Récit détaillé du capitaine Heissat

Par le Capitaine Jean-Marie HEISSAT Commandant le 3e Escadron du 3e RCA,

Officier des Pelotons d’élèves gradés du sous-secteur de Piémont-Rivet-l'Arba-Rovigo.

Une opération de fantassins…

Simple opération de routine montée au niveau du 3ème bataillon du 117ème R. I., l’affaire de Djema El Karmoud a tourné au drame dès la mise en place des compagnies implantées dans ce secteur de montagne. Depuis l’exploit du colonel Bigeard à Agounenda en Mai 1957, (107 moudjahidines tués à l’issue de violents combats), les régiments parachutistes se succèdent dans notre secteur mais ils n’ont pas trouvé grand-chose à se mettre sous la dent. Le commandant Henri Giese, rapatriable, vient de passer la main à son successeur arrivé tout droit de la métropole. Dans cette opération, le nouveau chef du 3ème bataillon n’a d’autre ambition que de prendre en chasse les groupes de moussebilines, (locaux irréguliers) qui vivent sur le dos de leurs cousins, les villageois du djebel. Son projet, très classique, vise à passer au peigne fin le massif boisé d’El Karmoud, à l’issue d’une marche convergente de ses compagnies.

Deux unités étrangères au 3ème bataillon apporteront leur aide en venant verrouiller deux points de passages-clés placés en limite de la zone où se déroulera l’opération: la compagnie du Sakamody, (2-117ème R.I.), tiendra l’oued Kèbir et son confluent avec l’oued Zermane. Un détachement du 3ème Régiment de Chasseurs d’Afrique, placé sous mes ordres, contrôlera la longue ligne de crête qui sépare l’oued Anseur de l’oued Zermane en s’installant aux environs du point côté 739. Pas sorcier. Une mission sans grand intérêt.

Une bonne balade Le colonel Boquet vient de succéder à Antoine Argoud qui fait sa tournée d’adieu. Il a bien saisi le rôle mineur dont j’ai hérité. Il me retient par la manche à la sortie de la réunion et il me demande de profiter de cette partie de campagne pour familiariser deux jeunes sous-lieutenants du contingent, fraichement débarqués, avec le djebel et les "ficelles" de la guérilla.

Il s’agit du sous-lieutenant Soisson, (futur ministre), volontaire pour prendre le commandement d’une harka en formation et de La Bouillerie qui remplacera le lieutenant Lanciaux à la tête de la harka venue de Palestro. (Lanciaux vient d’être tué au combat). Ces deux jeunes officiers, en choisissant ce type de responsabilité difficile et dangereuse, ne manquent pas de cran. Dans les mois qui suivent, ils deviendront des combattants accomplis. Volontiers blagueur, le colonel Boquet termine notre entretien par un joyeux encouragement : « Bonne ballade, Jean-Marie ! » Le père Boquet me laissant toute liberté pour constituer mon détachement, je prends la décision de laisser au repos mes pelotons chevronnés, (Margueron et Teisserenc), et d’engager les deux pelotons d’élèves-gradés du secteur. Ceux-ci apprendront ainsi les astuces d’une mise en place discrète et se familiariseront avec les difficultés d’une longue marche de nuit sur une piste acrobatique. Dès 3 heures du matin, départ de Rovigo, direction le Sakamody (5 G.M.C., 2 E.B.R.) A la hauteur de l’oued Fountass, le convoi ralentit sans jamais s’arrêter et tout ce beau monde gicle et se ramasse plus ou moins en voltige. Ainsi, l’adversaire ne peut savoir quel est l’objet de ce transport nocturne. Elémentaire, mon cher Watson ! La traversée de l’oued, avec de l’eau jusqu’au nombril, est peu agréable. La piste étroite est accrochée au flanc d’une falaise verticale, à 50 mètres au-dessus de l’oued. Par nuit noire, c’est plutôt impressionnant pour des débutants. Nous arrivons, sans problème, au tunnel de la plâtrière, lieu chargé de souvenirs pour les anciens. Là, commence l’ascension d’une sorte d’échelle de Jacob : une méchante piste qui mène du point côté 263 à la ligne de niveau des 700 mètres d’altitude. Je ne vous fais pas de croquis, çà grimpe sec. ! Deux éclaireurs devant moi et, derrière, on grogne, on souffle, on jure. Le regroupement se fait au sommet et la sécurité est assurée par deux voltigeurs envoyés à une centaine de mètres plus avant. Le ciel a pris une belle couleur ventre de brochet. C’est plutôt chouette mais personne ne paraît sensible à cette merveille de la nature. Je rejoins mes deux voltigeurs de pointe pour choisir le dispositif qui va verrouiller la ligne de faîte sur une sorte de bosse de chameau. Avec les pins maritimes de ce lieu tranquille et quasi vacancier, nous allons passer une journée de farniente sans aucun intérêt. En vérité, nous allons "coincer une bonne bulle", comme disent les militaires ! Seule la mise en place de nuit présentait quelques risques auxquels les anciens sont tout à fait habitués. Une bonne balade, somme toute, comme l’a dit le colonel Boquet. C’est exactement ce que je suis en train d’expliquer à mes jeunes sous-lieutenants quand nous sommes surpris, alertés et intrigués par des rafales d’armes automatiques quelque part vers le sud. Tiens, les amis du 117ème ont déjà accroché les rebelles ?

