : à problèmes globaux, réponses collectives globales. Mais la définition des enjeux est déterminée par les opinions publiques et les ONG du Nord, indépendamment des intérêts des Etats, voire des populations, du Sud. Sauver la forêt tropicale semble par exemple une excellente idée, mais quid des populations qui vivent et travaillent du défrichement, par exemple ?

La gouvernance recouvre en fait des luttes d'influence, des intérêts publics et privés de tous ordres, bien au-delà de l'hypothèse d'une saine et neutre gestion qu'elle est supposée incarner. C'est vrai aussi pour la santé et les grandes épidémies, qui ont récemment pris une place grandissante dans les diverses réunions et préoccupations multilatérales, comme le souligne la lutte internationale contre le sida : en juin 2001, l'Assemblée générale de l'Onu elle-même se saisissait ès qualités du problème.

Là comme pour l'environnement ou le développement économique, souligne M. Dixneuf, on assiste à la montée en puissance des acteurs non étatiques : ONG, fondations, entreprises privées, etc. Bien qu'une coordination globale (Onu-sida) ait été mise en place, les concurrences et dysfonctionnements sont nombreux. Ils sont liés notamment aux compétitions internes aux organismes de l'Onu et autres organisations multilatérales : « Les ONG qui interviennent dans le secteur de la santé tentent d'influencer les choix des politiques. D'un côté, la Banque mondiale et le FMI sont en compétition pour influencer les autres agences. De l'autre, l'OMS, l'OIT ou l'Unicef ne s'alignent pas nécessairement sur les projets du département des Affaires sociales de l'Onu (16). » Les dysfonctionnements sont également liés aux conséquences des plans d'ajustement structurels prônés par la Banque mondiale qui privilégient pour les pays en voie de développement des solutions strictement entrepreneuriales. Les Etats eux-mêmes ont des intérêts concurrents et multiples. Ceux du Nord qui oscillent entre la défense de leurs industries pharmaceutiques et les grands principes de gouvernance mondiale, mais aussi ceux du Sud parfois.

Bref, le tableau de la lutte mondiale contre le sida et les épidémies est loin d'être idyllique. Les Etats, les organisations multilatérales (OMS, Banque mondiale, OMC, etc.), les ONG, les grandes entreprises pharmaceutiques, les associations, les chercheurs, tous ont des intérêts et des vues contradictoires. Même lorsque des accords sont trouvés lors des nombreuses conférences qui se déroulent pour faire face à ce qui est l'une des grandes catastrophes de notre temps (le sida), les débats, les heurts et les retraits se multiplient.

Un concept utile ?

L'idée d'une gouvernance globale a émergé comme l'un des principes associés à l'accroissement des échanges, à l'interdépendance des Etats et à l'émergence de problèmes mondiaux dans les trente dernières années. Désignant, pour ses promoteurs économistes ou technocrates internationaux, « les processus de négociations permanentes entre des acteurs très hétérogènes engagés dans la conduite des affaires internationales (17)», elle recouvre alors la définition des orientations, des ressources allouées et des moyens mis en oeuvre. La recherche occidentale contemporaine est extrêmement critique face à cette vision gestionnaire. P. Moreau Defarges par exemple l'affirme nettement : « La gouvernance évoque un tour de prestidigitation : elle escamote le pouvoir, tout en ne disant jamais qu'il n'existe plus. La gouvernance doit opérer comme une baguette magique, touchant toute l'humanité et la rendant d'un seul coup rationnelle, raisonnable et honnête (18). » Or, évidemment, les intérêts antagoniques demeurent, comme demeure la possibilité que les Etats décident en dernier ressort d'user unilatéralement, sans coopération ni concertation, de la force. Mais il n'est pas réellement possible, dans le monde contemporain, pour un gouvernement d'une nation démocratique par exemple, de se comporter comme les nations européennes le faisaient voici un siècle, lorsque les différends se réglaient par la guerre.

