"Aller, aller tous ensemble. Aller au delà du par delà sur la rive de l'éveil"
Maître Dôgen
En sanscrit, le mot pèlerin signifie "celui qui a atteint l'autre rive". Dans nos contrées, le pèlerin, le pérégrin (du latin per agros : à travers champs), au sens premier était l’étranger de passage, et ce n’est que tardivement au moyen-âge que le mot a pris une connotation religieuse.
Vous ne trouvez que vous même au bout du chemin, et peu importe que vous soyez parti simple marcheur, athée, agnostique, ou croyant, vous êtes alors pèlerin : « Tenir, durer et progresser sans s’égarer, sans se trahir, sans renier ce à quoi nous tenons le plus et qui nous constitue, et se diriger vers une fin heureuse et libératrice. C’est bien cela un pèlerinage" (Jean-Louis Bruguès, Chemin faisant, Entretiens spirituels).
Aussi, lorsque vous vous asseyez dans la cathédrale de Santiago, après un long chemin, après tant de petits matins encore obscurs, après tant de rencontres, après tant de climats… vous ne doutez pas, vous êtes chez vous, et l’émotion vous envahit. Il est indifférent, à cet instant, que la légende de Saint Jacques le Majeur soit un artifice.
Qui sait ce que chacun a en vérité au fond de son cœur et de son âme. Certains disent avoir la foi et le répètent ostensiblement pour s’en convaincre. Pour d’autres, savants ou incultes, l'esprit s'ouvre jusqu’aux étoiles, et le rêve est tellement grand qu’ils ne peuvent guère en parler. Ils ne peuvent que comprendre mieux les choses du monde, les autres et eux-mêmes. Parfois en chemin, ils croisent un autre "illuminé", et les mots simples de l’échange sont déjà les codes secrets de l’universel.
Alors, comment en arrive-t-on là ? Laissons la parole à un pèlerin, Charles Henri MASSON :
"Le premier jour, le marcheur du dimanche, apprenti pèlerin, fort de ses certitudes, bien dans sa peau et content de lui, ressemble un peu à un meuble de style ou à un bahut rustique, remarquablement ciré, bien placé et assez bien conservé.
Passé le col de Roncevaux, notre cher meuble perd un peu de sa superbe ; disparu le brillant qui faisait son orgueil, évanoui son bel aspect flatteur, ne reste qu’un meuble quelconque, banal, mais qui fait encore son petit effet.
Quelques jours plus loin, franchi le magnifique pont roman de Puente la Reina, le meuble se disjoint, se démantibule, se disloque; ne restent que quelques planches éparses, du bois à brûler.
Enfin, après des journées et des journées de marche dans la solitude, le silence et la beauté du chemin, à travers l’immense Meseta de Castilla y León, déserte et grandiose, les planches sans importance retournent dans l’humus profond rejoindre les racines dont elles sont issues.
De même, le marcheur débarrassé des frivolités qui encombraient son maigre cerveau, devient enfin humble pèlerin et se révèlent en lui la fragilité, la vanité, la fugacité de son existence; en même temps, marchant des lieues et des lieues, des jours et des jours dans la nature sauvage, sous un soleil roi, sous une pluie chagrine ou dans la douceur parfumée d’une forêt d’eucalyptus, l’homme, fils prodigue de la création redevient frère de l’arbre, ami de l’écureuil, complice des oiseaux s’envolant à la brisure d’une brindille, ombre des étoiles, enfant ébloui de la splendeur des fleurs inconnues qui chantent le long du chemin.
Alors, comme une source pure et fraîche, la prière coule d’elle même, joyeuse, sincère; le brouillard de sa vie se dissipe et il ressent quelque chose de supérieur, d’indicible, comme une relation cosmique avec la Création, avec l’Esprit, et le pèlerin marche avec bonheur sur le chemin qu’il voudrait sans fin."
Quand nous aurons joué nos derniers personnages,
Quand nous aurons posé la cape et le manteau,
Quand nous aurons jeté le masque et le couteau,
Veuillez vous rappeler nos longs pèlerinages.
Charles Péguy
"Notre vrai visage nous attend"
Jacques Lacarrière