La bonne ballade est terminée

Les rafales s’intensifient et ne cessent plus. Pas normal ! Allons mes garçons il faut marcher au canon ! Deux voltigeurs devant et on court, on court, on court, les poumons au ras des dents. Un très beau 2000 mètres au grand galop. Derrière, la colonne s’étire beaucoup trop. Qu’importe, l’essentiel c’est d’arriver au plus vite sur les lieux de l’accrochage.

Et tout à coup, je découvre l’incroyable. A 200 mètres en contrebas, sur une sorte d’ensellement, le terrain fourmille de fells en kaki. Jamais vu cela ! Le tir a cessé et les rebelles dansent et manifestent une grande joie. C’est dingue ! Je crois rêver. Ils sont là, entre 150 à 200 gus, complètement déchainés... Et, surtout, ils ne nous ont pas vus arriver, ce qui est rarissime. Mes hommes commencent à me rejoindre. - Ferran, vos F. M. et vos lance-grenades en batterie ! Où est mon radio ? Ce dernier arrive enfin et me tend le micro. Le commandant de l’opération m’appelle et il me met au courant des événements : Sa 12ème compagnie, tombée sur du gros, a subi des pertes et elle craint d’être submergée etc… etc… Intarissable cet homme que je ne connais pas encore. Enfin il me laisse parler. -J’ai les fells à mes pieds. Plus d’une centaine. J’ouvre le feu. - Jean-Marie, je vous l’interdis. C’est ma 12ème compagnie que vous voyez. Prenez contact avec elle! Son indicatif est : "Noir" Ce type est incroyable. Je sais distinguer les unités fells des nôtres. Mais, comme je suis très sot (et je suis poli), j’obéis. - Noir de Jean-Marie, répondez. Silence… Je recommence une dizaine de fois sans succès - P. C. de Jean-Marie, votre "Noir" ne répond pas. Je suis sûr qu’il s’agit des fells et j’ai 4 F.M. prêts à tirer. - Jean-Marie je vous l’interdis !