La force des sociétés est aujourd'hui une donnée essentielle de l'action internationale. C'est pour cette raison que le concept de gouvernance peut être utile parce qu'il exprime en premier lieu l'idée démocratique d'une nécessaire régulation des tensions entre acteurs devenus multiples et aux intérêts divergents. Ceci, après tout, n'est pas une grande innovation dans le champ du pouvoir politique. Mais la volonté de gouvernance globale s'appuie sur quelque chose de réellement nouveau, la volonté des citoyens de chaque pays de voir leur propre société, comme les grandes affaires communes, gérées démocratiquement. Les citoyens des démocraties occidentales aspirent pour la planète à une « gouvernance » régie par le dialogue, la négociation et le compromis.

NOTES

1

J. Laroche (dir.), Mondialisation et gouvernance mondiale, Iris/Puf, 2003.

2

P. Moreau Defarges, L'Ordre mondial, 3e éd.Armand Colin, 2003.

3

C. Chavagneux, « Le grand bazar de la gouvernance », thème « La mondialisation »,Alternatives économiques, hors série, n° 59, 1er trimestre 2004.

4

G. Andréani, « Gouvernance globale : origine d'une idée », Politique étrangère, n° 3, 2001, Ifri/Dunod.

5

R. Bénichi, Histoire de la mondialisation, Vuibert, 2003.

6

S. Berger, Notre première mondialisation. Leçons d'un échec oublié, Seuil, 2003 ; voir aussi l'entretien qu'elle a accordé à Sciences Humaines, numéro spécial, « Comprendre le monde », mars 2003.

7

G. Andréani, op. cit.

8

J.N. Rosenau et E.-O. Czempiel, Governance without Government: Order and change in world politics, Cambridge University Press, 1992 ; D. Held, Democracy and the Global Order: From the modern state to cosmopolitan governance, Stanford University Press, 1995 ; J.N. Rosenau, Along the Domestic-Foreign Frontier: Exploring governance in a turbulent world, Cambridge University Press, 1997.

9

P. Moreau Defarges, La Gouvernance, Puf, coll. « Que sais-je ? », 2003.

10

M.-C. Smouts, « Du bon usage de la gouvernance en relations internationales »,Revue internationale des sciences sociales, n° 155, mars 1998.

11

M. Dixneuf, « La santé, enjeu de gouvernance mondiale ? », Les études du Céri, décembre 2003.

12

N. Guilhot, « Banque mondiale réclame "bonne gouvernance" », thème « Le nouveau capitalisme », Manière de voir, n° 72, décembre 2003-janvier 2004.

13

Ibid.

14

M. Dixneuf, op. cit.

15

J.-B. Auby, La Globalisation, le droit et l'État, Montchrestien, 2003.

16

M. Dixneuf, op. cit.

17

P. Moreau Defarges, op. cit.

18

Ibid.

Gouvernance mondiale : deux courants de réflexion

Il existe deux courants d'interrogation majeurs. Le premier, représenté en science politique et en économie politique internationale, lie la nécessité d'une gouvernance - principalement économique - à la perte de souveraineté des Etats, désormais incapables de maîtriser les flux de la mondialisation (culturels, d'informations, politiques, économiques). Les Etats ne détiennent plus le monopole de l'action publique et doivent composer avec de multiples autres acteurs. Les économistes qui s'inscrivent dans cette posture étudient prioritairement les délocalisations, les flux financiers, la transformation de la régulation du travail, etc. Certains politologues ajoutent les questions liées à l'immigration, la criminalité, la circulation des idées religieuses, la propagation des maladies ou l'environnement. Plus récemment, la sociologie s'est mise de la partie et tente de penser la société globale en examinant les flux touristiques, la consommation, les mouvements de protestation, etc. Dans cette optique, les interrogations se résument pour tous les ordres de la réalité mondiale à l'analyse des formes d'autorité et de pouvoir, transformées par les conséquences de l'interdépendance des sociétés. La question centrale est alors de savoir si le principe d'organisation du système international, fondé sur l'Etat-nation, sa souveraineté, sa capacité à faire la guerre, à décider des droits de douane, à limiter ou augmenter les flux humains et informationnels, est toujours en vigueur. La réponse est d'ailleurs souvent non, ce qui entraîne à se placer sur le terrain prescriptif, pour que soit établie une forme démocratique de « gouvernance mondiale ». En effet, si l'on estime que la mondialisation a rendu les frontières étatiques poreuses et les Etats incapables de réguler les flux transnationaux, c'est souvent pour le déplorer et en craindre les conséquences. Les multinationales, les ONG ou les Eglises ne sont en effet pas contrôlées démocratiquement comme le sont (ou devraient l'être) les Etats.

L'État est-il aux commandes ?

Cette idée selon laquelle le pouvoir des Etats subit, à cause de la mondialisation, une érosion irréversible face aux nouveaux acteurs du marché (multinationales, financiers, etc.) ou de la société civile (ONG, syndicats et protestations) n'est cependant pas partagée par tous. Pour de nombreux analystes - moins visibles dans les sciences sociales françaises mais bien présents au plan académique international -, l'ordre mondial reste structuré fondamentalement par les Etats et leur système international. Cela signifie que les organismes multilatéraux comme le G8, l'OMC, le Conseil de sécurité, l'Unesco, le FMI, etc., qu'ils soient économiques ou politiques, n'ont que le pouvoir que leur confèrent les Etats. Les délégations de souveraineté qui ont été concédées récemment le furent toutes volontairement. Elles ont correspondu pour une part à la révolution idéologique et à la dérégulation reagano-thatchérienne des années 90 et ne sont pas irréversibles.

Une question de perspective

En fait, l'hypothèse du déclin ou au contraire le maintien de la capacité de régulation et d'orientation de l'Etat dépend fortement du champ d'étude et du point de vue. Les spécialistes des multinationales ou de l'immigration se focalisent par nature sur la porosité des frontières ou le pouvoir de décision des acteurs non étatiques. Au contraire, les spécialistes des politiques publiques ou du droit international notent que la mondialisation n'a pas - bien au contraire depuis le 11 septembre 2001 - empêché le retour en force de l'action des gouvernements aussi bien en matière sécuritaire que sociale ou économique dans les dernières années.

Jean-Claude Ruano-Borbalan

Vous avez dit « cosmopolitique » ?

L'idée centrale, que l'on rencontre aujourd'hui soit comme affirmation péremptoire, soit comme tentative d'explication, est que l'on ne peut absolument plus penser la régulation internationale comme avant, parce que le nombre d'acteurs s'est multiplié, sans que l'Etat-nation puisse raisonnablement intervenir.

Cette conception discutable fait cependant l'objet d'affirmations très nettes. Le juriste André-Jean Arnaud reprend par exemple l'idée que la porosité désormais générale des frontières nationales porterait un coup très sérieux, voire mortel, à la capacité de régulation étatique, dans tous les domaines (1). Les gouvernements sont, dit-il, désorientés parce qu'aucune des institutions de production juridique ou d'application de la loi n'est plus en fonctionnement. Ceci parce que, affirme-t-il, la globalisation des échanges se moque effrontément du contrôle des Etats. Les modèles de production changent « à la barbe des gouvernants », et le capitalisme débridé des contrôles de la société peut présenter comme inexorable la nécessité de modifier la régulation du travail par exemple.

A.-J. Arnaud va au bout de sa démonstration en estimant que les juristes ou les politologues dans leur majorité sont débordés. Ils ne se sont pas rendu compte que« le monde leur échappait, les fondements de leur science ne leur permettant aucune transgression ». Et c'est bien de cela qu'il s'agit avec la globalisation des échanges « d'une transgression permanente, sauvage et brutale, de tous les espaces, non seulement économiques, financiers, mais aussi politiques, culturels et juridiques ». Il ajoute : « Ce qu'on évoque ici n'est rien de moins que le remplacement d'un type de société par un autre, d'une philosophie par une autre, d'une épistémologie par un autre. »

La perspective nationale dépassée ?