Cet ordre me rend furieux. Pas toujours respectueux de la discipline formelle, (ma fin de carrière en témoigne), je me demande, aujourd’hui encore, pourquoi je n’ai pas pris l’initiative d’ouvrir le feu sans me soucier de cette interdiction. Le P. C. est installé dans le poste de Taoudjert, à 2 kilomètres, d’où il ne voit rien alors que je suis au contact de l’adversaire. Jamais connu une situation aussi favorable. Si je fais ouvrir le feu dans cette foule compacte en délire, bonjour les dégâts ! Hélas, la surprise ne résiste pas au temps. Nos adversaires ont fini par nous voir et, comme un vol de palombes, ils gerbent en deux essaims. Le paquet le plus important file sur l’éperon de Djema El Karmoud. Une grappe de 60 à 80 gus part en sens inverse et dévale la pente Est vers l’oued Zermane. Ces derniers n’ont décidément pas de pot. Pas très futés, ils vont se jeter droit dans les bras de la compagnie Ravanello installée au point côté 434. Pas d’hésitation ! Mon détachement vient occuper l’ensellement où se tenaient les fells. En fait, El Karmoud, (930), forme une sorte de bastion séparé de la ligne de faîte principale par une passerelle naturelle. En occupant cet étranglement, j‘interdis la route de fuite par l’Est à la grosse centaine de fells regroupés sur le piton boisé de Djema El Karmoud .Dans la foulée, je prends une initiative que je vais regretter. J’envoie le peloton Ferran pousser aux fesses ceux qui descendent "schuss" sur la compagnie Ravanello. Ces dispositions permettront de fixer l’adversaire et le commandant de l’opération pourra demander les renforts nécessaires. A mes yeux, en raison de l’importance du détachement fell qui est en face de nous, le passage du relais à la 10ème Division parachutiste se justifierait largement. Ma mission est quasiment terminée. Très "décontract", je reprends contact avec le chef de l’opération pour connaître ses intentions. Cette reprise de contact ne m’incite pas à la bonne humeur. J’apprends, trop tard, une modification du dispositif dont je n’ai pas été tenu au courant. La compagnie Ravanello a reçu l’ordre de quitter sa position en 434 pour se porter à un kilomètre plus au sud-ouest, afin de recueillir la compagnie malmenée par les fells. Par conséquence, la mission donnée au peloton Ferran est inutile. Je donne à ce peloton l’ordre de stopper et de revenir vers moi. Mystère des ondes, le contact radio est

impossible. Ferran est passé aux abonnés absents. Comme Grouchy à Waterloo… Comparaison historique un rien vaniteuse, j’en conviens. Pour améliorer mes humeurs, nos adversaires de Djema El Karmoud commencent à nous arroser. Ces coquins me font passer de l’observation debout, position très Officier de cavalerie en campagne, à une position moins noble, celle du tireur couché ! Décidément, aujourd’hui, les fells se montrent très désagréables. Heureusement, un bloc de rocher offre un abri acceptable à mon poste radio et aux deux « petits gars », (comme disait Bigeard), qui constituent mon P. C Par chance, ces messieurs d’en face, ne paraissent pas très riches en munitions car, s’ils se montrent précis dans leurs tirs, ils sont également parcimonieux. A ma demande, le peloton Bigot, qui leur fait face, allume les lisières du feu de ses 3 F.M. Notre réplique calme les ardeurs guerrières de nos adversaires. Dans ce type d’ambiance, le patron écoute avec avidité les échanges radio et il n’aime pas être dérangé inutilement. Périodiquement, j’appelle Ferran qui ne peut être très éloigné. Sans succès. Et voilà mon radio-exploitant qui me tire plusieurs fois par la manche. Agacé, je lui demande "ce qu’il veut à la fin" ! Sa réponse me laisse abasourdi et un rien ridicule. - Voilà un gars du 117ème. ! Je me retourne et je découvre un grand escogriffe coiffé du casque léger, coiffure à la mode chez nos amis du 117ème. Il pleure à chaudes larmes et il ne peut pas parler. - D’où viens-tu ? Il me montre un fourré situé sur la pente ouest, à 15 mètres de nous. - Où sont tes copains, ta compagnie ? - Un geste d’ignorance. Tout soudain sa machine se débloque et il devient intarissable. Il s’appelle Thévenot. Oui, il appartient à la section de tête de la 12ème compagnie. Oui, c’est exactement là, qu’au lever du jour, en arrivant au sommet de la côte, ils ont été surpris par l’ouverture du feu, puis par la charge des adversaires. Oui, il s’est jeté dans un gros buisson d’épineux et il a fait le mort. Oui, il a entendu les fells achever ses camarades. Terrorisé, il n’osait plus bouger. Oui, quand nous sommes arrivés, il nous a d’abord pris pour d’autres fells et il a préféré attendre d’être sûr de notre identité. Je n’ai plus d’autres informations à espérer. Je lui offre une cigarette et je l’invite à aller s’asseoir prés de ses camarades. Je rends compte de notre conversation au P. C. opérationnel, lequel m’annonce l’arrivée de l’aviation. Je fais donc déployer nos panneaux d’identification, la pointe dirigée vers Djema El Karmoud. Les T.6 déboulent, venant de l’Est. Un premier passage pour repérer, avec l’aide du Morane d’observation, les positions respectives puis ils plongent sur le piton boisé tenu par nos adversaires. Les T.6 ouvrent le feu avec des rockets puis à la mitrailleuse. Dans le mille ! A chaque passage, nous pouvons voir éclater les branches de pins atteintes par les projectiles. Le spectacle est assez fascinant quand on est du bon côté du canon. Nos jeunes soldats sont, tout de même, impressionnés par le vacarme de l’intervention aérienne. En effet, les 4 zincs rasent les pins, juste au-dessus de nos têtes avant d’amorcer leurs ressources. A l’évidence, nos petits camarades de l’armée de l’air se régalent. Ils ne cesseront leur rodéo qu’après avoir épuisé toutes leurs munitions.

A peine les avions partis, nos petits amis d’en face nous allument de nouveau. C’est leur manière de nous prévenir, qu’ils sont toujours vivants, prêts à nous recevoir. En fait, ils nous dominent d’une vingtaine de mètres .Bien pris le message, mes amis !

De mal en pis

Soudain, les événements s’accélèrent. Pas le temps de s’ennuyer au cours de ce genre de journée. Première et excellente nouvelle, Lucien Ferran reprend contact radio. Il a entendu mes messages et il nous rejoint, avec son peloton. Grand soulagement, je ne vous le cache pas…

J’ai à peine le temps de tirer une bouffée de cigarette avant que le radio me passe l’appareil. C’est Henri, le capitaine-adjoint du chef de l’opération. Cet ancien enfant de troupe est un vieux soldat. Il m’apprend que la 11ème compagnie a reçu mission d’enlever le piton 930 en partant du point côté 348, dans l’oued Anseur - Le commandant te demande, Jean-Marie, de "rafaler" les fells pendant la progression de la 11ème compagnie. J’espérais la prise en main totale de cette affaire par nos amis du 10ème D.P. Eux seuls possèdent les ressources humaines et matérielles (transport hélico.), surtout, le savoir-faire pour casser les reins des katibas. Les troupes de secteur ne sont pas sélectionnées et préparées à d’aussi rudes confrontations. Un coup d’œil sur la carte me permet de trouver le point côté 348, tout près d’El Anseur. Hé-bien, je leur souhaite bien du plaisir. Ces malheureux garçons vont se taper 500 mètres de dénivelé avant de commencer leur attaque. Inutile d’avoir fait l’école de guerre pour comprendre l’inutilité de cette entreprise. Et tout se passe comme on pouvait le craindre .A mi pente, nos amis sont tirés comme des lapins. Ils perdent deux hommes et un officier, blessés .Ils redescendent au point de départ. Dans les minutes qui suivent, nous sommes surpris par un bruit de moteur assourdissant.Que se passe-t-il

La mort de Jaic Domergue.