Ce propos radical rejoint les réflexions récentes du désormais célèbre sociologue allemand Ulrich Beck (2), pour qui « l'ancien jeu » interétatique (sorte de jeu de dames entre les entités souveraines à ses dires) est dépassé par l'existence de flux et acteurs transnationaux. Pour U. Beck, la science sociale « nationale » ne permet plus l'analyse des transformations économiques, politiques et sociales en cours. Pour changer le monde de la politique, il faut changer de regard sur le monde, ajoute U. Beck. Le « cosmopolitisme » - dont la figure remonte aux réflexions du philosophe Emmanuel Kant et de sa vision coopérative des Etats pour une paix perpétuelle (3) -, est pour le sociologue allemand la seule voie de compréhension, de transformation et d'organisation de la politique mondiale.

Les fondements du politique

Le courant de philosociologie politique - très présent en Allemagne - dans lequel s'inscrit U. Beck, après Jurgen Habermas, s'interroge en fait sur les fondements du politique et de la conflictualité internationale : quels sont les fondements du vivre ensemble ? Faut-il nécessairement - comme l'a établi le processus de la modernité européenne - un Etat coercitif, national et policier à l'intérieur, souverain et belliqueux à l'extérieur ? Dès lors, deux questions se posent, dit dans un ouvrage récent le philosophe Etienne Tassin (4).

La première est : qu'est-ce qu'agir avec d'autres ? La seconde est de savoir si l'instauration d'un « monde commun » définit l'horizon obligatoire de l'action politique. Comme U. Beck, mais en référence à l'oeuvre d'Hannah Arendt dont il est un spécialiste, E. Tassin pense que la réponse aux deux questions suppose une« cosmopolitique », c'est-à-dire une communauté de citoyens agissant ensemble, et non simplement l'agrégation d'individus partageant des biens supposés communs.

Les critiques « étatistes » ont beau jeu de souligner combien cette conception « kantienne » d'une gouvernance et citoyenneté mondiale, fondée sur la délibération citoyenne et la coopération entre institutions et Etats, est éloignée de la réalité des institutions internationales et de la pratique de l'« impérium » militaire actuel. Ils sont également fondés à montrer les limites de la globalisation et des interdépendances entre sociétés.

Pour autant, si l'on suit U. Beck, la volonté cosmopolitique est fondée sur autre chose que les formes politiques actuelles. On peut faire l'analogie avec la période des Lumières, durant laquelle le concept de cosmopolitique fut forgé. A ce moment, la philosophie politique devint le cadre théorique d'épanouissement de l'individu démocratique, débarrassé des pesanteurs (castes et formes du pouvoir) des sociétés aristocratiques. La cosmopolitique, comme cadre théorique de pensée pour mouvements de transformation sociale et politique, ne serait-elle pas la philosophie politique du monde à venir désormais pacifié et commun ?

Si le citoyen démocratique peut le penser, l'historien qui s'interroge sur la question et se tourne vers le passé n'y voit que des empires, des larmes et de la fureur, et doute. Il est vrai que pour ce dernier, il est déjà si difficile de se prononcer sur le passé qu'il n'a guère à dire sur l'avenir.

NOTES

1

Selon les auteurs et les disciplines scientifiques, la réflexion sur la gouvernance mondiale est orientée différemment.

Selon de nombreux analystes, la mondialisation économique bouscule les rapports de force entre États. Il faudrait désormais penser l'avènement d'une citoyenneté mondiale.

A.-J. Arnaud, Critique de la raison juridique, t. II, Gouvernants sans frontières. Entre mondialisation et postmondialisation, LGDJ/MSH, 2003.

2

U. Beck, Pouvoir et contre-pouvoir à l'ère de la mondialisation, Aubier, 2003.

3

A. Pagden, « La genèse de la "gouvernance" et de l'ordre mondial "cosmopolitique" selon les Lumières », Revue internationale des sciences sociales, n° 155, Unesco/Érès, mars 1998.

4

Jean-Claude Ruano-Borbalan

É. Tassin, Un monde commun. Pour une cosmo-politique des conflits, Seuil, 2003.