La réponse arrive rapidement. Quelle surprise ! Un Sikorsky apparaît juste au-dessus de la crête tenue par nos adversaires. Il descend entre eux et nous pour aller se poser quelque part à notre gauche, dans les pins. Ils sont drôlement gonflés, les aviateurs !

Les fells ouvrent le feu au F. M. et nous voyons le Sikorski réapparaître et osciller à cinquante mètres au-dessus de nos têtes. Rien compris. Nous ne savons rien de cette arrivée soudaine d’un Sikorsky sur notre ligne de crête. Le commandement n’a pas pris la précaution de prévenir les unités au contact de cette tentative de récupération des blessés par hélico. J’apprendrai, quelques heures plus tard, qu’au cours de cette opération, l’infirmière de l’air, Jaïc Domergue, a été tuée. Jaïc Domergue n’est pas n’importe qui ! Elle fait partie de ces héroïques I.N.S.A. qui se sont illustrées en Indochine, puis en Algérie. De plus, elle est championne nationale de saut en parachute. Pour nous, spectateurs stupéfaits et consternés, c’est miracle que l’hélicoptère n’ait pas été détruit.

Une courte période de calme suit ce drame et me donne le temps de discuter avec les jeunes sous-lieutenants, Soisson et de la Bouillerie. Ensemble, nous formulons quelques hypothèses concernant cette intervention courageuse et, finalement, dramatique de nos camarades aviateurs.

Prendre le piton de Djema Karmoud ?

Le radio m’appelle et me passe le combiné. Le capitaine Henri me pose une question inattendue : - Jean-Marie, tu es le seul à tenir une position au contact direct des fells. Le commandant envisage de te demander de les bouter hors de leur piton. Est-ce possible ? Le gars Henri sent ma surprise et il ajoute : - Si nous n’occupons pas Djema El Karmoud, les aviateurs refuseront d’évacuer nos blessés par hélico. A toi de décider. A l'évidence, pour tenter ce genre d'affaire sans avoir la supériorité numérique et sans bénéficier de la surprise, il faut, auparavant, briser les reins de l’adversaire. Ce résultat, on le sait, on l'obtient avec le napalm ou l’artillerie. C'est l'objet des exigences de Jean- Marie. Réponse négative. Pas de napalm disponible, pas d’héliportage de canons sans recul sur ma position. Les aviateurs sont échaudés par le drame de Jaïc Domergue. J’insiste, car en venant du sud, les hélicos peuvent arriver à contre pente sans risque. Refus définitif. Les lieutenants Soisson et de La Bouillerie, accroupis près du poste radio, devinent le contenu de la discussion. Finalement, Henri propose une nouvelle intervention aérienne beaucoup plus importante et plus longue que la précédente. J'aurais préféré deux canons sans recul… enfin; bon ! - Henri, je vais essayer. Mais je veux démarrer sous la queue des T.6. C’est toi qui me donneras le top au dernier passage ! O. K. ? Il est d’accord. Alors, il est temps de donner les ordres : - Ferran vous récupérez les F.M. et les lance-grenades de Bigot. Vous m’arroserez la lisière jusqu’au moment où nous l’aborderons. Par contre vous donnez 12 de vos voltigeurs et toutes vos grenades à Bigot. - Bigot, vous utiliserez la partie droite de la lame de couteau formée par les rochers. Je pars avec vous. - Soisson, vous suivez, dans la foulée, derrière le peloton Bigot, avec vos 15 harkis. Pendant que les chefs de section donnent leurs ordres, j’allume machinalement une cigarette. Elle est censée calmer l’appréhension qui précède toujours ce type d’action. Encore un long coup d’œil sur le terrain. En fait, seuls les 50 premiers mètres sont battus par les armes de nos amis d’en face. Ensuite un angle mort nous protégera. Bien sûr, il faudra bousculer les survivants avant qu’ils relèvent la tête. Si l’aviation fait son boulot, notre affaire est risquée mais jouable. Les T.6 arrivent enfin. Vacarme des moteurs, explosions des rockets, les bruits sont assourdissants. Les projectiles paraissent bien ciblés et les rockets explosent sur les branches de pins. Sous les arbres, bonjour les dégâts ! Pour nous, c’est excellent. Autour de moi, j’observe des visages tendus. Nos jeunes soldats ont l’estomac noué. C’est bien normal. Enfin, la voix d’Henri nous délivre d’une attente un peu longue. - Jean-Marie c’est le dernier passage. ! A toi de jouer !

Je me tourne vers Bigot et je hurle l’habituel « en avant ! ». A ma grande surprise, je vois les hommes de son groupe de tête qui démarrent en trombe avant même que je les aie rejoints. Ils sont entraînés vers l’objectif par un sergent de grande classe. A l’époque j’avais pourtant de bonnes jambes mais je n’arriverai pas à les rattraper. Ils seront les premiers à arriver sur la lisière de bois. Parmi eux, figure l’un des anciens de l’Amicale du 3ème R.C.A., Jean Chardon, qui m’a demandé d’écrire ce récit.

Ferran, vieux routier, a su arroser abondamment la lisière pendant toute notre progression et il cesse le feu dès qu’il voit nos hommes arriver sur la crête. A mon heureuse surprise, les fells survivants ont décroché dès le déclenchement de l’attaque. Sans perdre une seconde, j’établis un dispositif en hérisson dans la pinède d’El Karmoud. En effet, le soleil, indifférent aux folies des hommes, se couche au moment même où j’annonce à Henri : « Objectif atteint ! ». Il paraît soulagé. Nous le sommes également. Quelques mots de félicitations au groupe de tête qui a donné du rythme à notre action et je m’assois sur un rocher. La cigarette, ô combien méritée cette fois, est allumée quand j’entends à quelques mètres derrière moi une voix qui m’interpelle : - Mon capitaine ! Je me retourne pour me retrouver devant un grand type étendu sur le sol. Un fell. Ce malheureux a reçu une rocket en plein visage. Ce n’est pas beau à voir. Le crâne ouvert laisse apparaître le cerveau et les éclats ont pulvérisé le visage. Et, pourtant, il survit et il parle. Comme il le souhaite, je lui donne sa dernière cigarette. Il ne la finira pas. Curieux, n’est-ce-pas, cette complicité qui s’établit souvent entre adversaires, à la fin d’un combat ? Peu de temps après, je suis rejoint sur le piton d’El Karmoud par la compagnie Ravanello. Mon camarade du 3/117ème prend à sa charge le dispositif de récupération de l’hélico qui viendra embarquer les blessés. Trois lampes de poche disposées sur les rochers balisent l’emplacement choisi. Vers 9 heures du soir, le Sikorsky se pose de manière acrobatique sur la fameuse lame de couteau et embarque les blessés. Chapeau, Messieurs les aviateurs ! Comme toujours, la nuit sur le piton sera froide et les estomacs resteront vides. Je me promets, au retour, de le rappeler au colonel Boquet qui m’avait souhaité une bonne balade. Ce ne fut pas, à proprement parler, une balade et elle ne fut pas bonne.

Le lendemain, tandis que mes camarades du 117ème fouillent les lieux de l’accrochage en vue d’établir le montant des pertes adverses, Jean-Marie reçoit la mission de rechercher et suivre les traces de nos petits camarades fells. Celles-ci descendent "schuss", hors-piste, la pente abrupte et boisée. Nous retrouvons trois moudjahidines blessés, qui ont été achevés par leurs camarades d’une balle dans la nuque. Vraisemblablement, à la demande des blessés eux-mêmes. La promesse du paradis d’Allah conduit nos adversaires à renoncer facilement à la vie. Les hommes de la katiba ont, probablement, crapahuté toute la nuit pour rejoindre leur zone-refuge préférée, celle de l’oued Boulbane, En effet, les traces nous conduisent au col de Tazarine, terrain que nous connaissons trop bien. Nous y retrouvons les E.B.R. du chef Lambert et les G.M.C… Mission terminée !

Le bilan de cette affaire s’établira finalement à une quarantaine de tués chez nos adversaires contre 7 tués et 19 blessés au 3ème bataillon du 117ème R. I. C’est cher payé ! Mais le fait dominant de cette journée du 29 Novembre 1957, c’est, incontestablement, la mort de Jaïc Domergue, l’une de nos plus héroïques infirmières de l’air. A cette époque, ce drame a fait la "Une" de tous les journaux et hebdomadaires.

Et, pour conclure, quelques réflexions suscitées par cette difficile journée du 29 novembre 1957. 1) Le lecteur peut, à cette occasion, mesurer la part du hasard dans le déroulement d’une opération militaire. Rien ne se passe jamais comme on l’a prévu et souhaité. (La fameuse contingence, chère à de Gaule.) 2) Le chef de bataillon, fraîchement arrivé de métropole, n’a pas encore eu le temps de comprendre la différence à établir entre les irréguliers, (moussebilines), et les katibas. Les premiers sédentaires, peu organisés, pauvrement armés, sont à la mesure des unités du quadrillage. Les seconds, objets d’une sévère sélection, très bien encadrés, puissamment armés, ont progressivement élevé leurs capacités opérationnelles à la hauteur de nos troupes de choc.

Dès les premières heures du combat, il était clair que nous avions affaire à deux katibas. La décision s’imposait d’elle-même : les troupes de secteur devaient s’appliquer à fixer les adversaires sur le terrain et passer la main à la 10 ème division parachutiste qui se serait fait un plaisir de les briser. Cela, le nouveau chef de bataillon ne l'a pas compris. Il s'est obstiné dans sa décision de régler cette affaire avec ses seuls moyens. Ce fut une erreur. 3) Pour ce qui concerne le drame de Jaïc Domergue, j’oserais dire qu’il est le fruit amer de l’audace et de la générosité. Il est aussi la conséquence d’une liaison humaine et technique très insuffisante entre l’armée de terre et l’aviation. Ce problème est-il résolu aujourd’hui ? Pas sûr ! 4) Ce récit, je l'espère, montrera aux lecteurs que nos jeunes soldats du contingent étaient tout à fait capables de surmonter une peur bien naturelle et d'accepter de prendre le maximum de risques pour sauver leurs camarades. Dans une époque où les médias prennent plaisir à présenter nos hommes et leurs cadres comme d’abominables soudards, ce récit n’a d’autre ambition que d’offrir un éclairage plus conforme à l’histoire telle que nous l’avons vécue.

Retour à 1957

Jean-Marie HEISSAT est décèdé ce jour mardi 20 décembre 2022

Apres une chute chez lui , amené à l’hôpital ,le chirurgien n’a pu le récupérer…

Il devait faire ses 100 ans en avril prochain et était le plus âgé des adhérents de FAB 64.

Ancien capitaine des Spahis, a participé aux trois derniers conflits.

ASPIRANT en 1939/1945 est fait Médaillé Militaire par le Général DE GAULLE .

LIEUTENANT en Indochine en sortant de Coëtquidan.

CAPITAINE en Algérie. Chevalier de la LH.

Participe au putsch en 1961 . Emprisonné, après son jugement quitte l’Armée.

Après l’amnistie retrouvé ses droits.

Il était : Commandeur de la LH, Médaillé Militaire , Croix de guerre 39/45, des TOE,

Croix de la Valeur Militaire. 7 fois cités dont 3 palmes.

Notre grand Ancien était un homme d’HONNEUR. Originaire de Lorraine comme notre Président d’honneur Achille Muller.

CBA Jean Pere président des FAB64